Le réalisme spéculatif : entre athéisme et messianisme .Yann Schmitt « J'allai
Le réalisme spéculatif : entre athéisme et messianisme .Yann Schmitt « J'allai à la fenêtre et regardai dans la rue, où restait un groupe de trois personnes qui battaient la semelle dans le froid. Une quatrième était à la porte, une fille sans âge en fourrure mouillée avachie, qui s'efforçait de regagner le royaume de la contingence à coups de clignements d'yeux. » [Don Delillo, Great Jones Street (1973), Arles, Actes Sud, 2011, p. 22] 1ThéoRèmes n'entend pas suivre les modes mais se veut une revue résolument contemporaine. Si le réalisme spéculatif est parfois vu comme un programme sans fécondité et fascinant facilement pour de mauvaises raisons (une nouvelleFrench Theory en somme), nous avons voulu au contraire prendre au sérieux les propositions qui sont faites, en particulier celles de Quentin Meillassoux1. Le numéro que l'on va lire explore donc aussi bien l'originalité des thèses de Meillassoux sur Dieu ou sur la vie après la mort que les usages possibles de son œuvre ou bien encore ses éventuelles limites au regard notamment de travaux phénoménologiques. 2Dans Après la finitude, Meillassoux propose une philosophie résolument métaphysique, athée, matérialiste et discutant du religieux à différentes étapes de son raisonnement. Pour un métaphysicien théiste, Dieu peut être non seulement l'objet de la foi et des pratiques religieuses instituées mais aussi celui qui assure un ordre permanent et juste de la nature. La création continue n'est pas chaotique car la bonté de Dieu fait qu'il ne joue pas sans cesse aux dés. En somme, il ne change pas sans cesse les lois de l'univers. Depuis Galilée au moins, ce Dieu est aussi un Dieu mathématicien et l'intelligibilité du monde repose sur le formalisme mathématique que nous pouvons apprendre à utiliser pour expliquer les phénomènes et leur régularité. Hume, entre autres, a mis en question cette association métaphysique du théisme et de l'épistémologie des sciences de la nature. Rien dans notre expérience ne vient nous assurer d'un ordre nécessaire prouvant, selon un argument téléologique, l'existence d'un ordonnateur divin toujours égal à lui-même. Certes, la pratique quotidienne et scientifique ne peut que s'appuyer sur l'expérience de la régularité de la nature, mais aucune connaissance parfaitement fondée ne nous assure que le soleil se lèvera demain. Meillassoux reprend ce problème et l'amplifie en niant le principe de raison suffisante au profit d'un principe de factualité : tout est contingent, y compris l'ordre de la nature qui peut tout à fait changer. Inutile donc de poser un Dieu ordonnateur, puisqu'il n'y a pas d'ordre nécessaire. 3Comment la métaphysique peut-elle avoir un avenir si l'on place les critiques de Hume au cœur du débat philosophique ? Meillassoux relance le travail métaphysique en critiquant ce qu'il nomme le corrélationisme. La métaphysique, ou mieux la pensée spéculative car Meillassoux préfère cette appellation2, ne peut se développer convenablement que si l'on renonce à toujours relativiser ce qui est dit ou connu en fonction de celui qui parle ou connaît. On sait que sujet et objet ou pensée et monde vont de pair et donc que le connu n'est que le connu pour tel sujet, que le monde n'est que le monde qui se donne pour telle pensée. Or, l'examen du problème de Hume permet de reconnaître un absolu : le fait de la contingence, c'est-à-dire le fait que tout peut être autre. Cet absolu, nul ne peut le penser comme relatif à soi, à la subjectivité transcendantale ou à une structure linguistique et culturelle. Tel est le principe de factualité évoqué plus haut. On comprend ainsi pourquoi cette philosophie est à la fois réaliste et spéculative. Réaliste, elle l'est en affirmant connaître un des traits principaux de la réalité : la contingence radicale ; spéculative, elle l'est car elle est une enquête sur ce qui est tout autant que sur le possible et le virtuel vis-à-vis desquels se joue notre manière d'exister. 4Pour saisir comment cette pensée produit des effets sur la pensée du religieux, on peut partir du texte de Meillassoux intitulé « Deuil à venir, dieu à venir » paru dans Critique en 2006. Ce texte conjugue la spéculation et l'expérience. La spéculation vient du principe de factualité. Si tout peut changer radicalement, un dieu peut venir alors même qu'actuellement, il n'en existe tout simplement pas. Dieu est virtuel comme l'explique Anna Longo notamment en comparant l'interprétation deleuzienne de l'Idée kantienne de Dieu et le dieu à venir de Meillassoux. Virtuel signifie ici ce qui est possible non pas au sens de probable étant donné l'état du monde actuel mais au sens où l'ordre du monde actuel pourrait changer. Le dieu à venir est donc virtuel, il ne peut apparaître que si l'ordre du monde change. Pour autant, avons-nous des raisons de croire ou d'espérer qu'un dieu viendra nous sauver ? Si l'on en reste à la spéculation sur l'ordre non nécessaire, dieu comme bien d'autres configurations du monde pourra venir mais cela reste un pur jeu de la pensée. Par contre, si l'on ajoute à la spéculation, l'expérience du mal et de l'injustice, alors la spéculation sur le dieu à venir prend tout son sens. 3 Mais rendre raison ne signifie croire qu'il y a une raison ultime, ce qui serait encore une posit(...) 5L'attitude plutôt empiriste joue en effet un rôle important dans le travail de Meillassoux : une mathématisation de la nature existe, c'est un fait que l'on constate et dont il faut rendre raison3 ; l'expérience est finie et donc il faut rendre raison de la contingence de toute apparente nécessité ; il y a ce qu'il faut bien appeler des spectres et nous devons les penser. 6Les spectres sont tous les morts morts de manière injuste ou absurde. Prendre au sérieux ces morts consiste à développer ce que l'on nomme habituellement un argument du mal contre l'existence de Dieu. Dieu ne peut pas exister si ces morts ont lieu. Si Dieu est bon, il ne peut avoir fait un monde où l'injustice frappe si durement et il ne peut pas non plus être reconnu comme gouvernant le cours des choses par sa providence. Toute théodicée est ainsi rejetée. De même, Dieu ne peut pas in fine racheter sa création en offrant le salut à ces spectres si injustement décimés car pour cela, il doit faire paraître ce qui est clairement mauvais (la vie de souffrance et la mort injuste) comme un bien. Dieu devrait être cynique ou pervers, ce qu'il ne peut pas être car, par définition, Dieu est parfait ; d'où l'athéisme. 7Pour le dire autrement, si Dieu est bon et tout puissant, il veut et peut réaliser le bien et il veut et peut éviter tout mal non nécessaire. Le monde doit-il être parfaitement bon pour pouvoir avoir été créé par un Dieu ? Nullement selon les théodicées, car les êtres humains sont libres et ce bien supérieur justifie la création divine des êtres humains. Certes, les êtres humains utilisent parfois lamentablement leur liberté, nous disent les théodicées fondées sur le libre-arbitre, mais le don de la liberté aux humains est un plus grand bien que les maux qu'elle produit. Dieu a donc agi avec justice et justesse en offrant le libre-arbitre. Restent les spectres. La théodicée continue. Dieu interviendra à la fin des temps pour rendre justice et donner le salut à ceux qui ont subi l'injustice et il donnera peut-être le salut aux autres aussi, à ceux qui ont commis les injustices. Meillassoux n'accepte pas cette double éventualité. Si, de toute éternité, Dieu a prévu de sauver les morts injustes, il remplace le mal par un bien. Finalement, le mal subi n'en était pas vraiment un, il était un mal pour le bien futur qu'est le salut. Un tel Dieu serait injuste et donc contradictoire, il n'existe pas. L'expérience des spectres sert donc de prémisse pour un argument athée. 8Mais l'expérience des spectres est aussi un appel à espérer en un dieu à venir capable de transformer le monde pour rendre la justice sans cynisme, comme l'explique Frédéric Blondeau dans son article. La spéculation sur la contingence radicale de tout ordre rendant possible la venue d'un dieu qui n'existe pas encore se conjugue à l'interpellation des spectres. Une forme de messianisme se dessine ainsi, le nom « dieu » devenant le nom d'un ordre juste, un monde nouveau mais encore virtuel. 9Dans l'article de 2006, Meillassoux ne développe pas beaucoup la forme que prendra cette attente et n'expose pas véritablement la nature de ce dieu, de ce messie (?), que l'on peut espérer4. Il est certain que ce n'est ni dans la pratique religieuse, ni dans une théologie postmoderne de tendance fidéiste qu'il entend développer ce point. Ainsi, Michael Norton montre bien les différences entre Meillassoux et Bruno Latour. Latour défend une forme d'antiréalisme où Dieu ne peut être posé comme une entité indépendante des êtres humains. Mais il ne s'agit pas d'un athéisme comme chez Meillassoux puisque les pratiques font exister Dieu. On mesurera à la lecture de l'article de Norton tout l'écart entre un corrélationisme assumé développant l'expérience religieuse du uploads/Philosophie/ le-realisme-speculatif-entre-atheisme-et-messianisme.pdf
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- Publié le Dec 04, 2021
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