L'Homme et la société Forme, fonction, structure dans Le Capital Henri Lefebvre
L'Homme et la société Forme, fonction, structure dans Le Capital Henri Lefebvre Citer ce document / Cite this document : Lefebvre Henri. Forme, fonction, structure dans Le Capital. In: L'Homme et la société, N. 7, 1968. numéro spécial 150° anniversaire de la mort de Karl Marx. pp. 69-81. doi : 10.3406/homso.1968.1100 http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1968_num_7_1_1100 Document généré le 16/10/2015 forme, fonction, structure dans le capital HENRI LEFEBVRE I Chez Marx, et dans la pensée marxiste, il y a une conception fondamentale du devenir (qui se rattache expressément, dans la pensée occidentale, au philosophe grec Heraclite, repris et approfondi par le philosophe allemand Hegel). Dans cette conception, le devenir n'a rien d'informe. Ce n'est pas le chaos. Aussi bien dans la nature que dans la société et dans la connaissance, le devenir historique crée des « êtres », des unités stables, des entités qui se maintiennent parce que dotées d'un équilibre interne. Toutefois, pour Marx comme pour Hegel ces stabilités n'ont rien de définitif. Ces équilibres ne sont que provisoires. Ces structures ne sont que des « moments » du devenir. Dans cette orientation de la pensée, Marx va plus loin que Hegel, attaché à la constitution d'un système philosophique et politique défini et définitif. Il en résulte que pour Marx c'est la genèse qui fait l'intelligibilité. Ainsi dès le début du Capital (1,1,3) Marx annonce qu'il va faire ce que l'économie bourgeoise n'a même pas essayé; il va fournir la genèse de la monnaie et du rôle de l'argent dans la circulation des marchandises. Si la connaissance rencontre une structure et l'analyse, elle a pour but de montrer comment s'est formée cette structure : comment le devenir et l'histoire l'ont créée. Mettre l'accent sur la stabilité, sur la permanence, c'est le contraire de la méthode marxiste. Dans le devenir, il y a des structures qui se constituent; puis le devenir dissout graduellement ou brise brusquement les structures qu'il a créées. Mais la dissolution ou la rupture des équilibres momentanés, la déstructuration, ne vient pas après la constitution des structures. C'est au sein des équilibres, au coeur des structures qu'agissent dès le début les forces qui les dissoudront ou les briseront qui produiront la déstructuration. Par exemple, dès le début de l'ère féodale, en Europe, il y a déjà la force qui l'emportera : la marchandise, le commerce, l'échange des produits, la valeur d'échange. Autre exemple : dès le début du capitalisme concurrentiel, il y a déjà en lui, dans son sein, les forces qui l'entraineront vers sa fin, à savoir la tendance à la conception monopolistique d'une part, et d'autre part la classe ouvrière avec ses capacités d'action économique et politique. Ainsi la déstructuration opère au sein des structures, dès leur naissance, avant même leur pleine et entière maturation. Jamais les structures ne peuvent se consolider et s'affirmer. Le négatif opère et travaille au cur du positif. Le possible n'est pas extérieur au réel, ni l'avenir à l'actuel; ils y sont déjà présents et agissants. C'est ce qui fait l'histoire. Dans la société comme dans la nature, il y a des germes qui portent l'avenir, des virtualités qui se dégagent selon les conjonctures. La présence dans le réel et dans l'actuel de ces germes et de ces virtualités n'a rien de jo HENRI LEFEBVRE mystérieux. Ce n'est pas un métaphysicien qui l'affirme, ni un pur philosophe. C'est un savant, Marx. Il tient compte des éléments du réel dans leur totalité. La méthode dialectique se veut plus puissante et plus pénétrante que celles qui ne retiennent qu'une part du réel : l'empirisme (qui ne voit que des faits et finit par ne saisir qu'une poussière de constatations) ou l'intelligence analytique (qui atteint des éléments en les découpant dans le réel, mais laisse fuir le mouvement et la totalité). Malgré l'influence considérable de la pensée marxiste en France, cette conception n'a jamais été complètement assimilée. Les traditions idéologiques qui ont favorisé en France l'introduction du marxisme en ont borné la compréhension. On a interprété en termes cartésiens la méthode dialectique et les concepts qui lui sont liés. C'est ainsi que la conception du devenir qui met en rapports dialectiques (c'est-à-dire conflictuels et contradictoires) la structuration et la déstructuration, les structures et les conjonctures, cette conception s'est dissociée. D'un côté, J.-P. Sartre retient la vision du devenir historique, mais il cherche à la rejoindre à partir d'une recherche portant sur le sujet ou les sujets de l'histoire. Il part du « cogito » cartésien, plus ou moins modifié et représenté comme « existentiel » pour comprendre l'historicité. Il n'y parvient pas. Dans la Critique de la Raison dialectique, J.-P. Sartre se dit et se croit continuateur de Marx. Il range son propre existentialisme parmi les idéologies. En vérité, il ne renonce à l'existentialisme au profit du marxisme que pour concevoir le marxisme d'une façon existentialiste. Chez lui, les « sujets » individuels et collectifs, les consciences ont une grande mobilité; leurs intentions, leurs émotions, leurs objets et objectifs, changent sans cesse. En les étudiant, il n'atteint pas l'histoire de façon approfondie par rapport à Marx et aux marxistes, mais il éclaire de façon nouvelle et intéressante les petits groupes agissants dans l'histoire : les « intersubjectivités ». Là s'arrête cet ouvrage, d'ailleurs inachevé. Quant à Claude Lévi-Strauss, tête du structuralisme en France, il se prétend aussi continuateur de Marx. Affirmation paradoxale. En effet Claude Lévi- Strauss en vient à contester l'histoire, dans -le livre même où il se dit interprète du marxisme : la pensée sauvage. Ses disciples et partisans vont encore plus loin dans ce sens. Ils liquident le devenir et l'historicité. L'histoire n'est qu'une illusion, une apparence. Les émotions, les passions, la subjectivité, croient changer. En vérité l'intellect reste identique à soi. « L'homme » a toujours été le même. De telle sorte qu'il n'est plus utile de parler de l'« homme », pas plus que de « la société ». C'est de l'intellect qu'il s'agit. Il n'y a que des structures mentales et sociales, des invariances. Qu'il s'agisse du langage, de la famille, de la nomenclature des réalités naturelles, de la ville, de la sexualité, on trouve partout les mêmes traits caractéristiques, les mêmes éléments significatifs. Seules varient les combinaisons de ces éléments. Plus précisément, parmi les combinaisons des éléments, certaines sont ici choisies et là exclues. Ainsi certaines combinaisons de sons (phonèmes), d'après la phonologie, constituent une langue avec sa structure propre, d'autres combinaisons étant exclues et entrant dans telle langue différente. Autre exemple : toutes les sociétés, cultures et civilisations impliquent un invariant fondamental, la prohibition de l'inceste. Toutes impliquent une classification des parentés. Autre exemple encore : partout, dans toute société, il y a communications, langage, échanges d'information. Ces traits suffisent à définir les structures. L'intelligible, c'est en dernière analyse, le permanent. Il n'est pas question ici de reprendre l'ensemble de la controverse mais de répondre à la question posée : « Dans quelle mesure et comment Marx a-t-il utilisé la notion de structure? » Nous allons montrer que Marx emploie trois notions fondamentales, celle de structure, celle de forme, celle de fonction. Il les utilise au même titre, en les mettant sur un pied d'égalité. Il en utilise d'ailleurs d'autres, par exemple celle de niveau. Le privilège accordé à une notion, celle de structure, celle de fonction, celle de forme, a des conséquences graves. Les FORME, FONCTION, STRUCTURE DANS LE CAPITAL Ji autres notions s'effacent au profit de celle qu'on privilégie. Les instruments de la pensée et la pensée elle-même s'appauvrissent. Il s'opère une réduction de la connaissance qui la mutile en la rendant unilatérale; elle ne saisit plus qu'une part de la réalité. En même temps on extrapole à partir de la notion privilégiée. On passe de la partie au tout, du relatif à l'absolu. Cette opération double aspect, réduction-extrapolation, aboutit à une idéologie au sens de Marx. Le fonctionnalisme est une idéologie. Le formalisme est une idéologie. Le structuralisme est une idéologie. Avec le fonctionnalisme, s'obscurcissent les formes et les structures; leur analyse s'appauvrit; bien plus : dans le fonctionnalisme, les fonctions apparaissent moins clairement que lorsque la pensée les analyse en se servant aussi des concepts de forme et de structure. Il en va de même pour les structures dans le structuralisme, pour les formes dans le formalisme. Toutefois, les difficultés ne sont pas entièrement résolues ni les obstacles surmontés. En effet, Marx n'a pas laissé une méthodologie. Il a toujours voulu condenser sa méthode dialectique en un exposé maniable; il ne l'a pas fait. Il faut donc une étude approfondie de sa pensée pour en dégager les concepts, en montrer l'emploi et surtout en exposer le mouvement. Un exposé sur la méthode et les concepts de Marx trahirait sa pensée s'il rompait le mouvement de cette pensée. Le mouvement resterait incompris si on le brisait en isolant la méthodologie, en la séparant de ce qui se forma avant l'emploi méthodique des concepts, chez Marx, dans son uvre scientifique, et surtout dans le Capital (1867). Avant l'élaboration théorique qui figure dans les ouvrages dits économiques, c'est-à-dire uploads/Philosophie/ henri-lefebvre-forme-fonction-structure-dans-le-capital.pdf
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- Publié le Jul 22, 2021
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