Enzo Traverso Le totalitarisme. Histoire et apories d'un concept In: L Homme et

Enzo Traverso Le totalitarisme. Histoire et apories d'un concept In: L Homme et la société, N. 129, 1998. Regards sur l'humanitaire. pp. 97-111. Abstract Enzo Traverso, Totalitarianism : History and Contradictions of a Concept The concept of totalitarianism seems both inevitable and unusable because it concerns only a typology of power relations. The problem is that it cannot explicate either the genesis or the history of these structural relationships. If historians and sociologists cannot ignor the notion, they also cannot accept its limitations. Now that the ideological and political connotations of the concept can be disregarded, it is nevertheless probable that it remains insuffisant in explaining the phenomena specific to the twentieth century. Citer ce document / Cite this document : Traverso Enzo. Le totalitarisme. Histoire et apories d'un concept. In: L Homme et la société, N. 129, 1998. Regards sur l'humanitaire. pp. 97-111. doi : 10.3406/homso.1998.2963 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/homso_0018-4306_1998_num_129_3_2963 Le totalitarisme Histoire et apories d'un concept Enzo Traverso L'étrange destin du concept de totaUtarisme est celui d'être à la fois incontournable et inutUisable. Incontournable pour la théorie poUtique (préoccupée par la définition d'une typologie des formes du pouvoir) et pratiquement inutUisable pour l'historiographie et les sciences sociales (confrontées à des expériences historiques concrètes), son usage se révèle extrêmement problématique dans une perspective épistémologique interdisciplinaire. Il rappeUe, en cela, l'idée d'Homme élaborée par la phflosophie des Lumières, dont la critique par Joseph de Maistre est restée célèbre : il connaissait les Français et les Italiens, U savait même, grâce à Montesquieu, l'existence des Persans, mais l'« Homme » dont U est question dans la célèbre Déclaration de 1789, U ne l'avait jamais vu nulle part. Dans Les origines du totalitarisme, Hannah Arendt souligne la pertinence des arguments avancés par un autre contre-révolutionnaire, Edmund Burke, dans sa critique de la Déclaration des droits de l'Homme, auxquels elle reconnaît une « force pragmatique... irréfutable » sans évidemment en partager les conclusions *. Pour ceux qui, comme les Juifs au miUeu du xx* siècle, se trouveront en dehors du système des États-nations et de toute reconnaissance juridique et politique, donc les plus proches d'une teUe définition abstraite et universeUe de l'« Homme », cette Déclaration se révélera parfaitement inutile, un symbole, un bout de papier ou, au plus, une pétition de bonnes intentions. Dans l'esprit de Hannah Arendt, ce constat ne visait évidemment pas à rejeter la tradition rationaliste des Lumières mais à en saisir les Umites. fl en va de même pour le totaUtarisme, défini par Franz Neumann comme un « idéaltype », au sens wébérien, ne correspondant presque jamais aux réalités historiques concrètes1, et caractérisé par Pierre Bouretz comme une « catégorie a priori », au sens kantien, qu'on appUque aux faits historiques beaucoup plus souvent qu'on ne la déduit de leur analyse *. Autrement dit, le « totalitarisme » est une abstraction. Ses victimes l'ont connu sous un autre nom, leurs souvenirs sont concrets. Sous ses formes idéaltypiques, U ressemble davantage au monde cauchemardesque imaginé par George OrweU dans 1984, avec son 1. Hannah ARENDT, The Origins of Totalitarianism, New York, Harcourt, Brace & Company, 1976, p. 299-301 (trad. fr. L'impérialisme, Paris, Seuil, coll. «Points», p. 286-289). 2 Franz NEUMANN, The Democratic and the Authoritarian State. Essays in Political and Legal Theory, Glencoe, The Free Press, 1957, p. 235. 3. Pierre BOURETZ, « Le totalitarisme : un concept philosophique pour la réflexion historique », Communisme, n° 47-48, 1996, p. 40. . L'Homme et la Société, n° 129, juillet-septembre 1998 98 Enzo Traverso ministère de la Vérité, son Big Brother et sa néolangue, qu'à la réalité concrète des fascismes ou du stalinisme. Or, à l'origine du concept de totalitarisme il y a précisément trois expériences historiques : celle du fascisme italien (1922-1945), celle du national-socialisme allemand (1933-1945) et celle du staUnisme russe (entre la fin des années vingt et le milieu des années cinquante). Ces trois régimes ont exprimé de nouvelles formes de pouvoir, auparavant inconnues, dont les affinités soUicitent une approche de type comparatiste et dont les aboutissements criminels posent de nouveUes interrogations au sujet du rapport qui s'instaure, au XXe siècle, entre la violence et l'État. Le concept de totalitarisme essaie d'apporter une réponse à ces questionnements. Sur un point au moins tous ses théoriciens se trouvent d'accord : le totaUtarisme est l'antithèse, la négation radicale de l'État de droit tel qu'U s'était développé et étendu en Europe tout au long du siècle précédent. Toutes les caractéristiques fondamentales de l'État libéral classique la séparation des pouvoirs, le pluralisme politique, des institutions représentatives (même si, dans la plupart des cas, sur la base d'un suffrage Umité), ainsi que la garantie constitutionnelle de certains droits politiques essentiels sont radicalement détruites par les régimes totalitaires : graduellement démantelées en Italie, immédiatement supprimées en Allemagne par un pouvoir « charismatique » qui ignore la loi (et qui ne se soucie même pas d'abroger la Constitution de Weimar), anéanties en Russie par une révolution qui se proposait d'instaurer une démocratie socialiste et qui débouchera très vite sur un régime de parti unique (dont le rôle est consacré par la Constitution de 1936). La nouveauté du totalitarisme réside dans le fait que cette remise en cause des structures de l'État libéral n'implique pas un retour aux dictatures traditionnelles et aux anciennes formes de pouvoir absolu. Les régimes totalitaires s'inscrivent dans la modernité, Us supposent la société industrielle. Ils ne rejettent pas la démocratie poUtique et les institutions représentatives afin de restaurer un État d'Ancien Régime mais pour instaurer un pouvoir fondé sur l'embrigadement des masses et sur un consensus plébiscitaire. Des masses constamment mobilisées mais privées de toute subjectivité, non pas auto-organisées mais réduites, comme dans les chorégraphies des défilés fascistes filmés par l'Istituto Luce ou par Leni Riefenstahl, à jouer un rôle purement ornemental 4. Le totaUtarisme, écrit Franz Neumann, signifie « la destruction de tout clivage entre l'État et la société et la politisation totale de la société 5 ». Autrement dit, l'absorption de la société civile, jusqu'à son anéantissement, par l'État, non plus un Léviathan fondé sur un contrat, mais un Béhémoth, règne du chaos et de l'arbitraire, destructeur du principe même de la cité. Tous les théoriciens du totalitarisme se trouvent aussi d'accord pour voir dans la terreur, une terreur d'État dont les victimes se comptent par millions, un de ses éléments essentiels. La terreur totalitaire suppose la monopolisation étatique de la violence, exercée non pas au nom et pour la défense du droit, mais déployée néanmoins selon des méthodes et des procédures parfaitement rationnelles, c'est-à-dire impliquant la rationalité économique, administrative et militaire typique des États modernes. De ce point de vue, le concept de totalitarisme apparaît comme la tentative de surmonter une 4. Cet aspect a été étudié, sur la base des intuitions de Siegfried Kracauer, par Peter ReïCHEL, Lafascination du nazisme, Paris, Odile Jacob, 1993. 5. Franz Neumann, The Democratic and the Authoritarian State. Essays in Political and Legal Theory, Glencoe, The Free Press, 1957, p. 245. Le totalitarisme : histoire et apories d'un concept 99 aporie de la philosophie et de la sociologie poUtique qui, depuis Thomas Hobbes jusqu'à Norbert Elias, en passant par Max Weber, a interprété le processus de monopolisation étatique de la violence comme un facteur de civilisation, presque inévitablement Ué à un renforcement et à une extension du droit. Le totalitarisme, s'U reproduit bien toutes les caractéristiques essentieUes du rationaUsme occidental décrit par Weber, débouche sur la négation radicale de ce que le sociologue de Heidelberg définissait comme une domination légale rationnelle moderne et signifie l'arrivée sur la scène de l'histoire de l'État criminel \ Repères pour l'histoire d'un concept Après la dissolution de l'URSS et la fin du bloc soviétique, la notion de totaUtarisme a quitté le domaine de l'actualité pour entrer dans celui de l'histoire de la pensée politique et des sciences sociales du xx' siècle. Non pas que toute réahté poUtique désignée par cet appellation ait définitivement disparu de la planète, mais la fin des deux expériences historiques qui l'ont engendré staUnisme et fascisme en Europe nous permet de procéder à une première tentative d'historisation du concept de totalitarisme, depuis son apparition, vers le miUeu des années vingt, jusqu'à sa résurgence récente. Il y a quelque chose de paradoxal en ce retour éclatant d'un débat juste au moment où son objet (ou tout au moins ses vestiges) disparaît de la scène de l'histoire, surtout si l'on pense qu'une telle disparition l'implosion de l'URSS à cause de ses contradictions internes n'avait pas été prévue, qu'elle était parfois même ouvertement exclue, par la plupart des théoriciens du totalitarisme. Il ne serait pas arbitraire, à la lumière de ses métamorphoses théoriques, de sa réception et de son usage public, de distinguer huit étapes fondamentales dans l'évolution de ce débat inteUectuel : 1° L'apparition, en 1923, de l'adjectif « totalitaire » (totalitario) dans les écrits de certains intellectuels libéraux italiens (notamment Giovanni Amendola), afin de caractériser la politique du fascisme italien à peine installé au pouvoir et déjà en train de se transformer en régime \ La uploads/Philosophie/ le-totalitarisme-histoire-et-apories-d-x27-un-concept-traverso.pdf

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