L’Actualité de la philosophie et autres essais collection versions françaises T
L’Actualité de la philosophie et autres essais collection versions françaises Theodor W. Adorno L’Actualité de la philosophie et autres essais Traduction et annotation de Pierre Arnoux, Julia Christ, Georges Felten, Anne Le Goff, Florian Nicodème et Matthias Nicodème sous la direction de Jacques-Olivier Bégot Postface de Jacques-Olivier Bégot © Éditions Rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 2008 45, rue d’Ulm – 75230 Paris cedex 05 www.presses.ens.fr ISBN 978-2-7288-3500-3 ISSN 1627-4040 « Die Aktualität der Philosophie », p. 325-344 ; « Die Idee der Naturgeschichte », p. 345-365 ; « Thesen über die Sprache des Philosophen », p. 366-371 Aus Philosophische Frühschriften, in Theodor W. Adorno, Gesammelte Schriften, Band I © Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1973 Note sur l’édition Demeurés inédits du vivant d’Adorno, les trois textes ici réunis ont été publiés pour la première fois en allemand dans le premier volume des Gesammelte Schriften, Philosophische Frühschriften (édition Rolf Tiedemann, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1973, p. 325-371). La pagination de l’édition originale est indiquée en marge. Les notes d’Adorno figurent en bas de page, accompagnées d’éventuelles précisions bibliographiques ajoutées par les traducteurs entre crochets. Les notes des traducteurs sont regroupées à la fin de chaque texte. Cette traduction est le fruit du travail collectif mené par un petit groupe d’élèves philosophes et germanistes de l’École normale supérieure entre 2003 et 2007. Je leur suis reconnaissant de l’intérêt durable qu’ils ont manifesté pour les séances de cet « atelier », et je remercie Lucie Marignac d’avoir accueilli et soutenu avec une attention bienveillante ce projet de publication. J.-O. B. 7 L’actualité de la philosophie 1 Quiconque choisit aujourd’hui de faire du travail philosophique sa profession doit d’emblée renoncer à l’illusion sur laquelle s’ouvraient autrefois les projets philosophiques – l’illusion selon laquelle il serait possible de saisir par la force de la pensée la totalité du réel. Aucune raison justificatrice ne pourrait se retrouver elle-même dans une réalité dont l’ordre et la configuration 2 mettent à bas toute prétention de la raison ; c’est seulement de manière polémique que la réalité s’offre à la connaissance comme réalité totale, alors qu’elle n’accorde que sous forme de traces et de ruines l’espoir d’en venir un jour à être la réalité vraie et juste. La philosophie qui fait aujourd’hui passer la réalité pour vraie et juste, ne sert à rien d’autre qu’à la voiler et à éterniser son état présent. Avant même toute réponse, une telle fonction est déjà contenue dans la question – dans cette question que l’on nomme aujourd’hui la question radicale, et qui pourtant est la moins radicale de toutes : la question de l’être pur et simple, telle qu’elle est formulée expressément par les nouveaux projets ontologiques, et telle qu’elle était aussi, malgré tout ce qui les oppose, au fondement des systèmes idéalistes que l’on croit dépassés. Car cette question présuppose, afin qu’une réponse soit possible, que l’être pur et simple soit adéquat et accessible à la pensée, que l’on puisse s’enquérir de l’idée de l’étant. Mais l’adéquation de la pensée à l’être comme totalité s’est désagrégée, et de ce fait, il est devenu impossible de s’enquérir de l’idée de l’étant, idée qui ne pourrait plus trouver place qu’au-dessus d’une réalité ronde et close, étoile baignant dans une claire transparence, et dont l’éclat, pour toujours peut-être, a pâli pour l’œil humain, depuis que les images de notre vie ne sont plus 325 325 garanties que par l’histoire. L’idée de l’être est devenue impuissante en philosophie ; elle n’est rien de plus qu’un principe formel vide, dont la dignité archaïque sert à habiller des contenus quelconques. La plénitude du réel, comme totalité, ne se laisse pas soumettre à l’idée de l’être, qui lui assignerait son sens, pas plus que l’idée de l’étant ne se laisse construire à partir des éléments du réel. Elle est perdue pour la philosophie, et ainsi la prétention de celle-ci à la totalité du réel est touchée à son origine. En témoigne l’histoire de la philosophie elle-même. La crise de l’idéalisme équivaut à une crise de la prétention philosophique à la totalité. La ratio autonome – c’était la thèse de tous les systèmes idéalistes – était censée pouvoir développer à partir de son propre fonds le concept de réalité et toute réalité même. Cette thèse s’est dissoute. Le néokantisme de l’école de Marburg, qui s’efforçait avec la plus grande rigueur d’extraire de catégories logiques la teneur 3 de la réalité, a certes conservé sa clôture systématique, mais il se prive en contrepartie de tout droit sur la réalité, et se voit renvoyé vers une région formelle où toute détermination de contenu, devenue le point final virtuel d’un processus infini, s’évapore. La position opposée à l’école de Marburg dans le milieu de l’idéalisme, la philosophie de la vie de Simmel, d’orientation psychologiste et irrationaliste, a certes conservé le contact avec la réalité dont elle traite, mais elle a en contrepartie perdu tout droit de donner un sens à l’empirique qui afflue, et s’est résignée au concept naturel de vivant, aveugle et opaque, qu’elle a cherché en vain à élever à la transcendance confuse, illusoire, de ce qui est plus-que-la-vie 4. L’école de l’Allemagne du Sud-Ouest de Rickert, enfin, qui opère la médiation entre les extrêmes, pense disposer, avec les valeurs, de critères philosophiques plus concrets et plus maniables que n’en possèdent avec leurs idées les Marbourgeois, et a élaboré une méthode qui met l’empirique en relation avec ces valeurs – relation, quoi qu’il en soit, douteuse. Mais le lieu et l’origine des valeurs demeurent indéterminés ; elles se situent quelque part entre nécessité logique et multiplicité psychologique ; n’engageant à rien dans le réel, dépourvues de transparence dans le spirituel ; une 326 326 pseudo-ontologie, qui ne peut pas plus prendre en charge la question de l’origine de la validité que celle du domaine de validité. À l’écart des grandes tentatives de solution de la philosophie idéaliste, travaillent les philosophies scientifiques, qui renoncent d’emblée à la question idéaliste fondamentale de la constitution du réel ; elles ne lui reconnaissent encore de validité que dans le cadre d’une propédeutique des sciences constituées, des sciences de la nature surtout, et pensent pour cette raison posséder un fondement assuré dans les données, que ce soient celles de l’ensemble de la conscience ou celles de la recherche scientifique. En perdant le lien avec les problèmes historiques de la philosophie, elles ont oublié que les observations qu’elles établissent sont, en chacun de leurs présupposés, liées de manière indissoluble aux problèmes historiques et à l’histoire des problèmes, et ne peuvent être résolues indépendamment de ceux-ci. C’est dans cette situation que survient l’effort de l’esprit philosophique que nous connaissons sous le nom de phénoménologie : l’effort pour atteindre, après la décomposition des systèmes idéalistes et avec l’instrument de l’idéalisme, la ratio autonome, un ordre d’être dont la fiabilité soit assurée au-delà du niveau subjectif. C’est là le paradoxe profond de toutes les intentions phénoménologiques : c’est au moyen des mêmes catégories que celles engendrées par la pensée subjective, postcartésienne, qu’elles tentaient d’atteindre cette objectivité qui précisément est contredite dès l’origine par ces intentions. C’est pourquoi le fait que, chez Husserl, la phénoménologie ait justement pris pour point de départ l’idéalisme transcendantal, n’est pas un hasard, et les produits tardifs de la phénoménologie peuvent d’autant moins renier cette origine qu’ils tentent de la dissimuler davantage. La véritable découverte productive de Husserl – bien plus considérable que la méthode de l’« intuition des essences », qui a eu plus de retentissement – fut de reconnaître l’importance, pour le problème fondamental du rapport entre raison et réalité, du concept de donnée indéductible, tel que l’avaient élaboré les courants positi- vistes, et de le rendre fécond. Il a arraché à la psychologie le concept d’intuition donatrice originaire et a regagné pour la philosophie, en 327 327 10 élaborant la méthode descriptive, une fiabilité d’analyse limitée qu’elle avait depuis longtemps perdue au profit des sciences. Mais on ne peut méconnaître – et le fait que Husserl s’en soit ouvert expressément témoigne de sa grande et pure honnêteté de penseur – que les analyses husserliennes des données demeurent toutes tributaires d’un système non explicite de l’idéalisme transcendantal, dont l’idée est en fin de compte aussi formulée chez lui ; on ne peut méconnaître que la « juridiction de la raison » demeure l’instance dernière pour décider du rapport entre raison et réalité ; que, pour cela, toutes les descriptions husserliennes sont circonscrites au domaine de cette raison. Husserl a épuré l’idéalisme de tout excès spéculatif et l’a porté au niveau de la réalité la plus haute qu’il lui soit possible d’atteindre. Mais il ne l’a pas fait voler en éclats. Dans son domaine règne, comme chez Cohen et Natorp, l’esprit autonome, à ceci près qu’il a renoncé à la prétention d’une force productrice de l’esprit, à la spontanéité kantienne et fichtéenne, et se contente, comme encore seul Kant lui- même s’en est contenté, de prendre possession de la sphère de ce qu’il lui est possible d’atteindre adéquatement. La conception habituelle de uploads/Philosophie/ lactualite-de-la-philosophie-et-autre-essais-by-theodor-w-adorno.pdf
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- Publié le Aoû 19, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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