La mesure de la démesure : De la nature et de l'origine des dieux Marc RICH IR
La mesure de la démesure : De la nature et de l'origine des dieux Marc RICH IR «On est presque tenté de dire que la langue elle- même ne serait que la mythologie pâlie, qu'en elle serait conservé, seulement dans des différences abstraites et formelles, ce que la mythologie garde encore dans des différences vivantes et concrètes.» Schelling* I. INTRODUCTION On ne peut manquer d'être frappé, lorsqu'on lit la Théogonie d'Hésiode ou l' «Epopée» mésopotamienne «de la création» l, par l'équivoque qui affecte au moins les premières «divinités» - les «divinités cosmiques» - : nous sommes presque irrésistiblement conduits à les lire comme des concepts désignant des «entités» alors même que, nous le savons, cette lec- ture est issue de la philosophie, à savoir d'une institution symbolique plus tardive que celle où se sont articulés les récits mythologiques, et donc que, à tout le moins, la lecture «fidèle» de ces récits doit être autre, et passer par une épochè phénoménologique de la conceptualité philosophique. Il reste cependant, entre les deux, entre la lecture philosophique et ce qui a dû - et devrait - être l'autre lecture, une énigmatique complicité: c'est celle de la «magie» des mots - où ce terme est pris en son sens le plus général ou le plus commun -: «magie» des dieux ou des noms des dieux dans un cas, «magie» des concepts dans l'autre, comme si le concept contenait la chose, en recelait d'un coup tout le mystère - il n'est que de penser, par exemple à Hegel ou à Heidegger, pour s'apercevoir que, dans leur pensée et leurs écrits, cette «magie» joue à plein, à condition, bien entendu, de ne pas prendre «concept» au sens technique que lui donne son entente logique. l~ * L Introduction historico-critique à la Philosophie de la mythologie, leçon 3. Cf. J. Bottero et S.N. Kramer, Lorsque les dieux faisaient l'homme, Gallimard, BibL des Histoires, Paris, 1989. 138 MARC RICHIR LA MESURE DE LA DÉMESURE: DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DES DIEUX 139 Cette complicité, où le concept, par sa «magie», est censé faire exister la chose (la Sache) elle-même, voire son mouvement même, ne doit cependant pas faire oublier la différence. Celle-ci tient à la «nature» de l'institution sym- bolique de la philosophie, en laquelle la langue, en réalité la langue philoso- phique, s'institue à distance de son «référent» qui lui est extérieur. Cela n'est possible, d'un côté, que si ce «référent» prend statut d'extériorité en s'identi- fiant à soi (l'être), à distance du mouvement de la pensée (du langage) dans la langue. Donc cela n'est pareillement possible, de l'autre côté, que si, dans le même mouvement, la pensée (le langage, le sens) se distingue de la langue en s'identifiant à elle-même comme travail d'institution de la langue, comme élaboration de la langue commune en langue philosophique. Et le problème philosophique devient celui de savoir comment la pensée peut rejoindre cela qui lui est extérieur en le disant, et comment, dans ce dire, cette extériorité devient accessible telle qu'elle est censée être en elle-même. La croyance des philosophes, la foi symbolique propre à l'institution symbolique de la philoso- phie, est que le penser se rejoint lui-même, est véritablement penser, quand il rejoint l'être qui est censé lui être extérieur, et que l'être se rejoint lui-même, est véritablement l'être en tant que tel, quand le penser, qui est censé lui être extérieur, l'ouvre à ce redoublement de lui-même dans le «en tant que». Cette foi symbolique est donc que, dans cette sorte de chiasme de l'être et du pen- ser, penser et être sont le même, que penser véritablement, c'est tendre à être l'être lui-même, et qu'être véritablement, c'est être dans le penser véritable. Ou encore, cette foi symbolique est foi en ce que le «contenu» véritable du penser véritable n'est rien d'autre que le «contenu» même de l'être, et que celui-ci, en son extériorité même, n'est rien d'autre que le «contenu» même du penser quand le penser se tient véritablement en lui-même. Cette identité ou cette «mêmeté» du penser et de l'être, jusque dans ce qui se réfléchit comme leurs contenus respectifs, est ce que nous nommons la tautologie symbolique de la philosophie. Elle signifie par exemple que lorsque nous pensons la teneur de sens identifiée par le mot chaos, nous pensons véritablement la teneur de sens d'être de l'abîme béant qui par ailleurs peut toujours se tenir sans nous et hors de nous. Il y a donc dans les concepts ou les mots, dans les mots comme concepts, cette «magie» qui est comme leur «pouvoir» de faire comparaître ce dont on parle, et ce, dans la mesure où le mot, le concept, n'est pas la chose elle-même, mais le signe d'une aperception de langue en laquelle comparaît (ou est censée comparaître) la chose elle-même. Il y a cependant, dans cette conception de la langue - dans le style propre à cette institution symbolique de la langue -, quelque chose de redoutable, et qui est le risque de son aplatissement ou de son appauvrissement, d'une sorte de «perspective» architectonique «écrasée»: y a-t-il une aperception du chaos, ou même de l'être, au même sens que, par exemple, il y a aperception de telle ou telle chose ou action du «monde» quotidien? On supplée en général à cet «écrasement» de perspective en disant que l'aperception de l'abîme béant, ou de la terre, ou de la nuit ou encore de l'être, requiert beaucoup d'imagination, au contraire de l'aperception d'une table, d'un arbre, ou même d'un homme. Car il faut bien que la pensée récupère de l'autre côté ce qu'elle a perdu ~ d'emblée d'un côté. C'est sa manière à elle de se recoder, en ce type de «régime», en définissant ses distinctions. Mais l'imagination, déjà, risque de se perdre, de ne pouvoir se rejoindre elle-même, et donc de ne plus pouvoir prétendre au statut de «penser véritable» : la confusion des aperceptions de langue sur un seul et même registre d' aperceptions faisant comparaître les choses par le pouvoir «magique» des mots, est, on le sait, génératrice d'illu- sions, de mensonges, et même d'illusions transcendantales. Le chaos relève- t-il encore de l'être, est-il lui-même un être (un étant), est-il, à part quelques «exemples physiques» particulièrement frappants - mais il faut «aller y voir» -, autre chose qu'une fiction? Surtout s'il s'agit du chaos originel? La fiction serait-elle antérieure à l'être? Ou un «effet» de l'être? Etc, etc. On voit, déjà par là, que la langue philosophique, malgré son aplatissement tout apparent dans l'apophantique (le logico-éidétique, réglé par l'identité et la non-contradiction), n'est pas, en réalité, sans architectonique, sans une tecto- nique complexe de son archè (de son principe, de son origine) qui la travaille, fût-ce à son insu, dans le mouvement même de son institution se faisant. Contrairement aux apparences, et c'est ce qui fait toute sa richesse et toute sa complexité, la langue philosophique ne peut pas parler de manière égale de tout ce qu'elle est susceptible de rencontrer. C'est très précisément par là, au reste, que la philosophie a encore une chance, par-delà le logico-éidétique, de rencontrer autre chose qu'elle-même, en particulier, pour poursuivre notre exemple, d'interroger ce qui est en jeu, de penser et d'être, dans l'abîme béant. Il n'empêche que cette rencontre de son altérité par la philosophie n'est jamais possible que par une épochè phénoménologique, plus ou moins radi- cale, de la langue philosophique, et que, dans le cas des récits mytholo- giques, qui ne racontent pas des histoires ou une histoire qui se serait passée quelque part - en un supposé autre «lieu» de l'être2 -, cette épochè doive être radicale. Qu'est-ce qui est en jeu dans les aperceptions de langue signées par les noms des dieux, cela demeurera sans doute, à jamais, une énigme pour la philosophie - mais aussi pour toutes les disciplines, scienti- fiques, qui en sont issues -, c'est-à-dire une énigme pour nous. Une chose, cependant, a priori étrange ou paradoxale, doit éveiller notre attention: c'est le cratylisme qui, fréquemment, mais pas toujours, s'attache aux noms des dieux. Il signifie à tout le moins que, pour nous, dans notre cadre de penser (philosophique), le nom des dieux se confond avec leur être, ou plutôt que l'être des dieux est, non pas un être de langue, ce qui signifierait absurde- ment que les dieux s'identifierait à du signifiant sans signifié, donc que leurs aperceptions n'ouvriraient sur rien (ce qui, il est vrai, est plus ou moins notre cas), mais un être de langage, dont la fixation dans la langue requiert précisément des «jeux de mots» et des «jeux» parallèles sur l'étymologie, donc, à proprement parler une élaboration symbolique de la langue, qui va puiser dans les ressources de ce que nous nommons le langage phénoméno- logique - la masse inchoative des sens et des amorces de sens mutuellement 2. Le croire, comme l'a cru la philosophie, c'est déjà réduire la pensée mythologique à une sorte de «fiction poétique», plus ou moins inconsistante égard à l'être. 140 MARC RICHIR LA MESURE DE uploads/Philosophie/ m-richir-la-mesure-de-la-demesure-de-la-nature-et-de-l-x27-origine-des-dieux.pdf
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- Publié le Nov 24, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
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