L'Homme et la société Pouvoir féminin et ordre social : les paradoxes de l'inég
L'Homme et la société Pouvoir féminin et ordre social : les paradoxes de l'inégalité dans l'œuvre de Jean-Jacques Rousseau Teresa Souza Fernandes Abstract Teresa Sousa Fernandes, Feminin Power and Social Order : the Paradoxes of Inequality in the Work of Jean-Jacques Rousseau The work of Jean-Jacques Rousseau has played a decisive role in the construction of sociological knowledge. But questions remain with respect to how the different aspects of his philosophy were integrated into scientific discourse in the nineteenth century. In particular, the value of male-female relations in Rousseau's thought is revealing of how the representation of feminin power is linked to the genesis of modern conceptions of individuality and sociability. Citer ce document / Cite this document : Souza Fernandes Teresa. Pouvoir féminin et ordre social : les paradoxes de l'inégalité dans l'œuvre de Jean-Jacques Rousseau. In: L'Homme et la société, N. 103, 1992. Aliénations nationales. pp. 131-144. doi : 10.3406/homso.1992.2619 http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1992_num_103_1_2619 Document généré le 25/09/2015 Pouvoir féminin et ordre social : les paradoxes de l'inégalité dans l'uvre de Jean- Jacques Rousseau Teresa Souza Fernandes Jean- Jacques Rousseau est communément considéré comme idéologue de la modernité et comme un précurseur des sciences sociales. Les présupposés fondamentaux de sa réflexion, eux, constituent toujours un thème de débat. On a souvent signalé que le regard porté par Rousseau sur le rapport féminin/masculin semble en contradiction avec l'idéologie égalitaire que l'auteur est censé soutenir. Sans amoindrir la pertinence d'une analyse cherchant à souligner d'éventuelles contradictions dans la pensée de Rousseau, nous croyons indispensable d'interroger la cohérence interne du système qu'il a érigé et dont il faudra reconnaître d'abord la nature symbolique1. Prenons un premier exemple. Dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité, la femme joue un rôle fondamental dans la création de l'ordre social. Elle s'évanouit pourtant tout de suite après la constitution de la famille patriarcale. Le fait se retrouve dans bien d'autres textes (Emile, La Nouvelle Héloïse, Lettre à d'Alembert). Bref, la société instituée ignore le rôle des femmes, auxquelles elle reconnaît néanmoins une intervention décisive à des moments particuliers de l'histoire - genèse, décadence et renouveau. Origine de la société : le rôle médiateur des femmes Remontons avec Rousseau à la genèse de l'état social, au moment où, selon lui, "chacun commença à regarder les autres et à vouloir être regardé 1. La contradiction entre idéologie égalitaire et ségrégation des femmes a été souvent débattue. Cf. : Pierre Burgelin, "L'éducation de Sophie", Annales Jean- Jacques Rousseau, XXXV, 1959-1960 : the Domestication of Sophie", in Trent Rousseau Papers, University of Ottawa Press, 1980 : 135-145 i Lynda Lange, "Women and "The General Will* *', in Trent Rousseau Papers, University of Ottawa Press, 1980 : 147-157 ; Marie-Laure Swiderski, "La dialectique de la condition féminine dans la Nouvelle Héloïse", in Jean-Jacques Rousseau et la société du XVIII* siècle. Editions de l'Université d'Ottawa, 1981 : 109-126 ; Colette Piau-Gillot, "La misogynie de J.J. Rousseau", in Studies on Voltaire and the XVIII century, n° 219, Oxford, 1983 : 169-182 ; Susan M. Okin, Women in Western Political Thought, Princeton University Press, 1979. En ce qui concerne la nature symbolique du discours de Rousseau sur la femme, cf. Paul Hoffmann, La femme dans la pensée des Lumières, Paris, Editions Ophrys, 1977. 131 soi-même"2. Cet échange de regards fait émerger des sentiments de préférence ; c'est alors qu'homme et femme se reconnaissent différents. Le désir sexuel devient exclusif- il rapproche des individus singuliers. Produit de notions embryonnaires de mérite et de beauté, l'émergence du rapport masculin/féminin est à l'origine de la sociabilité elle-même. La représentation des différences transforme des inégalités naturelles en valeurs et distinctions sociales, tout en inspirant des sentiments de jalousie, de rivalité et de haine. La conscience de l'altérité est indissociable du désir d'une préférence exclusive, revendication de la reconnaissance de l'individualité. Le processus de "dénaturation" se présente en tant que conjonction de tendances contradictoires : si la socialisation inscrit l'être humain dans le temps et dans un espace discontinu, le condamnant par-là à devenir un être artificiel et dépendant, l'individuation, elle, lui permet d'accéder à la conscience de soi en tant qu'être moral et rationnel, aspirant à l'autonomie et à la liberté. Cette contradiction s'exprime déjà au niveau de la relation amoureuse, origine des misères et des vices inhérents à la vie en société. En désignant l'autre comme objet préféré d'une relation exclusive l'individu se reconnaît autre à soi-même. Métamorphosé en "moi relatif, plongé en un "monde d'apparences", il n'existe qu'en tant que représentation. Mais "l'amour est un sentiment factice (...) célébré par les femmes avec beaucoup d'habileté et de soin pour établir leur empire, et rendre dominant le sexe qui devrait obéir"3. Affirmation surprenante, d'autant qu'elle se trouve dans la première partie du Discours sur l'inégalité, consacré à la définition d'un pur état de nature. Retenons, à ce propos, les deux moments fondamentaux de la réflexion de Rousseau. Il suggère d'abord que l'amour - forme première de sociabilité - est une invention féminine. Il introduit ensuite le problème de l'asymétrie des pouvoirs masculin et féminin. Pour ce faire, il a recours a une solution idéale - un devoir être - dont il importe de questionner les assises. Séduction et sociabilité Dans sa reconstitution imaginaire des origines, l'auteur attribue à la femme le geste de la séduction. Ainsi, l'univers féminin se définit-il par l'ambivalence : "(les femmes) sont flatteuses, dissimulées, et savent de bonne heure se déguiser"4. Le féminin est donc symbole de méditation : catégorie indispensable à la conceptualisation de l'état social, l'image de la femme subsume les aspects inquiétants et excessifs de la nature. Fait naturel, la sexualité représente les deux versants du désir à l'état pur : initiative/passivité ; force/faiblesse. La soumission de ces dichotomies aux impératifs moraux du rapport amoureux leur assigne une remar- 2. Jean- Jacques Rousseau, "Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité", in uvres Complètes, III, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1964 : 169. 3. Ibid.: 158. 4. Jean-Jacques Rousseau, "Emile ou l'éducation", in uvres Complètes, IV, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1969 : 710. 132 quable ambiguïté. Actif et puissant, l'homme devient un être moral lorsqu'il maîtrise par la raison les "passions immodérées" qui risquent de l'asservir au monde féminin ; passive et faible, la femme doit, au contraire, refouler par la pudeur ses "désirs illimités", les rapportant à un seul objet pour se conformer - par la médiation d'un père ou d'un époux - aux contraintes de l'ordre social. Il résulte toutefois de cet effort de "moralisation" des rapports sexuels que force et faiblesse ne sont que fausse apparence. La pudeur est l'un des artifices de la séduction féminine, ruse par laquelle la faiblesse se convertit en puissance. L'homme deviendra donc séducteur à son tour et se verra réduit au besoin de sacrifier sa virilité à la galanterie, se soumettant aux règles d'un jeu dont seule la femme garde les secrets. Domination et soumission sont ici des catégories ambiguës, pouvant se révéler permutables : "pour que l'attaquant soit victorieux, il faut que l'attaqué le permette et l'ordonne". La culturalisation des relations sexuelles implique "que le plus fort soit le maître en apparence et dépende en effet du plus faible"5. Rousseau essaie de fixer les formes idéales qui permettraient de surmonter l'asymétrie de la constitution du masculin et du féminin. La conscience de l'altérité suppose, on l'a vu, dépendance et division : se comparer c'est se condamner à exister par le regard d'autrui. Emile - image idéale de "l'homme universel" - s'affranchira de cette forme d'aliénation. n sera élevé "pour être soi-même et toujours un"6, individu autonome, irréductible et à la volonté des autres. Conçue comme "la femme de l'homme", Sophie, par contre, se trouvera soumise à l'opinion et à la volonté masculines. Lorsqu'il cherche à établir les assises du rapport féminin/masculin, Rousseau se débat avec le problème qui tient à "la difficulté de les comparer". Car, "en ce qu'ils ont de commun ils sont égaux ; en ce qu'ils ont de différent ils ne sont pas comparables"7. Ambivalence de l'identité féminine Rousseau soutient que la deuxième naissance d'Emile devrait avoir lieu au moment où, devenu être sociable, il "se met en contradiction avec soi"8. Prisonnière de la nature, Sophie ne connaîtra pas cette seconde naissance. Douée de "bonté naturelle", elle se caractérise aussi, dès son enfance, par une remarquable précocité : en elle, sensibilité, intelligence, langage, art de plaire, intuition des convenances sociales se développent spontanément. Signe de médiation entre le temps et le non temps, entre le sentiment et la raison, entre identité et altérité, Sophie ne nous sera jamais présentée en tant que personne morale, douée de volonté propre : elle n'accédera nullement à la pleine conscience de son individualité. Les deux catégories sexuelles se trouvent subordonnées à des codes moraux distincts. Il faut qu'il en soit ainsi : ne pas assumer l'irréductibilité de leurs différences reviendrait à reconnaître que "toujours indépendants 5. Ibid. : 695. 6. Ibid. : 250. 7. Ibid. : 693. 8. Ibid. : 491. 133 l'un de l'autre (l'homme et uploads/Philosophie/ pouvoir-feminin-et-ordre-social-les-paradoxes-de-l-x27-inegalite-dans-l-x27-oeuvre-de-jean-jacques-rousseau.pdf
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- Publié le Sep 23, 2022
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