Stéphane Zagdanski LES JOIES DE MON CORPS florilège Aux génies « Les vues court
Stéphane Zagdanski LES JOIES DE MON CORPS florilège Aux génies « Les vues courtes, je veux dire les esprits bornés et res- serrés dans leur petite sphère, ne peuvent comprendre cette universalité de talents que l’on remarque quelquefois dans un même sujet : ou ` ils voient l’agréable, ils en excluent le solide ; ou ` ils croient découvrir les gra ˆces du corps, l’agilité, la souplesse, la dextérité, ils ne veulent plus y admettre les dons de l’a ˆme, la profondeur, la réflexion, la sagesse : ils ôtent de l’histoire de SOCRATE qu’il ait dansé. » LA BRUYERE « Le corps souple qui persuade, le danseur dont le sym- bole et l’expression sont l’a ˆme joyeuse d’elle-même. La joie égoïste de tels corps, de telles a ˆmes s’appelle elle-même : “vertu”. » NIETZSCHE Pre ´face « Diversité c’est ma devise. » LA FONTAINE « Puissance de l’idée fixe. » BAUDELAIRE Les mots ne sont pas de marbre. Ils vont, viennent, vivent, pensent, vieillissent bien ou mal, souffrent et jouissent comme la chair de celui dont ils émanent. C’est précisément parce qu’ils sont si marqués qu’on cherche autant à les neutraliser. Peine perdue. Les mots ne sont pas faits pour plaire, ni pour déplaire d’ailleurs. A ` la limite, ils ne sont pas écrits pour être vus. Je crois que c’est là leur vérité la plus scandaleuse, et par ricochet la mienne. Je n’ai jamais écrit pour être lu. Un mot n’est pas une image. E ´crire : « L’éclat vif du soleil dans l’azur se déploie » ne revient pas à photographier un ciel de Grèce ensoleillé. Le photographe, au moment ou ` il appuie sur le déclic de son appareil manufacturé, voit ce qu’il va don- ner à voir. Il lui est impossible de précéder ce qu’il va transfor- mer en spectacle, il est donc substantiellement en retard, un 11 retard — celui de l’industrie sur la nature – qui se mesure en millénaires. L’écrivain, à l’instant ou ` sa main prophétise d’infimes ara- besques d’ombre sur l’éblouissement du papier – « feu noir sur feu blanc » dit la mystique juive —, ne lit pas ce qu’il va donner à lire. Il n’est pas contemporain de lui-même ; il se précède, il se chevauche, il s’ébauche tout en se pressant comme un fruit pour extirper de son être cette pulpe noire de sa pensée : les mots architecturés en phrases. C’est donc la moindre des choses qu’un écrivain tienne à ses mots (aux milliers de mots qu’il a écrits — c’est-à-dire vécus, pensés, élus — dans sa vie) comme à la prunelle de ses yeux. C’est également la moindre des choses que cela déconcerte et fasse enrager tous ceux qui tiennent davantage à leur image, à leur réputation, à leur niche ou à leurs transactions. La meil- leure preuve, c’est qu’ils se contredisent souvent, ont la mémoire courte, sont dénués de la plus minimale logique, fuient comme la peste toute cohérence et idola ˆtrent avec un soulagement avide qui s’est mille fois trompé et renié, per- suadés que transiger avec le mensonge est une des catégories essentielles de l’authenticité. Eh bien non. L’homme de mots ne s’accoutume pas à cette banale bas- sesse. Ce qu’il écrit lui importe, ses phrases ont un sens, elles sont le sceau de ce qu’il est, de ses actes, de ses choix de vie, de chacun de ses battements de cœur. Mes mots ne sont pas des images, et comme eux je ne serai jamais sage. Les textes qu’on va lire ici ont été écrits ces dix dernières années. On y remarquera, derrière l’apparente hétérogénéité 12 de leurs propos, certains thèmes de prédilection — le corps, la résurrection, la solitude, la félicité, le génie, la subver- sion —, ajoutés à une déférence attendrie et intransigeante à l’égard des Classiques. Tout est là. Divertimento ou sonate, sarcasme, polémique, vignette, entretien, improvisation, esquisse, rêverie..., chacun de mes textes s’arc-boute à une connaissance méditée de la Littérature. Ma prose ne relève par conséquent jamais de la provocation. C’est de la même amphore que sortent les mots qui décryptent le génie de Saint-Simon ou de Van Gogh, qui scandent la remémoration de mes jouissances ou ridiculisent la toute-puis- sante cécité de mes contemporains. Dans Les intérêts du temps, Mes Moires et Pauvre de Gaulle !, j’ai insisté sur les moindres modifications, volontaires ou pas, apportés par d’autres à mes textes. Il ne s’agit pas de paranoïa, de mégalomanie, ni de minutie exagérée. Il s’agit, pour reprendre la formule de Kafka, de décrire un combat. Entre qui et qui ? Entre tous ceux pour qui les mots ne sont que des pis- aller, d’imparfaites illustrations, des embryons d’images mal décongelés, des légendes au bas de leur maquette ou les simples ustensiles de leur salaire, et celui dont les mots ont un sens précis, rythmique, pensé, pour qui « oui » n’est pas « non » ni « peut-être », celui pour qui les mots, au fond, sont, à la lettre, une question de vie ou de mort. Je suis persuadé en outre qu’il existe comme un inconscient collectif des maquettistes qui leur fait coquiller, par exemple, « le génie est incaptable » en « le génie est incapable », ou systématiquement illustrer des textes intitulés par des repro- ductions sinistres de tristesse des génies en question. Ne faut- il pas être mauvaisement tenace pour dénicher un portrait de 13 Nietzsche en gaîté, La félicité de Casanova, Le sourire de Diderot 14 Diderot en grisaille sur lequel celui-ci, lèvres pincées, joues ridées, regard apeuré, paraît souffrir le martyr ! J’appelle cette censure systématique des joies du corps la volonté de nuisance, religion déferlante en ce méprisable début de millénaire. Je ne me suis par conséquent pas interdit de republier ici deux ou trois textes déjà insérés dans certains de mes essais ou romans, prenant exemple sur Chateaubriand : « Lecteur, si tu t’impatientes de ces citations, de ces récits, songe d’abord que tu n’as peut-être pas lu mes ouvrages, et qu’ensuite je ne t’entends plus ; je dors dans la terre que tu foules ; si tu m’en veux, frappe cette terre, tu n’insulteras que mes os. Songe de plus que mes écrits font partie essentielle de cette existence dont je déploie les feuilles. » « Je me cite (je ne suis plus que le temps) », écrit-il encore dans sa Vie de Rancé. Voilà l’idée majeure. L’écrivain surplombe toute lecture qu’on pourra faire de ses textes. Il sait qu’ils ne sont jamais vraiment lus, en tout cas jamais par leurs exacts contemporains. Se citer soi-même, accentuer la spécificité d’un fragment qui s’était dilué dans un ensemble plus vaste, c’est, au fond, se donner la liberté inouïe de révoquer ses contemporains pour s’en choisir d’inédits, qui seront eux-mêmes dispersés dans l’oubli après quelques décennies. Ainsi, à chaque nouveau livre publié, un nouveau monde de lecteurs apparaît : la fidélité est l’apanage de la mort, elle n’a donc pas cours en littérature, laquelle est toujours par avance d’outre-tombe. 16 I MON CORPS ET MOI Les joies de mon corps 1 « Je ne connais rien au monde de plus agréable que de sentir son corps en forme, que de se sentir les muscles, le sang, les os pleins de force. On a l’impression de rayonner et de sentir un petit frisson dans le dos. A ces moments-là, on dirait que même les pensées dégagent une énergie toute neuve. » Muhammad Ali, Le plus grand Mon corps est à moi mais je ne suis pas mon corps. A ` l’a ˆge de huit jours, mon corps vécut sa première joie. L’ouverture indolore de mon sexe, la pinçure aérée du pré- puce, la prestesse de poignet du mohel, la sensation de l’éclair, le filet de sang pétillant, le pansement de coton, la goutte de vin, et la vieille bénédiction ashkénaze comme un baptême de pourpre. 1. Ce divertimento, paru en 1995 dans la revue de John Gelder Objet perdu, succédait à un texte théorique intitulé E ´jaculations présocratiques consacré à Nietzsche et aux philosophes atomistes (Cf. Fini de rire), texte qui s’achève par les mots « joie du corps ». E ´trangement, à peu près à l’époque ou ` je rédigeai ce texte, la douleur dorsale que je décris ici disparut définitivement. 19 Ma joie de l’écriture participe foncièrement de cette joie de la circoncision. Levé à l’aurore, mon corps s’assied à son bureau, allume une bougie — joie de la flamme pour la joie des yeux —, puis mes doigts saisissent mon stylo, le décapu- chonnent, et les lettres et les mots avancent devant moi, comme si ce n’était pas moi qui les étiraient en phrases bleues mais eux qui aspiraient dans leur sillage la conque de ma main droite et mes phalanges enroulées en hélice autour de l’instrument noir gorgé d’encre marine. A ` treize ans, j’ai connu la joie de la bar-mitzva. Enveloppé dans mon taleth bleu et blanc, mes nerfs enlaçés dans le radar de cuir de uploads/Philosophie/ florilege.pdf
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- Publié le Oct 24, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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