CURIEUSE LACUNE : Talal Asad, possiblement le plus influent anthro- pologue viv
CURIEUSE LACUNE : Talal Asad, possiblement le plus influent anthro- pologue vivant, demeure toujours méconnu du public francophone 1. Que nombre d’auteurs nouvellement traduits commentent ses thèses ne change vraisemblablement rien à l’affaire 2. Que son travail puise largement dans le répertoire intellectuel français (Marcel Mauss, Michel Foucault, Michel de Certeau) non plus. Son nom, ses écrits, les ouvertures théoriques qu’il a suscitées ne figurent pas sur nos écrans-radar 3. Et ce, bien que sa pensée se soit jusqu’ici déployée sur des terrains familiers : retour sur le colonialisme, débat sur la sécularité, considérations sur la religion, études sur la violence. Lost in translation, Talal Asad ? Gageons que la traduction de ses écrits en français changera la donne 4. Les pages qui suivent anticipent sur cette parution ; elles retracent le travail accompli par cet anthropologue au cours des dernières décennies, exposent les thèmes qui irriguent son œuvre et les perspectives d’analyse qu’elle inaugure. Le religieux et la sécularité, la pratique rituelle et l’éthique, le colonialisme et le droit : ces problématiques à première vue divergentes ne font pas que cohabiter dans l’œuvre d’Asad. Elles se font écho et participent d’une exigence commune, énoncée (fut-ce en creux) dès ses tout premiers écrits : faire « dérailler » certaines de nos certitudes les mieux enfouies, plus précisément celles qui reconduisent les rapports de domination que l’Occident entretient avec son extérieur. EN QUESTION L’ H O M M E 217 / 2016, pp. 77 à 90 Les territoires de Talal Asad Pouvoir, sécularité, modernité Jean-Michel Landry 1. Ses écrits ont jusqu’à présent été traduits en espagnol, italien, japonais, portugais, turc et arabe, mais pas en français. 2. On compte parmi eux : Judith Butler, Saba Mahmood, Partha Chatterjee, Lila Abu-Lughod et Mahmood Mamdani, pour n’en nommer que quelques-uns. 3. Seule exception, un entretien avec Marc Antoine Berthod (2007). 4. Les éditions La Découverte projettent de faire paraître une traduction de ses essais les plus importants. Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of California at Berkeley - - 169.229.32.36 - 05/03/2016 01h14. © Éditions de l'EHESS Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of California at Berkeley - - 169.229.32.36 - 05/03/2016 01h14. © Éditions de l'EHESS Anthropologie et “généalogie” L’œuvre de Talal Asad est habituellement rangée sous la rubrique des études postcoloniales et associée au courant poststructuraliste. La parution, en 1973, de Anthropology & the Colonial Encounter 5, c’est vrai, a fait resurgir la question coloniale au sein des cercles anthropologiques anglo- saxons. Il est également vrai que ce recueil marquait l’avènement d’une pensée qui s’accorde bien avec cette « morale de l’inconfort » chère à la théorie poststructuraliste (Foucault 2001b [1979]) 6. On trouve cependant chez le jeune Asad beaucoup plus qu’une condamnation de l’entreprise coloniale ; c’est avant tout l’idée d’étudier les conditions conceptuelles du discours anthropologique qui s’énonce dans ses premiers écrits. En ce sens, l’ouvrage Anthropology & the Colonial Encounter cherchait moins à nourrir la critique anticoloniale qu’à en déplacer l’enjeu : Asad suggère de saisir l’expérience coloniale comme un diagnostic des rapports de pouvoir nichés au cœur de la démarche anthropologique. Ce qui se joue entre l’anthropologie et le monde empirique, dit-il, n’est pas une simple relation de connaissance, mais un ensemble de rapports dialectiques : si l’anthropologie a pour tâche d’appréhender le monde qui l’entoure, ce même monde (et les forces qui le composent) « détermine aussi comment l’anthropologie l’appréhendera » (Asad 1973 : 12). Autrement dit, le rapport de force qui s’est établi entre l’Occident et sa périphérie n’est pas extérieur à l’anthropologie ; il est le terreau sur lequel cette science a pris racine et s’est imposée comme savoir sur le monde. Si bien, poursuit-il, que plusieurs des concepts, approches et modes d’objectivation par lesquels l’anthropologie recueille l’altérité portent l’empreinte des rapports d’inégalité qui parcourent le globe : « On doit désormais s’interroger sur l’impact de ces relations sur les conditions préalables à la pratique de l’anthropologie sociale ; sur les usages du savoir anthropolo- gique ; sur le traitement théorique de certains sujets ; sur le mode de perception et d’objectivation des sociétés étrangères ; et sur la neutralité politique dont se revendique l’anthropologue »7 (Ibid. : 17). Les contours du projet d’Asad se dessinent ainsi peu à peu. Depuis plus de trente ans, cet élève d’Evans-Pritchard soumet les outils anthropologiques 78 Jean-Michel Landry 5. Ce célèbre recueil est le fruit d’un séminaire de recherche tenu à l’University of Hull (Royaume- Uni) en septembre 1972, sous la direction de Talal Asad. Il regroupe en tout une douzaine de contributions partagées en deux groupes : « General Studies » et « Case Studies ». Talal Asad y signe l’introduction générale (cf. Asad 1973). 6. Sur la morale de l’inconfort et ses rapports avec le postcolonialisme et le poststructuralisme, on lira avec profit Ranabir Samaddar (2010). 7. Toutes les citations en français de Talal Asad ont été traduites par l’auteur de cet article. Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of California at Berkeley - - 169.229.32.36 - 05/03/2016 01h14. © Éditions de l'EHESS Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of California at Berkeley - - 169.229.32.36 - 05/03/2016 01h14. © Éditions de l'EHESS à un examen minutieux afin d’identifier les certitudes qu’ils abritent et grâce auxquelles, dit-il, l’Occident réaffirme sa supériorité 8. Empruntée à Michel Foucault (2001a [1971]), sa méthode de travail – « la généalogie »9 – convoque l’histoire sans pour autant lui donner pour tâche de retrouver l’origine d’un objet d’enquête. Ce n’est pas l’origine des choses, mais leur trajectoire historique qui préoccupe les généalogistes ; ce sont les bifurcations et autres péripéties qui ont rythmé leur parcours et, de ce fait, participé à leur constitution. Mais alors que Foucault retraçait la généalogie de pratiques (administratives, disciplinaires, discursives), Asad s’intéresse plutôt au parcours historique des concepts, aux conditions qui entraînent leur reconfiguration, aux déplacements qui s’opèrent à travers eux et, enfin, à leurs implications sur les formes de vie humaine. Émergence et usages du concept de “religion” Toute généalogie procède cependant d’un choix politique : en portant son regard sur le concept de « religion », Asad s’attaque à une notion qui selon lui renferme une puissance de normalisation. Prenons les choses une à une. Asad rappelle tout d’abord que le concept de religion possède une histoire et des frontières. Il a son lieu de naissance dans l’Occident chrétien et doit sa spécificité aux enjeux de savoir et aux luttes de pouvoir qui ont donné naissance à l’Europe moderne 10. User de ce concept pour saisir des pratiques étrangères à cet espace-temps comporte ainsi un double risque : celui (heuristique) de faire violence à la complexité du monde et celui (politique) de disqualifier certaines formes de vie qui échappent à la conception moderne du religieux. Afin de briser le caractère d’évidence qui enveloppe cette dernière, Asad arpente le fossé historique qui sépare notre époque de celle précédant les Lumières. C’est grosso modo la tâche qu’entreprend l’ouvrage Genealogies of Religion (1993) 11. Vu depuis les premiers siècles de notre ère, le concept moderne de religion retrouve l’étrangeté que le présent lui confisque. Première observation : les sciences de l’homme appréhendent le « religieux » comme un champ EN QUESTION 79 Les territoires de Talal Asad 8. Sur ce point, Asad dit prolonger le projet anthropologique de Marcel Mauss (1973 [1924]), qu’il considère être le véritable « pionnier » de l’étude des concepts culturels (Asad 2003 : 17). À ce propos, cf. Mary Douglas (1990). 9. On doit à Friedrich Nietzsche d’avoir jeté les bases de la méthode généalogique dont Michel Foucault systématisera l’usage (cf. Nietzsche 1996 [1887]). 10. Wilfred Cantwell Smith (1991 [1962]) propose une autre histoire du concept de « religion ». Sur le débat entre Smith et Asad, lire Talal Asad (2001). 11. Paru en 1993, Genealogies of Religion regroupe huit articles – dont sept ont été publiés antérieurement – rangés sous quatre rubriques (« Genealogies », « Archaism », « Translation », « Polemic ») et précédés d’une introduction générale. Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of California at Berkeley - - 169.229.32.36 - 05/03/2016 01h14. © Éditions de l'EHESS Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of California at Berkeley - - 169.229.32.36 - 05/03/2016 01h14. © Éditions de l'EHESS conceptuellement dissocié de l’exercice du pouvoir ; un système de croyances médiatisées par des symboles et destiné à interagir avec les autres sphères qui composent le social (l’économie, le droit, la science, etc.). Cette conception du religieux trouve son expression la plus achevée dans la célèbre définition de l’anthropologue américain Clifford Geertz (1972). Une religion, écrit Geertz, c’est : « […] (1) un système de symboles (2) qui agit de manière à susciter chez les hommes des motivations et des dispositions puissantes, profondes et durables (3) en formulant des conceptions d’ordre général sur l’existence (4) et en donnant à ces conceptions une telle apparence de réalité (5) que ces motivations et ces dispositions semblent ne s’appuyer que sur du réel » (Ibid. : 23). Cet énoncé représente le point de départ uploads/Philosophie/les-territoires-de-talal-asad.pdf
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- Publié le Fev 05, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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