Jean Batany Une Liberté ambiguë: Le Loup et le Chien Résumé La fable Le Loup et
Jean Batany Une Liberté ambiguë: Le Loup et le Chien Résumé La fable Le Loup et le Chien, classique "éloge de la liberté" de Phèdre à La Fontaine, n'a pas un sens simple et évident. Le texte du Romulus est ambigu. Au Moyen Age, certains (Jean Gobi) font du chien le défenseur de l'ordre chrétien contre la sauvagerie; ailleurs, l'accent est mis, tantôt sur les faiblesses du chien, tantôt sur le conflit intérieur dans l'esprit du loup; la nécessité de respecter son statut naturel reste la base. Chez Avianus, un lion inattendu à la place du loup semble évoquer quelque vieux mythe. Des confrontations avec une foule d'autres textes sont suggérées. Depuis la Renaissance, l'Européen cultivé (et, à sa suite, le public illiteratus à qui il a imposé son idéologie) a récuperé le rêve de liberté qui était seul "politiquement correct" dans la Rome républicaine (et que l'Empire avait habilement affecté de maintenir, contre l'évidence). Mais en fait, entre temps, cet idéal avait subi une curieuse déviation: L'homme médiéval n'a aucun sens de la liberté selon la concep- tion moderne. Liberté, pour lui, c'est privilège, et le mot se met plus volontiers au pluriel. La liberté, c'est un statut garanti... c'est l'insertion dans la société. Pas de liberté sans communauté. Elle ne peut résider que dans la dépendance, le supérieur garan- tissant au subordonné le respect de ses droits. L'homme libre, c'est celui qui a un protecteur puissant.1 Ces excellentes formules de Jacques Le Goff semblent pourtant contredites par la reprise traditionnelle, pendant tout le Moyen Age, de certains textes issus de l'Antiquité et qui proposaient l'éloge d'une liberté purement indi- viduelle et même sauvage, comme la fable Le Loup et le Chien. "Stadtluft macht frei", c'est un principe évoqué par Jacques Le Goff; et pourtant, le loup de la fable, pour sauver sa liberté, fuit dans la forêt, pas à la ville. Il n'est pas question d'esquisser ici les éléments du gros problème idéo- logique sous-jacent. Rappelions seulement la confusion qui a pu s'établir entre libertas et liberalitas, deux mots qui n'ont guère de rapports pour notre regard moderne; mais Isidore de Séville avait sans doute des raisons 1J. Le Goff, La civilisation de l'Occident médiéval (Paris: Arthaud, 1964), p. 349 (voir aussi p. 618). Reinardus 12 (1999), 3-17. DOI 10.1075/rein.l2.02bat ISSN 0925-4757 / E-ISSN 1569-9951 © John Benjamins Publishing Company 4 Jean Batany s'il éprouvait le besoin de les distinguer; et en effet, ils sont confondus par certains scribes pour la fable ésopique d'Adhemar de Chabannes Le Chien et le Voleur]2 et ils sont traduits en français, chez un moraliste du XIIIe siècle,3 par le même mot, franchise.4 Après tout, être liber, indépendant, c'est peut-être se montrer liberalis, assurer l'expansion de sa personnalité par l'abondance de ses dons; et, pour donner, il ne faut pas être amaigri par l'indigence, mais grossi aux dépens des maigres, y compris ceux qu'on a grugés, ou aux dépens des gros, y compris ceux qui vous tiennent plus ou moins en laisse... Les points de vue que nous allons examiner ont la prudence (ou l'aveuglement) de ne pas aller jusqu'à de tels cercles vici- eux, mais ils s'en approchent. Prenons-les simplement au niveau où ils se présentent, celui d'un vague sentiment d'autonomie (c'est-à-dire d'une pos- sibilité imaginaire d'acquérir des pouvoirs), dans quelques versions d'une fable dont se sont délectés, peut-être faute d'en voir toutes les implications, le paupérisme moderne et l'écologisme post-moderne. Le répertoire de Dicke et Grubmüller5 donne, sous le titre Wolf und Hund I, 92 références, pour le Moyen Age et le début de la Renaissance; il faudrait sans doute en ajouter au moins autant pour les XVIe en XVIIe siècles. On me pardonnera de n'avoir pris en compte qu'une trentaine de versions. Je rappelle le schéma standard, bien connu par La Fontaine (I,5): un loup famélique rencontre un chien bien nourri qui lui explique la belle vie qu'il a chez son maître; le loup serait prêt à le suivre et à adhérer à ce statut domestique, mais il voit sur le cou du chien une chaîne ou la trace d'un collier; le chien reconnaît qu'il est attaché toute la journée, et le loup s'enfuit, préférant la liberté. Les philologues ont astucieusement réuni quelques fragments d'Archilo- que6 où ils croient trouver les traces d'une première version de cette fable,7 mais ces fragments ne parlent pas de loup, à tel point qu'on a pu y voir la 2 Voir F. Bertini, Il monaco Ademaro e la sua raccolta di favole fedriane (Genova: Tilgher, 1975), pp. 140-42, et Die lateinische Aesop der Romulus, éd. G. Thiele (Hei- delberg: Winter, 1910), XXIX, pp. 94-97. 3 Le livre de philosophie et de moralité d'Alard de Cambrai, éd. par J.C. Payen (Paris: Klincksieck, 1970), références au lexique p. 343; voir en partic. pp. 179-80 où franchise traduit liberalitas. 4 Sur franc et franchise, il faut renvoyer à l'excellente étude de J. Chaurand, Intro- duction à l'histoire du vocabulaire français (Paris: Bordas, 1977), pp. 53-66 (Ouvrage ayant souffert d'un blackout surprenant et injuste). 5 G. Dicke &; K. Grubmüller, Die Fabeln des Mittelalters und der fruher Neuzeit, ein Katalog der deutschen Versionen und ihrer lateinischen Entsprechungen (Münster: Fink, 1987), n° 625, pp. 708-13. 6 Rappelons qu'Archiloque semble avoir été le premier auteur grec à systématiser l'emploi des apologues qu'on appellera ensuite "ésopiques" (cf. F. Rodriguez Adrados, Historia de la fabula greco-latina, 4 vols (Madrid: Universidad Complutense, 1979-1987). 7 Archiloque, Fragments, éd. par F. Lasserre, trad. et comm. par A. Bonnard (Paris: Belles-Lettres, 1958), pp. 8-9, fragments 20 à 27. Une Liberté ambiguë 5 confrontation de "deux chiens".8 Par la suite, le plus ancien texte datable de cette fable, c'est celui de Phèdre, contemporain et opposant de Tibère.9 Louis Havet l'a interprété comme un texte "à clé", d'après un passage où Tacite10 raconte l'entrevue entre le chef germain Arminius (prototype du Hermann des épopées allemandes), défenseur de l'indépendance, et son frère Flavius, acquis à la collaboration avec les Romains. Je fais toutes réserves sur les idées de Louis Havet au sujet du "cou pelé",11 mais le rapprochement d'ensemble est valable; ce qui ne veut pas dire que Phèdre ait inventé la fable pour cette circonstance. En tout cas, le Moyen Age et la Renaissance ont ignoré cette interprétation historique, et ont donné à l'apologue un sens moral général. Phèdre ouvrait peut-être la porte à des interprétations opposées en sui- vant le principe de la disputatio. Thiele12 pense que le rédacteur du Romulus en prose a dû croire à une maladresse en voyant le chien de Phèdre ne tracer le tableau le plus enthousiaste de sa vie domestique qu'après la découverte du collier par le loup, c'est pourquoi il aurait reporté au début les détails sur les friandises. Raisonnant uniquement sur les problèmes de filiation, Thiele ne pense pas à rappeler que Phèdre, bien loin de commettre une maladresse, suit le schéma rhétorique du "débat" en faisant reprendre et orchestrer ses arguments par le premier antagoniste après une forte objec- tion du second, pour donner l'impression provisoire d'un équilibre. Malgré le goût du Moyen Age pour le Streitgedicht, le Romulus supprime cette al- ternance. Mais, à partir du va-et-vient rhétorique superficiel qui ne servait, chez Phèdre, qu'à valoriser la position finale, les versions du Moyen Age semblent avoir moins éprouvé le besoin de confronter deux classes sociales 8 Voir Adrados, Historia..., t. I, p. 413; dans le catalogue A. Aarne & S. Thompson, The Types of the Folk-tale, quatrième éd. (Helsinki: Suomalainen Tiedeakatemia, 1981), p. 67, n° 201, la fable est sous le titre: "The lean dog prefers liberty to abundant food and a chain", titre contesté avec raison par H. Schwarzbaum (ci-dessous, note 36). 9 Phèdre, Fables, III, 15 (nombreuses éd., par ex. B.E. Perry (Loeb Classical Library, 1965), pp. 266-68). Les textes grecs conservés, très sommaires (comme la fable 100 de Babrios, ou le n° 3 des Tetrasticha) sont postérieurs, et précisent mal la portée de la fable. 10 Annales, II, 9-10. 11 Dans son article de la Revue des Etudes Anciennes (avril-juin 1921), pp. 95-102, L. Havet nous confie que, dans son enfance, il avait été choqué par le texte de La Fontaine, parce que les chiens qu'il connaissait et qui portaient un collier n'avaient pas le cou pelé; aussi, en découvrant le texte de Tacite, il en avait conclu que Phèdre avait imaginé ce détail pour symboliser la blessure reçue par Flavius et que découvre Arminius. Mais les fragments d'Archiloque parlaient déjà de ce cou pelé (fr. 24, Louis Havet semble oublier que les colliers de chien du premier siècle, et même du XVIIe, pouvaient être moins confortables que ceux de son époque. 12 Die lateinische Aesop der Romulus, éd. Thiele, LXV, Der Hund und der Wolf, pp. 212-15 (donnant en parallelèle le texte des principaux manuscrits). Voir ausi Einlei- tung, pp. XXXVIII-XXXIX. Pour l'éd. Bertini, cf. ci-dessus note 2. 6 Jean Batany que de faire sentir le débat moral qui se joue dans l'âme de l'un des deux personnages, ce qui pouvait être l'occasion, uploads/Philosophie/ loupetchien-batanylafontaine.pdf
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- Publié le Jul 26, 2021
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