PAR LAETITIA STRAUCH-BONART U n intellectuel qui n’aime pas les intellectuels,

PAR LAETITIA STRAUCH-BONART U n intellectuel qui n’aime pas les intellectuels, un ex-trader qui critique la finance, un ancien qui porte les habits d’un moderne, Nassim Nicholas Taleb, cher- cheur et philosophe libano-américain, se place sans doute parmi les penseurs les plus fascinants d’aujourd’hui. Pour- tant, alors qu’il a déjà vendu des millions de livres dans le monde entier, la France fait une fois de plus figure d’ex- ception, car les Français le lisent peu. La parution en poche – aux Belles Lettres, début septembre – de la traduction de son œuvre grand public dans un coffret intitulé Incerto (comprenant Le Hasard sauvage, Le Cygne noir, Le Lit de Procuste, Antifragile et Jouer sa peau) sera l’occasion, on l’es- père, de combler cette carence. Car Taleb, c’est peu de le dire, pourrait bien changer votre vie. Taleb, le penseur qui va changer votre vie Les cinq essais phares –!dont «!Le Cygne noir!» !– de Nassim Nicholas Taleb, chercheur iconoclaste et professeur en ingénierie des risques, paraissent en poche (Les Belles Lettres). Portrait et interview d’un esprit critique fort, qui offre une passionnante philosophie de l’incertitude dans un monde imprévisible. Il faut donner le pouvoir à ceux qui jouent leur peau PAR SÉBASTIEN LE FOL Le gouvernement annonce un plan de re- lance. Un haut-commissaire au Plan devrait être nommé. La France cesserait-elle de vouloir tirer des plans sur la comète!? Notre État est-il encore crédible!? «!Quand on en- tend parler d’une entreprise ou d’un gou- vernement endetté qui s’efforce de “restaurer la confiance”!», on perçoit sa fra- gilité. Par conséquent, «!il est condamné!», selon le penseur le plus stimulant de notre époque, Nassim Nicholas Taleb. Son œuvre devrait être enseignée dans toutes nos écoles. À commencer par l’ENA. L’auteur du Cygne noir a développé un concept qui nous fait cruellement défaut!: l’antifragilité. Ou l’art de tirer profit des contraintes, de la volatilité, des crises. Mieux!: de les utiliser pour devenir meilleur. À l’instar de l’hydre antique, dont les têtes se multipliaient lorsqu’on les coupait. Si nous sommes devenus à ce point fra- giles, selon Taleb, c’est par excès de pré- cautions. À vouloir favoriser en toute occasion le bien-être, la sécurité et la pré- visibilité, nous nous affaiblissons. Comme les enfants soustraits systématiquement aux sources de stress, d’ennui ou de contrariété, nous vivons mal les grosses épreuves. La bureaucratie, le système édu- catif et les technocrates produisent des normes qui fragilisent la société française. Le maître-mot des gouvernants est au- jourd’hui «!protéger!». La paralysie de l’économie a exigé des mesures exception- nelles. Le plan de relance doit être jugé à une seule aune!: rendra-t-il la société fran- çaise plus antifragile ou non!? Une batterie de mesures étatiques est plutôt un généra- teur de fragilités multiples. L’État aime bien cautériser les jambes de bois… Ceux qui prennent des risques doivent être plus que jamais tranquillisés en cette pé- riode!: entrepreneurs, artisans, chauffeurs Uber, artistes… C’est leur prise de risques qui permet l’innovation. Eux savent comme on apprend de ses erreurs. Si la France veut faire face aux prochains «!cygnes noirs!», elle doit donner le pouvoir à ceux qui jouent leur peau. Et le retirer à ceux qui se sont confortablement déchar- gés des conséquences de leurs actes § Le Point 2505 | 27 août 2020 | 91 … PHILOSOPHIE Il n’est pas tout-à-fait exact d’affirmer que Taleb est mal connu chez nous. Dites son nom, et peu réagiront, ajoutez : « L’auteur du Cygne noir », et on vous répondra : « Ah oui, bien sûr ! » Publié en 2007, l’ouvrage développe une critique des modèles financiers utilisés par les banques et les fonds qui, selon lui, sous-estiment les « cygnes noirs », événements rares aux conséquences extrêmes. L’erreur est d’ailleurs de vouloir prédire ces derniers, ce qui est impossible, alors qu’il faudrait avant tout s’en prémunir. L’ouvrage a un succès immédiat, et la crise financière de 2008 lui donnera une aura supplémen- taire. Taleb est bien placé pour s’emparer de ce sujet, car, après des études en France et aux États-Unis, il a été trader – il figure même comme protagoniste dans Le Fric, de Jean-Manuel Ro- zan (cofondateur du moteur de recherche Qwant), un ro- man-témoignage sur le monde de la finance des années 1980 et 1990. Mais il est venu à la théorisation financière après avoir goûté à la pratique (il soutient sa thèse, The Microstructure of Dynamic Hedging, en 1998, sous la direction d’Hélyette Ge- man, double PhD et haut profil de la finance quantitative mondiale), un parcours qui le rend particulièrement sensible aux égarements théoriques. De l’importance de l’aléatoire. Dès cette époque, sa singularité frappe ceux qui le côtoient, comme le raconte Ra- phaël Douady, chercheur au CNRS en mathématique finan- cière : « Dans les années 1990, j’animais à l’Université de New York (NYU) un séminaire fréquenté par tous les traders de Wall Street. Nassim y assistait avec une régularité de métronome. Un jour, il vient me voir avec 800 pages manuscrites sous le bras et me dit : “J’ai écrit un livre, est-ce que tu pourrais regarder les mathéma- tiques qu’il y a dedans ?” C’était le brouillon de Dynamic Hedging [son premier livre technique, paru en 1997, NDLR]. C’était tout ce qu’il avait appris sur le trading d’options et le décalage entre les modèles et la réalité. Je n’avais jamais vu ça, j’apprenais à chaque page. » Selon Hélyette Geman, sa liberté d’esprit est déjà évi- dente : « Nassim a très tôt critiqué le modèle Black-Scholes-Merton de 1973, une référence pour le calcul des options, qui vaudra à Scholes et Merton un prix Nobel. D’après lui, le modèle avait été formalisé auparavant, et mieux, par les mathématiciens Louis Bachelier et Ed Thorp. Au passage, il rendait au grand mathématicien français l’hommage qu’il méritait. » Il serait réducteur de ne voir dans Le Cygne noir qu’une cri- tique de la finance, si intéressante soit-elle. Comme le com- mente le philosophe anglais John Gray, « ce livre a de nombreuses applications dans le monde économique, mais ce n’est pas du tout un livre d’économie. C’est un livre de philosophie pratique de pre- mier ordre ». Une philosophie qu’on pourrait résumer de la fa- çon suivante, selon les termes d’Éric Briys, ancien banquier d’affaires et cofondateur de www.cyberlibris.com : « Nos vies sont façonnées par l’imprévisible, un imprévisible dans lequel les événements rares aux conséquences considérables jouent un rôle dé- cisif. » Le Cygne noir n’est d’ailleurs pas la première œuvre phi- losophique de Taleb, mais la suite de l’ouvrage qui l’a fait connaître au grand public, Le Hasard sauvage, publié en 2001, dans lequel il démontre que nous tendons à sous-estimer l’im- portance de l’aléatoire. S’y dégage le thème fondateur qui orientera ses travaux futurs, la prise de décision en situation d’incertitude. C’est le quatrième volet d’Incerto, Antifragile, publié en 2012, qui apporte la réponse la plus aboutie. « Antifragile est mon vrai livre », disait Taleb au Point en 2018 (voir Le Point n° 2399). « Certaines choses tirent profit des chocs, y écrit-il, elles prospèrent et se développent quand elles sont exposées à la volatilité, au hasard, au désordre et au stress, et elles aiment l’aventure, le risque et l’in- certitude. Toujours est-il que, malgré l’ubiquité du phénomène, il n’existe pas de mot pour désigner l’exact opposé de fragile. Appe- lons-le “antifragile”. (…) Cette qualité est propre à tout ce qui s’est modifié avec le temps : l’évolution, la culture, les idées, les révolu- tions, les systèmes politiques, l’innovation technologique, les réus- sites culturelles et économiques, la survie en commun, les bonnes recettes de cuisine (…), l’essor des villes, des cultures, des systèmes judiciaires, des forêts équatoriales, de la résistance aux bactéries… jusqu’à notre propre existence en tant qu’espèce sur cette planète. (…) L’antifragilité a la rare vertu de nous permettre (…) de faire des choses sans les comprendre, et de bien les faire. » Pour répondre au double problème de l’antifragilité et des cygnes noirs, Taleb estime qu’il faut « jouer sa peau » – titre du dernier ouvrage de l’ensemble, paru en 2017 –, c’est-à-dire pri- vilégier un mécanisme vertueux par lequel les conséquences négatives de paroles ou d’actes sont supportées par leurs au- teurs et non transférées à d’autres. Car « ce qui a survécu a ré- vélé sa robustesse face aux événements de type cygne noir, et supprimer le fait de risquer sa peau perturbe ce mécanisme de sé- lection ». La boucle est bouclée, Incerto aussi. « Nassim n’imaginait sûrement pas qu’il aurait ce destin – avoir un quelconque plan serait contraire à sa philosophie », remarque Éric Briys. Taleb est né à Amioun, au Liban, dans une grande famille libanaise, grecque-orthodoxe et francophile. La guerre civile, qui débute en 1975, remet tout en question. Selon Rory Sutherland, vice-président du groupe publicitaire Ogilvy au Royaume-Uni et proche du philosophe,« sa jeunesse est passée de la stabilité à l’instabilité totale en un instant ». Une épreuve sur laquelle l’intéressé reste extrêmement discret. « Il en a tiré uploads/Philosophie/ le-point-2020.pdf

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