Le tournant linguistique en anthropologie. Par Laurie Savard, anthropologue Oct
Le tournant linguistique en anthropologie. Par Laurie Savard, anthropologue Octobre 2012 0 Table des matières Introduction.............................................................................2 Le tournant linguistique au sens large.................................................2 Johannes Fabian et l’idée de l’objectivité émergente..................................4 Fabian: l’élargissement de ses principes (Hans Georg Gadamer)....................6 Les outils de Gadamer: une théorie langagière et une éthique communicationnelle.9 École de Francfort, Habermas et la critique de la rationalité.......................13 Les apports du débat Gadamer/Habermas...........................................17 Les inspirés du tournant linguistique en anthropologie.............................21 Conclusion.............................................................................27 Bibliographie..........................................................................29 1 Introduction À travers son histoire, l’anthropologie a connu quelques points critiques et plusieurs centaines de carrefours qui ont transformé la discipline. Un bon exemple est la célèbre critique associée au postmodernisme dans les années 1960 qui a révolutionné la discipline au niveau épistémologique touchant ses bases profondes. Cependant, bien que ce courant de pensée soit emblématique, d’autres transformations épistémologiques ont aussi touché la discipline depuis. L’une d’elles, le “linguistic turn” (ou le tournant linguistique), sera le sujet de ce travail. Notre but sera de cerner les répercussions épistémologiques du tournant linguistique dans l’ethnologie contemporaine. Pour ce faire, nous commencerons notre exposition en situant l’importance de Johannes Fabian comme le meneur de bal du mouvement. Ensuite, nous entrerons plus en profondeur dans les entrailles de la créature en établissant ses liens avec les théories marxistes, l’anthropologie critique, les questionnements sur l’objectivité ainsi que sur ses liens complexes avec la philosophie. Puis, nous reviendrons à Fabian et à d’autres auteurs plus contemporains qui continuent à utiliser ce tournant comme base épistémologique pour élargir la portée foncièrement linguistique de celui-ci. Le tournant linguistique au sens large Nous commencerons notre exposé en tentant de définir ce qu’est le tournant linguistique. Or, cette tâche n’est pas une mince affaire puisque son influence est étendue non seulement en philosophie, mais aussi à de nombreuses disciplines des sciences humaines et sociales et a trouvé un sens différent dans chacune d’elles. La première chose qu’il faut préciser, c’est que le tournant linguistique n’est pas une école, il ne peut pas être attribué à un penseur fondateur et n’est pas rattaché à une université ou une chaire de recherche. Malgré cette absence d’attaches, nous pouvons quand même situer sa naissance dans le contexte de la philosophie du début du XXe siècle et de la relation de celle-ci avec les sciences naturelles. Vu l’interdisciplinarité imprégnée dans sa matrice et une naissance dans un contexte large, une définition du tournant linguistique doit se vouloir spacieuse. 2 C’est pour cette raison que nous avons donc choisi celle de Rorty. Pour lui, le tournant linguistique implique que: «philosophical problems are [now] problems which may be solved (or dissolved) either by reforming language, or by understanding more about the language we presently use» (Rorty 1992: 3). Cette définition met bien en évidence que bien que le tournant linguistique ait touché une foule de courant théorique, la seule chose qui rassemble vraiment les branches qui peuvent paraître hétéroclites est la centralité du langage. Cette largesse, bien qu’une qualité pour représenter l’immense étalage du courant, doit cependant être recentrée. En anthropologie, il n’y a aucun doute que des liens entre la discipline et le langage sont bien présents. Il n’y a donc a priori pas grand-chose d’innovant à faire référence au tournant linguistique, notamment lorsqu’on considère l’anthropologie linguistique, une des quatre sous discipline de l’anthropologie nord- américaine. Cependant, nous nous attarderons à un autre penchant du tournant linguistique en anthropologie où le langage a une influence sur le travail empirique. Sous cet angle le tournant linguistique est vu comme un virage de nature épistémologique qui présente le langage comme le médium par lequel nous sommes en contact avec le monde (et par conséquent les autres) et par lequel nous le comprenons. Il implique également que le travail de terrain anthropologique est effectué par des interactions majoritairement langagières et que si un anthropologue entreprend d’obtenir des données les plus objectives possible à travers ces interactions, cette objectivité doit être ancrée dans l’intersubjectivité. Cet angle, bien que nous le voyons comme relativement innovateur, n’est pas spécialement nouveau. En effet, il semble avoir pris naissance dans les années 1970 et 1980, donc dans la même période que l’arrivée de la vague postmoderne où la remise en question dans la discipline touchaient autant l’objectivité du travail anthropologique que la relation avec le terrain, la démarche intellectuelle, le rapport avec le sujet d’étude, la conception de l’histoire, le rapport avec les textes et même le rapport avec le savoir en tant que tel. C’est dans ce contexte que Johannes Fabian, celui que nous considérons comme celui qui a mené le bal du tournant linguistique en ethnologie, a écrit le texte 3 «Language, history and anthropology». Paru en 1971 dans Philosophy of the Social Sciences, il explore la possibilité d’une inconsistance dans le raisonnement de la méthodologie scientifique en anthropologie ou ce que Fabian appelle «a positivist- pragmatist philosophy of science» (Fabian 1971: 20). C’est cette critique de l’objectivité qui est le point d’ancrage du questionnement épistémologique de l’auteur et qui a aussi joué un grand rôle avec ses successeurs dans le mouvement vers un tournant linguistique ethnographique. En effet, l’auteur argumente que la méthodologie scientifique a été acceptée presque par défaut, donc sans avoir de véritable débat sur sa pertinence épistémologique: «In this paper I will propose and explore the possibility that the critical situation in which our discipline seems to be caught is due to a general and largely uncritical acceptance of a positivist-pragmatist philosophy of science in american anthropology [...] It is an approach in which metholodogy (the rules of correct and successfull procedure) has taken place of epistemology (reflection on the constitution of communicable knowledge)» (Fabian 1971: 20) On pourrait dire que Fabian voit l’objectivité des positivistes comme une idéologie aveuglante naturalisée plutôt que comme un vrai positionnement épistémologique. Mais il n’en reste pas là, puisqu’il entend trouver une solution au problème qu’il soulève. Celle-ci réside dans une épistémologie basée sur les conséquences théoriques du tournant linguistique philosophique en l’adaptant au travail de terrain ethnographique. Voyons comment. Johannes Fabian et l’idée de l’objectivité émergente C’est dans son étude du mouvement religieux Jamaa au Katanga (une province de la République Démocratique du Congo) que Fabian dit avoir pris conscience des limites de la méthodologie défendue par le structuro-fonctionnalisme de l’époque. En effet, son étude a vite mené à une impasse puisqu’il se rendit compte que le mouvement n’avait pas de comportements externes caractéristiques aux membres, pas non plus de rituels ou quoique ce soit d’autres qui pouvait séparer les Jamaa d’autres groupes religieux africains: «in other words, an approach working on the classical assumption that 4 externally observable behavior (e.g. ritual) should constitute the primary data would have failed at this point» (Fabian 1971: 22). C’est alors que ses observations lui ont montré que c’était plutôt les mots qui incarnaient les prémices de base du mouvement qui semblait rassembler les membres. L’analyse était donc au niveau des récits, des pensées, de la manière de voir les choses. Ici encore rien de très nouveau aux yeux des chercheurs d’aujourd’hui au sens où ces choses ont été largement discutés lors des débats suivant le postmodernisme: la place de l’expérience, le texte, le subjectif, le beau, le refus de l’objectif au profit de subjectivité, etc. Mais Fabian pousse sa réflexion plus loin pour en venir à une thèse qui résume sa position (ou solution) sur le problème de l’objectivité. On pourrait la résumer par ces trois courts passages: «Objectivity in anthropological invstigation is attained by entering a context of communicative interactions through the one medium which represents and constitutes such a context: language» (Fabian 1971: 27). «I agree with such philosophers as Richard Rorty (1980) who reject the mirror methaphor of knowledge and postulate instead a social process in which “conversation’’ is basic in knowledge production» (Fabian 2001: 24) «in anthropological investigations, objectivity lies neither in the logical consistency of a theory, nor in the givenness of data, but in the foundation of human intersubjectivity» (Fabian 1971: 25) Autrement dit, Fabian considère que la construction de l’objectivité se trouve dans la conversation ou du moins dans l’interaction communicationnelle entre deux personnes qui est médiée par le langage. Il défend une vision intersubjective dans le sens où les deux parties de la conversation ont chacun leur subjectivité qui s’unissent (ou qui ont la possibilité de s’unir) lors de la rencontre (Fabian 2001). Vu la densité du discours que nous venons d’exposer, nous devons clarifier quelques points. Le premier est que Fabian entend par langage. En effet, il faut savoir qu’il pense le langage comme une production de l’esprit, une sorte de “je pense donc je parle”. Autrement dit, le langage serait formé par l’esprit (Fabian 1971: 30). Il ne voit donc celui-ci pas seulement comme un produit (mot, phrases, langage corporel, etc.), mais bien comme un processus comme le prétendait Humboldt (Leroux 2006). Ainsi, leur approche du langage est herméneutique, dans le sens d’une compréhension, d’une interprétation, qui est basée dans une 5 intersubjectivité. Finalement, la thèse de Fabian suppose que dans la rencontre des subjectivités, donc uploads/Philosophie/ le-tournant-linguistique-en-anthropologie.pdf
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- Publié le Mai 18, 2021
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