Trivium Revue franco-allemande de sciences humaines et sociales - Deutsch-franz

Trivium Revue franco-allemande de sciences humaines et sociales - Deutsch-französische Zeitschrift für Geistes- und Sozialwissenschaften 13 | 2013 Entre morale, politique et religion : la cohésion sociale selon Emile Durkheim Société, morale et individualisme. La théorie morale d’Emile Durkheim Hans-Peter Müller Traducteur : Didier Renault Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/trivium/4490 ISSN : 1963-1820 Éditeur Les éditions de la Maison des sciences de l’Homme Référence électronique Hans-Peter Müller, « Société, morale et individualisme. La théorie morale d’Emile Durkheim », Trivium [En ligne], 13 | 2013, mis en ligne le 28 février 2013, consulté le 08 janvier 2020. URL : http:// journals.openedition.org/trivium/4490 Ce document a été généré automatiquement le 8 janvier 2020. Les contenus des la revue Trivium sont mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International. Société, morale et individualisme. La théorie morale d’Emile Durkheim Hans-Peter Müller Traduction : Didier Renault NOTE DE L’ÉDITEUR Nous remercions M. Hans-Peter Müller ainsi que la maison d’édition Suhrkamp de nous avoir accordé l’autorisation de traduire ce texte pour le présent numéro. Wir danken Herrn Hans-Peter Müller und dem Verlag Suhrkamp für die freundliche Genehmigung, diesen Artikel in französischer Übersetzung zu publizieren. Un idéal n’est pas plus élevé parce qu’il est transcendant, mais parce qu’il nous offre de plus grandes perspectives […] Nous ne sentons que trop à quel point il est difficile d’édifier cette société dans laquelle chaque individu aurait la place qu’il mérite, où chacun serait récompensé selon ses mérites et ou, par conséquent, tous concourent spontanément au bien-être de tous.1 1. Introduction 1 Peu de sociologues ont accordé autant d’importance à la morale dans leur système de pensée2 qu’Emile Durkheim (1858-1917). Dès le commencement de sa carrière scientifique, le fondateur de la sociologie universitaire française3 se livre à une confrontation critique avec la philosophie morale prédominante à son époque, de l’utilitarisme anglais de Jeremy Bentham, John Stuart Mill et Herbert Spencer à l’idéalisme allemand d’Emmanuel Kant, et conçoit le programme d’une science morale sociologique4. Ce programme met l’accent sur trois points et cherche des réponses aux Société, morale et individualisme. La théorie morale d’Emile Durkheim Trivium, 13 | 2013 1 questions suivantes : 1) A quoi devra ressembler une théorie morale prenant en compte la différenciation sociale et la division du travail des sociétés industrielles modernes ? 2) Par quelles méthodes est-il possible d’analyser les phénomènes moraux ? 3) Quels sont les objectifs d’une morale individualiste progressiste, et par quels moyens peut-on l’aider à s’imposer dans tous les domaines de la vie sociale ? Les accents théorique, méthodique et pratique convergent dans l’exigence suivante de Durkheim : « Notre premier devoir, aujourd’hui, consiste à fonder une nouvelle morale5 ». Cette exigence est l’expression de sa profonde conscience d’une crise morale6, puisqu’il attribue le malaise largement répandu dans les sociétés européennes à la rapide transformation d’une société traditionnelle organisée en corporations en une société industrielle. La conscience sociale n’a pas pu suivre le rythme des mutations multiples : révolution industrielle, triomphe d’un ordre économique capitaliste, révolution politique et émergence de conditions démocratiques, mais aussi révolution éthique et naissance d’un individualisme moral. L’incessante alternance de révolutions et de restaurations7 que connaît la France du XIXe siècle en est aux yeux du sociologue la meilleure preuve. Ce cours historique erratique de l’évolution sociale ne peut être rectifié, selon Durkheim, que si les deux grands foyers de crises de la Troisième République sont supprimés par une transformation sociale planifiée et par des réformes institutionnelles. Il s’agit d’une part de ce que l’on désigne comme la question sociale8– l’oppressante inégalité sociale dans l’économie doit être abolie en instituant la justice sociale dans les relations entre les entrepreneurs et les travailleurs ; et d’autre part du système éducatif, où l’enjeu est de faire reculer l’influence conservatrice de l’Eglise catholique dans les écoles et de transmettre à la génération suivante, par l’édification d’un système laïque9, une conscience démocratique, la nécessaire solidarité sociale, et une morale individualiste. Ce n’est qu’ainsi que l’« unité organique10 » de la société sera renforcée et que l’édification d’une morale nouvelle pourra progresser. 2 En dépit de la conscience de la crise que nous avons notée et de l’usage largement synonyme, au XIXe siècle, des notions de sciences sociales et de sciences morales11, la forte insistance de Durkheim sur les questions de morale paraissait déjà singulière à certains de ses contemporains12. Sa réception en Allemagne, par la suite, se heurta à des difficultés bien plus grandes, d’autant que le mot Moral, dans la langue allemande, a une signification très étroitement circonscrite, en partie limitée à la sphère privée, tandis que les termes français « morale » et « moralité » visent plutôt les valeurs, les normes et les règles sociales, la science morale étant par conséquent amenée à traiter de la structure et du développement de systèmes de valeurs. Peut-être faut-il attribuer à cette différence d’acception entre les deux langues le fait qu’on ait en Allemagne constamment reproché à Durkheim son sociologisme, son anti-individualisme et son conservatisme politique, et peut-être est-ce pour cette même raison qu’on a pu lire tout récemment une nouvelle invitation à se détourner de son paradigme13. 3 Avant de suivre cette recommandation, il nous faut néanmoins examiner si ces reproches sont réellement fondés ou s’ils ne reposent pas plutôt sur une réception simpliste. La présentation systématique de la théorie morale de Durkheim14 qui suit est destinée à montrer qu’il est impossible de maintenir ces reproches sous cette forme. Il est vrai que son approche collectiviste comporte une interprétation tout à fait particulière des idéaux sociaux et de l’autonomie personnelle, qui mène à une sorte d’ individualisme collectiviste. Néanmoins, selon la thèse que je soutiens, Durkheim est en sociologie le théoricien d’une morale individualiste qui se préoccupe d’examiner les Société, morale et individualisme. La théorie morale d’Emile Durkheim Trivium, 13 | 2013 2 relations entre l’ordre social et la liberté individuelle15. Selon moi, il développe dans son programme de science morale trois arguments qui fondent la naissance, la préservation et l’idéalisation d’une morale individualiste. Il montre tout d’abord qu’une société pluraliste et fonctionnellement différenciée est structurellement contrainte d’offrir à ses membres des espaces de liberté pour l’action et l’organisation individuelle (argument de théorie structurelle). Il précise ensuite que la liberté individuelle n’est elle-même que le résultat socialisé d’un complexe processus d’éducation et de formation qui prépare aux plus divers droits et devoirs, et qui seul rend possible la conduite de la vie individuelle dans la société moderne (argument de théorie de la socialisation). Enfin, il démontre que l’unité morale, au sein de l’hétérogénéité des règles sociales, peut être atteinte par le nouvel idéal social, le culte religieux de l’individu, un idéal qui associe l’aspiration à l’autonomie personnelle et l’exigence de davantage de justice sociale (argument de sociologie religieuse). 4 Dans les pages qui suivent, nous développerons plus longuement ces trois arguments, en commençant par examiner les fondements du programme de sociologie morale de Durkheim, l’évolution historique des systèmes moraux, leurs conséquences sur l’éducation morale moderne et la solution proposée par le sociologue français pour résoudre la crise morale. A la lumière de ces réflexions, nous pourrons alors évaluer la validité de sa proposition, sa conception de « l’individualisme collectiviste », et juger de manière critique la façon dont il détermine la relation entre ordre social et liberté individuelle. 2. Le programme d’une science de la morale 5 Dans ses deux premiers articles sur la philosophie et les sciences sociales en Allemagne16, qui donnent à Durkheim une subite notoriété en France et lui permettent d’obtenir un poste d’enseignant de sociologie à l’université de Bordeaux, s’exprime déjà clairement l’intention centrale de sa théorie morale. « En fait de toutes les philosophies qu’a produites l’Allemagne, le kantisme est celle qui, sagement interprétée, peut encore le mieux se concilier avec les exigences de la science17. » Réaliser cette « sage interprétation » et transposer les acquis de l’idéalisme philosophique dans le cadre d’une théorie sociologique de la morale est l’idée directrice de la sociologie de Durkheim. Son programme, un kantisme sociologique, n’a pas pour objectif une métaphysique, mais une physique des mœurs et du droit18, qui saisit, compare, classe les règles morales existantes – comme les valeurs, les mœurs, les usages et les conventions – et étudie leur influence sur la vie sociale. 6 Si Durkheim veut s’en tenir à la description que donne Kant des phénomènes moraux – l’impératif catégorique, la liberté et l’autonomie de la volonté et le caractère obligatoire de la morale – il n’en refuse pas moins son explication philosophique. Selon lui, trois raisons expliquent pourquoi, jusqu’à présent, aucune théorie sociologique de la morale n’a pu naître de la philosophie morale idéaliste : la conception dualiste de la nature, la méthode déductive et l’universalité des doctrines morales19. 7 La sécularisation de la pensée inaugurée par les Lumières avait sans doute prouvé que l’organisation des sociétés n’était pas le résultat d’une volonté divine, mais celui de l’action humaine. A la suite de cette idée, on s’était cependant égaré dans uploads/Philosophie/ la-theorie-morale-d-x27-emile-durkheim.pdf

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