Julia Kristeva Le geste, pratique ou communication? In: Langages, 3e année, n°1
Julia Kristeva Le geste, pratique ou communication? In: Langages, 3e année, n°10, 1968. pp. 48-64. Citer ce document / Cite this document : Kristeva Julia. Le geste, pratique ou communication?. In: Langages, 3e année, n°10, 1968. pp. 48-64. doi : 10.3406/lgge.1968.2548 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1968_num_3_10_2548 JULIA KRISTEVA LE GESTE, PRATIQUE OU COMMUNICATION ? « Si, fermé à notre langage, tu n'entends pas nos raisons, à défaut de la voix, parle-nous en gestes barbares. » Eschyle, Agamemnon. « Par le geste il reste à l'intérieur des limites de l'espèce, donc du monde phénoménal, mais par le son il résout le monde phénoménal en son unité première... « ...en général tout geste a un son qui lui est parallèle »; « L'alliance la plus intime et la plus fréquente d'une sorte de mimique symbolique et de son constitue le langage. » Nietzsche, La Conception dionysiaque du monde (été 1870). « Car à côté de la culture par mots il y a la culture par gestes. Il y a d'autres langages au monde que notre langage occidental qui a opté pour le dépouillement, pour le dess èchement des idées et où les idées nous sont présentées à l'état inerte sans ébranler au passage tout un système d'analogies naturelles comme dans les langues orientales. » Artaud, Lettres sur le langage, I (15 septembre 1931). 1. Du signe à l'anaphore. Si nous choisissons ces réflexions comme exergues, ce n'est pas un iquement pour indiquer l'intérêt que la pensée « antinormative » a toujours eu pour la gestualité, et plus que jamais après la coupure épistémologique des xix-xxe siècles, lorsque à travers Nietzsche, Freud et certains textes dits poétiques (Lautréamont, Mallarmé, Roussel) elle tend à s'évader des grilles de la rationalité « logocentrique » (« sujet », discours, communicat ion). C'est plutôt pour accentuer une (leur) contradiction, ou mieux, cette (leur) complémentarité que la linguistique actuellement affronte avant de se renouveler. En effet, au moment où notre culture se saisit dans ce qui la constitue — le mot, le concept, la parole — , elle essaie aussi de dépasser ces fonde ments pour adopter un point de vue autre, situé en dehors de son système propre. Dans ce mouvement de la pensée moderne concernant les systèmes 49 sémiotiques, deux tendances semblent se dessiner. D'une part, parties des principes de la pensée grecque valorisant le son comme complice de Vidée et par conséquent comme moyen majeur d'intellection, la littérature, la philosophie et la science (y compris dans leurs manifestations les moins platoniciennes, comme le prouvent les citations d'Eschyle et de Nietzsche) optent pour le primat du discours verbal considéré comme une voix- instrument d'expression d'un « monde phénoménal », d'une « volonté » ou d'une « idée » (un sens). Dans le champ ainsi découpé de la signification et de la communication, la notion de pratique sémiotique est exclue, et par là même, toute gestualitê est présentée comme mécanique, redon dante par rapport à la voix, illustration-redoublement de la parole, donc visibilité plutôt qu'action, « représentation accessoire » (Nietzsche) plu tôt que processus. La pensée de Marx échappe à ce présupposé occidental qui consiste à réduire toute praxis (gestualitê) à une représentation (vision, audition) : elle étudie comme productivité (travail + permutation de pro duits) un processus qui se donne pour de la communication (le système de l'échange). Et ceci par l'analyse du système capitaliste comme une « machine » à travers le concept de darstellung, c'est-à-dire, d'une mise en scène autorégulatrice, non pas spectacle, mais gestualitê impersonnelle et permutante qui, n'ayant pas d'auteur (de sujet), n'a pas de spectateur (de destinataire) ni d'acteurs, car chacun est son propre « actant » qui se détruit comme tel, étant à la fois sa propre scène et son propre geste 1. Nous trouvons ainsi, à un moment crucial de la pensée occidentale qui s'affirme en se contestant, une tentative de sortie de la signification (du sujet, de la représentation, du discours, du sens) pour lui substituer son autre : la production comme geste, donc non téléologique puisque destruc trice du « verbalisme » (nous désignons par ce terme la fixation d'un sens et/ou d'une structure comme enclos culturel de notre civilisation). Mais la sémiotique n'a pas encore tiré de la démarche marxiste les conclusions qui la concernent. D'autre part, une tendance s'affirme de plus en plus nettement d'abor der des pratiques sémiotiques autres que celles des langues verbales, tendance qui va de pair avec l'intérêt pour des civilisations extra européennes irréductibles aux schémas de notre culture 2, pour les pra tiques sémiotiques des animaux (« le plus souvent analogiques », alors que dans le langage humain une partie de la communication est codée digitalement 3) ou pour des pratiques sémiotiques non phonétiques (l'écri ture, le graphisme, le comportement, l'étiquette). Plusieurs chercheurs 1. Cf. l'interprétation de ce concept par L. Althusser dans Lire « le Capital », t. II, pp. 170-177. 2. Cf. les travaux des sémiologues soviétiques Trudy po znakovym sistemam, Tartu, 1965, et notre compte rendu « L'expansion de la sémiotique », in Information sur les sciences sociales, oct. 1967. 3. Nous renvoyons ici aux travaux importants de Th. A. Sebeok, et particuli èrement à « Coding in the evolution of signaling behaviour », in Behaviorial science 7 (4), 1962, pp. 430-442. 50 qui travaillent sur différents aspects de la gestualité ont constaté et essayé de formaliser l'irréductibilité du geste au langage verbal. « Le langage mimique n'est pas seulement langage, mais encore action et participation à l'action et même aux choses », écrit le grand spécialiste de la gestualité Pierre Oléron, après avoir démontré que les catégories grammaticales, syntaxiques ou logiques sont inapplicables à la gestualité parce qu'opé rant avec des divisions tranchées 4. Tout en reconnaissant la nécessité du modèle linguistique pour une approche initiale de ces pratiques, les études récentes tentent de se libérer des schémas de base de la linguis tique, d'élaborer de nouveaux modèles sur de nouveaux corpus, et d'élargir, a posteriori, la puissance de la procédure linguistique elle-même (donc de réviser la notion même de langage, compris non plus comme communicat ion, mais comme production). C'est à ce point précisément que se situe, à notre avis, l'intérêt d'une étude de la gestualité. Intérêt philosophique et méthodologique de pre mière importance pour la constitution d'une sémiotique générale, parce qu'une telle étude permet de dépasser en deux points fondamentaux les grilles élaborées sur un corpus verbal que la linguistique inflige à la sémiol ogie aujourd'hui et qu'on signale souvent parmi les défauts inévitables du structuralisme 5. 1 . La gestualité, plus que le discours (phonétique) ou l'image (visuelle) est susceptible d'être étudiée comme une activité dans le sens d'une dépense, d'une productivité antérieure au produit, donc antérieure à la représentation comme phénomène de signification dans le circuit communi- catif ; il est donc possible de ne pas étudier la gestualité comme une repré sentation qui est « un motif d'action, mais ne touche en rien la nature de l'action » (Nietzsche), mais comme une activité antérieure au message représenté et représentable. Évidemment, le geste transmet un message dans le cadre d'un groupe et n'est « langage » que dans ce sens; mais plus que ce message déjà là, il est (et il peut rendre concevable) l'élaboration du message, le travail qui précède la constitution du signe (du sens) dans la communication. A partir de là, c'est-à-dire en raison 'du caractère pra tique de la gestualité, une « sémiologie » du geste devrait avoir pour raison d'être de transgresser les structures code-message-communication, et d'in troduire à un mode de pensée dont il est difficile de prévoir les consé quences. 2. Réduite à une pauvreté extrême dans l'enclos de notre civilisation 4. Oléron Pierre, « Études sur le langage mimique des sourds-muets », in Année psychologique, 1952, t. 52, pp. 47-81. Contre la réductibilité de la gestualité à la parole : Kleinpaul R., Sprache ohne Worte. Idee einer allgemeinen Wissenschaft der Sprache, Verlag von Wilhelm Friedrich, Leipzig, 1884, 456 p. Leroi-Gourhan A., Le Geste et la parole, Albin Michel, Paris. 5. Jean Dubois a démontré comment, bloquée par les schémas de la communicat ion, la linguistique structurale ne peut envisager le problème de la production du lan gage qu'en réintroduisant — geste régressif dans le courant de la pensée moderne — l'intuition du sujet parlant (cf. « Structuralisme et linguistique », in La Pensée, oct. 1967, pp. 19-28). 51 verbale, la gestualité s'épanouit dans des cultures extérieures à la zone gréco-judéo-chrétienne 6. L'étude de cette gestualité, à l'aide de modèles pris aux civilisations mêmes où elle se manifeste, nous donnera en revanche de nouveaux moyens de penser notre propre culture. De là, la nécessité d'une étroite collaboration d'anthropologues, historiens de la culture, philosophes et sémiologues pour la « sortie de la parole ». Dans cette perspective nous nous arrêterons ici à deux renversements \ que l'acception de la gestualité comme pratique introduit dans la réflexion < sur les systèmes sémiotiques : 1. la définition de la fonction de base (nous t. ne disons pas « unité » de base) uploads/Philosophie/ le-geste-pratique-ou-communication.pdf
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- Publié le Jan 14, 2021
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