F. ROGNON, LANZA DEL VASTO ET LA MODERNITÉ REVUE D’HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE R
F. ROGNON, LANZA DEL VASTO ET LA MODERNITÉ REVUE D’HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2003, Tome 83 n° 3, p. 325 à 350 325 LANZA DEL VASTO ET LA MODERNITÉ Frédéric Rognon Faculté de Théologie Protestante – Palais Universitaire 9, place de l’Université – 67084 Strasbourg Cedex Résumé : La pensée de Lanza del Vasto a souvent été qualifiée de « pré- moderne », ou d’« anti-moderne » : hostile à la civilisation technique, à la sécularisation, à l’autonomie individuelle et au progrès historique. Cepen- dant, sa critique de la « modernité » ne se rapproche-t-elle pas autant des positions « post-modernes » que « pré-modernes » ? En réalité, l’œuvre de Lanza del Vasto ne peut être réduite à aucune des catégories communes de classification : penseur de l’utopie et de l’uchronie, cet auteur demeure inclassable. La découverte de sa pensée dans toute sa complexité nous conduit à interroger le principe même de l’entreprise taxinomique, et à remettre en question sa pertinence heuristique. Abstract : The thought of Lanza del Vasto has often be called « pre-modern » or « anti-modern »: hostile to technical civilization, to secularization, to individual autonomy, and to historical progress. Nevertheless, does not his criticism of « modernity » draw as near to « post-modern » positions as to « pre-modern » ones? In fact, the works of Lanza del Vasto cannot be reduced to any of the common categories of classification : as a thinker of utopia and uchronia, this author remains unclassifiable. The discovery of his thought in all its complexity induces us to wonder about the very principle of taxonomic enterprise, and to question its heuristic pertinence. Dans le champ de l’histoire des idées et des courants phi- losophiques, toute tentative taxinomique s’expose au risque de l’approximation. C’est ainsi que d’aucuns ont maintes fois cru devoir classer la pensée de Lanza del Vasto, disciple chrétien de Gandhi, parmi les « pré-modernes », ou parmi les « anti-modernes » 1. Loin de toute neutralité axiologique, le recours à de tels qualificatifs ne laissait pas de nourrir un certain discrédit à l’encontre d’un auteur, que l’on considérait comme un archaïque égaré en plein vingtième siècle, « engagé dans un chemin qui l’éloigne chaque jour davantage de notre monde » 2. Dans un souci de rigueur et de précision terminologiques, mais aussi de justice à l’égard d’une pensée qui se ————— 1 C’est le cas par exemple de Pierre de Boisdeffre ; cf. de Boisdeffre, 1959, p. 554 ; 1969, p. 430. 2 De Boisdeffre, 1959, p. 557. F. ROGNON, LANZA DEL VASTO ET LA MODERNITÉ REVUE D’HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2003, Tome 83 n° 3, p. 325 à 350 326 déploie bien au-delà des schémas réducteurs, il nous revient d’une part d’examiner le rapport de Lanza del Vasto au monde moderne, et d’autre part d’interroger à nouveaux frais les concepts de « modernité », « pré-modernité » et « post-modernité ». Dans leur confrontation à l’œuvre vastienne, ces notions nous apparaîtront peut-être sous un jour inédit. LANZA DEL VASTO « PRÉ-MODERNE », C’EST-À-DIRE « ANTI- MODERNE » ? En contexte de « modernité », qualifier un auteur contemporain de « pré-moderne » induit un jugement dépréciatif : en l’occurrence, les entreprises taxinomiques tendent à instaurer d’emblée un rapport de synonymie entre les vocables « pré-moderne » et « anti-moderne ». Si nous voulons donc faire œuvre de discernement, il conviendra d’identifier le contenu du régime de modernité, en en déclinant les différents critères, afin de repérer, en creux, en quelque sorte par défaut, ce qui pourrait lui être antérieur, et plus précisément ce qui, par l’assomption d’un double statut d’antériorité et de contempora- néité, pourrait lui être hostile. Nous nous limiterons bien entendu, sans affinement, aux tendances lourdes de la « modernité » : celles dont la période dite « moderne » au sens des disciplines historiques (soit du seizième au dix-huitième siècles) ne révèle que les prodromes, et qui se radicaliseront et s’exacerberont au cours de la période dite « contemporaine » (soit à partir de la révolution industrielle). a) La ville et la technique Le premier paramètre susceptible de distinguer la « modernité » de ce qui la précède et de ce qui, en son sein, s’oppose à elle, s’avère être celui du phénomène urbain, doublé de son corrélat qu’est le complexe technologique. Or c’est précisément à propos du jugement critique porté par Lanza del Vasto sur la civilisation technicienne que paraît s’imposer le plus immédiatement, aux yeux de ses détracteurs, la rupture entre sa pensée et la « modernité ». Lanza del Vasto emprunte la plupart de ses différents arguments au Mahatma Gandhi 3, qu’il rencontre en Inde en 1937 et dont l’exemple va déterminer l’évolution de sa réflexion et de sa vie. Dans le prolongement des positions du leader indien, sa condamnation de ————— 3 Cf. Gandhi, 1969, p. 213-220. Gandhi sera d’ailleurs lui aussi accusé d’ « anti- modernisme », depuis Wiston Churchill (qui le qualifie en 1931 de « fakir à moitié nu ») et Arthur Koestler (« L’enseignement de Gandhi est incompatible avec la croissance des pays modernes », affirme-t-il, et « l’Inde irait mieux s’il n’y avait pas eu Gandhi »), jusqu’à Salman Rushdie (cf. Salman Rushdie, « Gandhi aujourd’hui », in Le Monde, 21 avril 1998). F. ROGNON, LANZA DEL VASTO ET LA MODERNITÉ REVUE D’HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2003, Tome 83 n° 3, p. 325 à 350 327 l’urbanisation et de l’industrialisation semble sans appel : « Que font-elles de nécessaire les villes ? Font-elles le blé du pain qu’elles mangent ? Font-elles la laine du drap qu’elles portent ? Font-elles du lait ? Font-elles un œuf ? Font-elles le fruit ? Elles font la boîte. Elles font l’étiquette. Elles font les prix. Elles font la politique. Elles font la réclame. Elles font du bruit. Elles nous ont ôté l’or de l’évidence, et l’ont perdu » 4. C’est donc un argument d’« évidence » que notre auteur s’applique premièrement à opposer aux scintille- ments de la termitière humaine ainsi qu’aux illusions du progrès technoscientifique, à ce que Jürgen Habermas, avec cependant une intention tout autre, plus nuancée et moins radicalement polémique, appellera un quart de siècle plus tard « la technique et la science comme idéologie » 5 : le premier tort de la société technicienne réside en sa nature fantasmagorique. Car le propre de l’« évidence », à laquelle Lanza del Vasto invite ses lecteurs à « faire retour », est de se trouver occultée par les fastes de l’artifice, au point de ne plus apparaître au sujet conscient avec l’immédiateté originelle. C’est pourquoi notre auteur étaye son objection à l’encontre du mythe du progrès pourvoyeur d’émancipation et de félicité pour l’homme, au moyen d’une illustration à la fois sarcastique et fort évocatrice, susceptible de frapper les imaginations : « J’ai vu, dans une grande Capitale opulente et libre, les passants se presser en file entre les murs et le long des asphaltes. Ils avaient l’air de fuir, le dos courbé, la tête dans les épaules, comme si on les fouaillait. Mais nul ne les poursuivait sinon d’autres fuyards, et le fouet je ne le voyais pas. Ils avaient l’air attachés l’un à l’autre mais je ne voyais pas la chaîne. Ils étaient tous prisonniers de l’horloge de la Gare qui se levait au bout de la rue comme un astre sinistre » 6. Le second volet de la dénonciati on de la civilisation urbaine et du machinisme concerne donc les menaces qu’ils font peser sur la dignité de l’homme en tant qu’être libre, considéré et traité comme une fin en soi, capable de subvenir à ses besoins par sa propre pro- duction de biens. C’est pourquoi il s’articule à une virulente diatribe dirigée contre la division technique du travail, sa parcellisation en ————— 4 Lanza del Vasto, 1945, p. 27. 5 Cf. Habermas, 1973. 6 Lanza del Vasto, 1959b, p. 78. Lanza del Vasto emprunte également le modèle narratif du récit de la triple tentation de Jésus afin de stigmatiser le machinisme : « “Je vais te faire gagner du temps”, dit la machine quand elle parle en agneau ; et dès que l’homme se rend à la séduisante invite, tout le temps de sa vie est dévoré par la hâte. “Je vais t’épargner de la peine”, promet-elle ; et c’est assez pour qu’il s’engage dans l’inextricable traquenard des colossales industries. “Je vais te donner le bien-être” (qui résisterait à tant de sollicitude ?) et aussitôt voilà l’air empesté, la vue bouchée, la pétarade et la bousculade, l’encombrement et le souci, les tonnes de camelote et les vivres en boîte, les gratte-ciel et la cuisine-usine et l’universelle déflagration pour mettre un point final au débordement… » (Lanza del Vasto, 1959a, p. 49). F. ROGNON, LANZA DEL VASTO ET LA MODERNITÉ REVUE D’HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2003, Tome 83 n° 3, p. 325 à 350 328 tâches répétitives et dégradantes : « De tous les dégâts causés par les uploads/Philosophie/ lanza-del-vasto-et-la-modernite.pdf
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- Publié le Fev 08, 2021
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