1 Le partage du logos dans les naissances de la philosophie grecque Arnaud Vill
1 Le partage du logos dans les naissances de la philosophie grecque Arnaud Villani 1 Les remarques et hypothèses qui suivent, j’en ai bien conscience, ne sont qu’inchoatives. Elles sont nées d’un étonnement, d’un sentiment de double rupture dans le cours de la philosophie. La première rupture rend selon moi inconciliables les philosophies préplatoniciennes et la philosophie de Platon. Elles ne sont pas du même ordre. La seconde intervient avec la philosophie dite analytique et les philosophies du langage. Elles ne sont plus du même ordre que la philosophie classique, appelée pour les besoins continentale. Or ces ruptures sont tout simplement inexplicables dans les conceptions courantes que la philosophie se donne d’elle-même. En effet, que l’on choisisse l’image du Kampfplatz de Kant, où les philosophes s’affrontent comme autant de gladiateurs dans l’arène, ou l’image plus conciliante de Hegel, lorsqu’il voit dans l’Histoire de la Philosophie le développement naturel d’un arbre où la fruition, signe manifeste de la mort de la fleur, est aussi sa façon de se sauver et se sursumer malgré tout, il demeure que rien ne semble pouvoir modifier le concept d’une Philosophie une et identique, pérenne sous ses variations. 1. Philosophie dithyrambe 2 Cela fait bien longtemps que j’ai cessé de croire à cette autoproclamation. J’ai en effet pris conscience que le débat entre Parménide et Héraclite était fictif et probablement même monté stratégiquement de toutes pièces. Car, afin d’assurer l’illusion d’une continuité dans la naissance de la philosophie, il fallait faire de Parménide un logicien et un théoricien de l’Un immobile et surplombant. De la sorte, si l’on persiste, selon des orientations platoniciennes, à discréditer les Sophistes au point de les écarter de la scène et à se figurer les « physikoi » comme des scientifiques balbutiants, tandis que Pythagore serait la bonne anticipation du pouvoir rationnel des mathématiques ; si d’autre part, ce que conteste fortement Ramnoux1, la formule d’Anaxagore est déjà le cri de victoire et le « soleil de l’esprit nouveau » d’une raison hégémonique, alors reste à choisir entre Platon et Héraclite, la fiabilité d’une idée immuable et « l’océan infini de la dissemblance », bref, comme l’a parfaitement analysé Deleuze, entre l’identité qui ramène tout à elle et la différence en elle-même. 3 Mais les textes sont comme les faits : ils sont têtus. Et, vu d’assez près, le texte de Parménide ne confirme décidément pas cette façon de présenter la naissance de la philosophie. À y regarder en effet avec un soin suffisant, on s’aperçoit que la « tripartition » défendue par Reinhardt2 est une évidence, ce qui fait de l’extrême fin du fragment VIII l’énoncé complet de « l’erreur » des mortels (leur doxa), tandis que les fragments IX à XIX reprenant leur sens très « physique » (sexualité, astronomie, « comment les choses naissent ») énoncent une vérité heuristique, discutable certes mais aussi estimable et digne de foi qu’il est possible. Ces dokounta, ces vérités acceptables, œuvre de l’apprenti philosophe, seront fondées sur une bonne connaissance de la Règle (la Vérité qui vient des dieux, c’est qu’il n’y a « pas de contraire de l’être ») et sur une claire conscience des redoutables méfaits de sa méconnaissance. Les modèles du char et de la porte en plein ciel, dans le Prologue, avec leurs couples axôn/syrinx et gomphos/péroné, imposent d’emblée une réflexion sur les opposés saisis dans leur unité. Ce que corrobore encore le fait lexical d’une seule occurrence pour l’Un pur, contre près de quarante pour les termes signifiant « serrer, enchaîner, tenir (contenir, maintenir, retenir), échanger pour faire un ». Bref, voilà Platon réellement distinct d’Héraclite et de Parménide, loin d’être annoncé par la tonalité unitive et rationnelle de ce dernier. La Raison au sens où nous l’entendons aujourd’hui n’est pas née chez Parménide, voilà une première quasi-certitude. 4 Un autre faisceau de faits qui porte à douter de l’unité de la Philosophie, c’est ce que les analyses de Dodds3, Gernet4, Vernant5, Detienne6, mais aussi, d’un côté franchement ethnologique, de Bataille7, Griaule8 1 C. Ramnoux, Études présocratiques, Paris, Klincksieck, 1970. 2 Voir Le Poème de Parménide de Jean Beaufret, Paris, PUF, 1958. 3 E.-R. Dodds, Les Grecs et l’irrationnel, Paris, Aubier, 1965. 2 ou très récemment Hénaff9 ont mis scientifiquement au point, à savoir que la pensée de la communauté traditionnelle (issue des chasseurs-cueilleurs et prolongée quelque temps chez les éleveurs-agriculteurs, bien que ceux-ci introduisent l’accumulation, le travail et le sacrifice, qui seront à terme fatals à la pensée ancestrale) s’accompagne d’une omniprésence du mythe et d’un équilibre cosmique constamment compensé et « bien tenu », c’est-à-dire en somme de l’unité symbolique (le duel grec ou deux-en-un, hendiadyn). Non pas une unité d’origine, qui, perdue ou oblitérée, devrait être restaurée contre son obscurcissement, mais une unité que sa faille même constituerait et ne cesserait de reconstituer. On notera que ces deux types d’unité subsistent dans ce maître de l’ambiguïté et ce grand ironiste qu’était Platon : mythe de Glaucos (l’unité contre la faille) contre mythe de l’Androgyne (l’unité issue de la faille). 5 Un troisième faisceau de faits s’est présenté à moi à un moment où je contestais de plus en plus nettement les prises de position philologiques de Heidegger, tant sur le Logos que sur l’aletheia ou la traduction de l’Aida monon (« la mort seule… ») du stasimon d’Antigone, ou enfin lors de l’escamotage de la dette (tisis tês adikias) dans le commentaire du fragment d’Anaximandre. C’est à cette occasion que nous avons eu avec Dominique Janicaud notre dernier échange. Ce grand heideggerien n’avait pas hésité en effet à m’apporter son soutien entier dans mon argumentation contre la traduction de logos chez Heidegger. Ce dernier confond deux radicaux (*leg- et *lêgh-) et en utilise ensuite (sciemment ou inconsciemment ?) la combinaison de telle sorte que disparaisse progressivement l’idée essentielle de « choix soigneux », afin que naisse un artefact typiquement heideggerien, le « recueillement qui laisse s’étendre devant », ce qui, à mon sens, ne rend en rien compte de la spécificité du logos grec, mais assure en revanche une base à son idée la plus constante à partir du « tournant » : le laisser-être. Je parvenais à deux conclusions : 1) Logos vient de *leg-, « choisir soigneusement », ce qui n’est pas sans rapport inverse avec le mythos, où le discours n’a jamais besoin de choisir, puisqu’il dit automatiquement le vrai ; 2) Logos peut signifier, par exemple chez Héraclite, la « formule » au sens le plus large de ce qui donne la règle en deux ou trois mots, un discours « tenu ». Or la pensée de Dominique ne me quittait pas sur un autre bord, celui du « partage » ou, plus exactement, de l’énigmatique « intelligence du partage ». Il entendait cette formule dans un sens hölderlinien, mais j’avais tendance à la rapporter à ce qui se passe dans la naissance du politique au Chant I de l’Iliade. On y voit en effet, suite à un partage de butin mal assuré, la « colère » d’Achille et d’Agamemnon donner lieu à un partage de la parole, puis à un arbitrage de la raison incarnée, Nestor qui partage les torts, afin que le cercle des chefs ne soit pas vaincu par la violence. On sait l’importance, dans la naissance de l’idée d’égalité politique, de ce meson et des banquets qui répartissent à parts égales (daïs eisé). La politique grecque a gardé de cette origine une « neutralisation centrale » des désirs périphériques et une « équidistance » proprement géométrique qui récupèrent le radical de nemein (répartir) et en tirent le nomos de la loi, donnant ainsi à l’agora sa structure laïque et rationnelle (les analyses de Detienne et de Vernant sur l’espace en Grèce sont ici très éclairantes). 6 Mon hypothèse est donc qu’il y a eu deux naissances de la philosophie en Grèce. Elles ne correspondent pas au même régime de pensée. La première est généalogique, elle est dans le prolongement du mythe, elle se préoccupe du chaos et de l’infini, elle ne discute pas mais asserte de façon péremptoire ou, comme le dit Nietzsche, « inspirée ». Toutefois cette assertion est contrebalancée ou rachetée par le caractère symbolique du contenu de l’assertion. C’est ainsi que sont les choses, toutes considérables et de valeur égale (bien que Héraclite commence des sortes de gradations entre singe, homme et dieu), elles sont nées ainsi, par « physis » ou « puissance de production ». Ces physiciens sont des métaphysiciens de l’origine, leur parole ne prête ni à démonstration ni à discussion. Ce régime de parole et de pensée, qui vient de la plus haute immémorialité, ce qui pourrait expliquer par exemple l’étrange similarité des pensées d’Héraclite ou des Taoïstes, est directement enté sur l’infini et sa faille primitive qui donne à tout naissance. La mentalité des clans, familles, communautés (genè) transparaît dans la pensée des présocratiques, prophètes dont la parole 4 L. Gernet, Anthropologie de la Grèce ancienne, Paris, Flammarion, 1982. 5 J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les grecs, uploads/Philosophie/ le-partage-du-logos-dans-les-naissances-de-la-philosophie-grecque.pdf
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- Publié le Oct 29, 2022
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