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IS@DD | Juillet 2012 © Institut des Sciences de l’Environnement Université de Genève Page 1 LE CONCEPT DE NATURE À TRAVERS LES ÂGES Lucrèce, ou la nature désenchantée Repères biographiques On sait peu de choses de la vie de Lucrèce. Il semble avoir vécu en Italie, peut-être à Rome, entre 95 et 50 avant J.-C. Son oeuvre majeure, en fait la seule qui nous soit parvenue de lui, est un grand poème philosophique en six livres, écrit en latin et intitulé De rerum natura (De la nature). Dédié à Memmius, un noble romain, ce poème est un exposé et une défense des enseignements de la philosophie d’Epicure, dont Lucrèce était un adepte. Cicéron aurait édité sa poésie, qui constitue une de nos sources les plus complètes sur la physique et l’éthique d’Epicure. Admirée par Virgile, l’oeuvre de Lucrèce a été redécouverte au début du XVe siècle, pendant la Renaissance. De rerum natura a ensuite influencé des auteurs comme Montaigne, et plus tard Gassendi, ainsi que plusieurs philosophes rationalistes du XVIIIe siècle séduits par l’épicurisme (1). La philosophie d’Epicure L’épicurisme, tout comme le stoïcisme, était l’un des courants philosophiques majeurs de l’âge hellénistique, et son impact s’est fait sentir pendant une bonne partie de l’époque impériale romaine. Il a été fondé par Epicure, qui en 306 avant J.-C. avait établi à Athènes son école philosophique, appelée le Jardin. Le but premier de la philosophie était pour Epicure de trouver une voie permettant de parvenir à la tranquillité de l’âme, soit l’absence de trouble, ou ataraxie. Selon lui, on ne pouvait atteindre cette paix intérieure qu’en trouvant un remède à ce qu’il considérait comme les principales causes des troubles de l’âme : l’angoisse suscitée par la crainte des dieux et de la mort, l’insatisfaction et la souffrance ressenties dans la quête des faux plaisirs. En effet, d’après Epicure le mal n’est pas dans les choses elles-mêmes, mais dans les jugements de valeurs portés sur les choses. Etant donné que la nature crée et gouverne, une vie sans trouble n’est possible que si on s’efforce de vivre en harmonie avec elle. L’étude de la nature doit donc chasser les fausses représentations et conduire à un mode de vie plus conforme aux exigences vitales. Ainsi pour Epicure la science n’était pas une fin en soi : elle servait surtout à justifier un choix existentiel. La compréhension du monde physique, liée à la réflexion éthique, jouait dès lors un rôle crucial dans la philosophie épicurienne. Celle-ci allait suivre une méthode essentiellement fondée sur le discours théorique et l’observation de la réalité naturelle, par opposition à la dialectique des platoniciens (2). De la physique à l’éthique L’éthique et la physique, avec la logique, formaient pour les épicuriens et les stoïciens les trois branches de la philosophie. Dans sa poésie philosophique, une forme littéraire déjà employée auparavant par des philosophes grecs comme Héraclite et Empédocle, Lucrèce a explicité et prolongé la vision du monde d’Epicure, telle qu’elle nous est connue à travers ses écrits. Il a accordé une grande importance à l’explication rationnelle de la nature et à la critique des représentations communes. La science physique avait déjà accompli d’importants progrès en Grèce au cours des siècles précédents, avec Démocrite et sa conception atomiste de l’univers, ou avec Archimède et son fameux théorème concernant la mécanique des fluides. C’est d’abord sur l’atomisme que se base la théorie physique d’Epicure, reprise par Lucrèce. Celui-ci pose pour commencer un principe ontologique, à savoir qu’il n’y a pas de création ex nihilo. L’univers est représenté comme un espace infini formé de vide et d’atomes en mouvement, ces derniers étant éternels. Un flux sans fin d’atomes traverse le vide de l’espace, certains atomes étant déviés de leur trajectoire. Cette déviation, ou déclinaison, qui d’après Lucrèce se produit de manière aléatoire, explique que des atomes s’entrechoquent et parfois s’assemblent. Des structures complexes plus ou moins stables peuvent en résulter, mais elle finissent toujours par ses dissoudre dans le flux atomique. Le monde, la nature, et de façon générale tous les corps physiques, sont le résultat temporaire d’un processus d’agrégation et de désagrégation qui se répète indéfiniment (3). Une pareille conception de l’univers, où rien ne se perd et rien ne se crée, mais où tout se transforme, rend superflue l’intervention d’une puissance divine pour expliquer l’existence du monde et comprendre les phénomènes naturels. Pour Lucrèce, la nature est formée de corps matériels et transitoires ; à long terme, la Terre elle-même disparaîtra. Le monde et l’Homme perdent leur statut de créations divines, et l’univers n’est plus perçu d’un point de vue anthropocentrique. La science se sépare ici complètement du sacré. Cette représentation matérialiste du monde et de la nature sert de point d’appui pour l’éthique épicurienne que Lucrèce défend dans son poème : les dieux, s’ils existent, sont des êtres lointains et bienheureux qui ne jouent aucun rôle dans les processus naturels et n’interviennent pas dans les affaires des hommes. Par conséquent, les êtres humains n’ont aucune raison de craindre ces divinités qui ne se soucient nullement de leur existence. Par ailleurs, si tous les organismes vivants sont composés exclusivement d’atomes, l’âme est elle aussi matérielle et donc disparaît avec le corps : la conscience retourne au néant et il n’y a pas de châtiments infernaux. Les mythes relatifs au destin des âmes dans le royaume des ombres ne sont que des fables symbolisant les vicissitudes humaines. IS@DD | Juillet 2012 © Institut des Sciences de l’Environnement Université de Genève Page 2 Lucrèce montre ainsi comment se résolvent, lorsque l’étude de la nature remplace la superstition, deux problèmes cruciaux auxquels s’attaque la philosophie d’Epicure : la crainte des dieux et de la mort. L’étude de la nature permet aussi de parvenir à la tranquillité de l’âme par un autre moyen : en faisant la distinction entre les besoins naturels et nécessaires, les besoins naturels mais non nécessaires, et ceux qui ne sont ni l’un ni l’autre. Dans cette dernière catégorie se placent les désirs de richesse, de puissance ou de gloire, qui constituent une grande source de troubles pour l’individu et de maux pour l’humanité. Bien qu’il soit impossible pour l’Homme de revenir à l’état naturel, il devrait cependant s’efforcer de vivre le plus possible en accord avec la nature, et rechercher les plaisirs naturels de façon raisonnable, en maîtrisant ses désirs (4). Nature et civilisation Dans son poème Lucrèce évoque avec lyrisme les charmes et la majesté de la nature, toutefois il ne l’idéalise pas à l’excès, étant conscient que dans bien des cas l’environnement naturel est hostile ou peu propice à la vie humaine. Du point de vue de la satisfaction des besoins de l’humanité, la nature n’est pas parfaite, et il ne faut pas s’en étonner si on considère qu’elle n’a pas été créée pour l’Homme : en effet, la conception du monde que nous présente Lucrèce n’admet pas de causes finales. Il n’y a pas de téléologie, l’univers ne suit pas le plan d’une intelligence ordonnatrice supérieure. Concernant le devenir des sociétés, Lucrèce développe une approche évolutionniste : les communautés humaines sont apparues comme une réponse collective aux défis que posait la nature aux premiers hommes, qui devaient mener un combat quotidien pour satisfaire leurs besoins les plus élémentaires en tirant le meilleur parti de leur environnement. Les découvertes et les inventions, comme le feu, l’agriculture ou la métallurgie, sont le fruit de la nécessité, et souvent le résultat de l’observation et de l’imitation des phénomènes naturels. Elles ne sont pas un don des dieux, comme le laissent croire certains mythes, mais l’aboutissement d’un patient labeur et d’une accumulation de savoir. Et il en va de même des institutions politiques, qui se sont également développées par étapes successives. D’ailleurs les progrès de la civilisation ne sont pas dépourvus de désavantages, et Lucrèce laisse entrevoir que toute avancée entraîne aussi des inconvénients imprévus et de nouveaux problèmes à résoudre. A cela s’ajoute le fait que l’environnement se transforme, même lorsqu’il n’est pas soumis à l’activité humaine : non seulement les sols cultivés peuvent perdre leur fertilité, mais des phénomènes géologiques peuvent parfois modifier de manière radicale l’environnement. Il y a donc une analogie entre le devenir des corps physiques, des êtres vivants, des sociétés et du monde dans son ensemble : tous sont soumis à un processus de croissance et de déclin. Mais si l’humanité est inéluctablement vouée à l’extinction, et si tôt ou tard la Terre périra, quelle espoir reste-t-il aux individus ? Bien que cette vision du monde que Lucrèce veut nous faire partager puisse sembler pessimiste au premier abord, l’Homme y apparaît tout de même comme doué d’un libre-arbitre. Ce dernier serait la conséquence d’une indétermination fondamentale, la déviation aléatoire des atomes évoquée plus haut. L’être humain disposerait alors d’une liberté qui lui permettrait non seulement de maîtriser ses désirs, mais également de s’adapter de façon réfléchie aux lois naturelles du devenir. Voici maintenant trois extraits du poème De la nature pour illustrer quelques aspects de la vision du monde de Lucrèce : le premier souligne uploads/Philosophie/ lucrece.pdf
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- Publié le Apv 28, 2022
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