À Pierre, naturellement ACTE I TA FAÇON D’ÊTRE LETTRE À MA MÈRE Dans le mouveme
À Pierre, naturellement ACTE I TA FAÇON D’ÊTRE LETTRE À MA MÈRE Dans le mouvement de la vie, chacun évite le mur de ses peurs. Toi, tu l’as toujours défoncé avec joie, indiscipline et délicatesse. Ton goût immodéré de la liberté, ton acharnement à aimer, à ne jamais tricher sur tes désirs, recouvrent une sorte d’austérité morale. Les arrangements de l’existence, jouir avec parcimonie ou s’attarder dans des liaisons sinistrées, tu ne connais pas. En amour, tu déménages avant que l’usure ait eu sa part. Tu ne sais pas laisser battre ton cœur au ralenti. Avec toi, et dans tous les domaines, l’improbable rafle tout. Jamais tu ne fus réductible aux usages en vigueur, ni aux idées convenables. Ton tiroir à axiomes est vide, ton armoire à principes brûlée depuis longtemps. À tous les égards, ta manière d’être a quelque chose d’exorbitant et d’effrayant. Je t’ai toujours vue naviguer dans la grande instabilité, celle qui permet de déroger à la médiocrité, sans craindre les déconvenues, en les recherchant parfois. Ta vie t’associe au mot liberté. On ne savait trop ce que tu pulvérisais le plus vite, les préjugés ânonnés ou les emmerdeurs qui entravaient tes tribulations. Tes victoires, tu les as voulues mirifiques, tes catastrophes aussi complètes qu’il se pût. Ton talent fut d’exister avec une intensité à peine croyable quand tant d’autres s’économisent. Ton génie de la vie m’a ébloui, souvent révolté mais toujours fasciné. Comment as-tu fait, maman, pour ne pas flamber au milieu de tes incendies du cœur ? Je sais qu’il n’y a pas d’autre mort que l’absence d’amour. Mais j’ai peur comme jamais de ton grand départ, que tu quittes le flot des choses. L’heure approche, cataclysmique. J’ai une terreur paralysante de ne pas savoir faire face à la disparition de ton audace. Le manque, ça finit quand ? Je sais que cette douleur sera trompeuse, que la relation réelle n’est jamais absente. Il n’est tout simplement pas possible d’évaporer l’amour fou. Tu es ma mère pour l’éternité. C’est bien l’unique réalité, même si cette vérité stable change de forme. Perdre l’autre et le fil d’un amour n’existe pas. Mais j’ai affreusement peur de ton absence excessive, du big bang de ton silence. Que tes avidités ne dérangent plus la vie que tu m’as donnée. Que tu cesses d’effriter mes certitudes. Que tes licences si déroutantes arrêtent d’amplifier les miennes. Qui vais-je être si tu ne me fragilises plus assez pour me renforcer ? Me prélasserai-je dans de pâles faux- fuyants ? Mon intelligence cessera-t-elle de manufacturer des pensées affranchies, des définitions bien à moi et des suites de raisonnements assez folles pour être fécondes ? Alors je t’écris cette lettre d’amour en larmes que tu pourras lire avant le grand départ, cette lettre à ton cœur. Je t’écris ces pages violentes avec toute ma douceur et ma tristesse légère, des lignes tendres qui contiennent ma plus belle sauvagerie. Tu m’as fait ainsi : altruiste et guerrier, gentil et radical, incapable de mener une vie minuscule. Je n’ai, moi non plus, aucune dilection pour la frustration. Alors je vais tout te dire, parce que ce tout-là est magnifique, ce tout hors des jugements imbéciles, éloigné des brocards classiques. Par toi, et par le père ensorcelé de culot que tu m’as choisi, j’ai appris que vivre c’est s’exposer, ne plus être taché de peur, et qu’il n’est pas d’autre solution que d’être suprêmement vrai. Fût-ce en dépensant la plus incroyable violence. Oh, que tu me manques déjà. Je ne veux pas me reposer de toi. Que j’aime l’inconfort extrême – ce moyen de transport efficace vers le bonheur – que tu m’as fait connaître. Que les êtres me semblent moins vivants que toi, si apeurés d’être. Pourquoi ne savent-ils pas exister aussi largement que toi ? Pourquoi se servent-ils du sacrement du mariage comme d’un oreiller ? Pourquoi cette crainte généralisée à vivre sans frein ? Que j’aime que tu n’aies jamais su te faufiler vers la vieillesse sur la pointe des pieds. Qui vais-je devenir éloigné de toi ? Sans tes malheurs merveilleux. L’EAU BOUILLANTE À seize ans, ton père entre dans ta chambre et te voit la tête posée sur les genoux d’un jeune homme, assise en tailleur devant un feu de cheminée. Le jeune homme est très beau, originaire d’Indochine. Tu l’appelles « le Loon ». Ton père reste immobile de longues minutes, au confluent du mépris et de la déception. Il te juge, te foudroie et se tait ; puis il sort, en tirant la porte lentement. Tu te sais excommuniée, coupable d’aimer le Loon en un âge où les filles ont souvent la religion de leurs troubles. Toi, tu aimes déjà absolument. Mais ton père te croyait de substance volatile. Qu’as-tu fait pour récupérer son regard ? Ce qu’une adolescente aurait fait ? Non, tu cours dans les cuisines de votre vaste maison, tu rejoins le sous-sol. Tu fais bouillir de l’eau dans une marmite et, sans hésiter, tu plonges tes deux mains dedans. Tu t’ébouillantes volontairement. Ton hurlement terrifiant réveille en lui le médecin, le chirurgien, et enfin le père. Déjà tu habites le monde des livres, de l’impensable. Dès que l’amour est en cause, tu oses tout. Jusqu’à te priver de tes mains. Une étrange loi intime te commande, à ton insu : toi, tu ne feras pas semblant de vivre, d’aimer ou de souffrir. En dépit de toi, tu avanceras vers ton risque. Jamais même tu n’envisageras les demi-mesures, les combinaisons avec soi qui en réalité sont des défaites morales. Tu seras fiction, retouchant sans cesse ton personnage, inconnaissable par les caractères stables. En te regardant, je n’ai jamais compris qu’on se rassasiât d’un être. MON LIVRE BRÛLÉ J’ai vingt-deux ans, nous sommes à la campagne – à Verdelot – dans ce prieuré du XII siècle où les hommes de ta vie t’ont aimée exactement comme tu voulais être aimée : ensemble. Tu n’y séchas jamais d’ennui. Dehors, la lumière ardoisée de la Seine-et-Marne hivernale éteint les autres notes. Au loin s’écoulent les eaux limoneuses du Petit-Morin, couleur d’automne. Un feu brûle entre nous, la cheminée est haute. Je pose devant toi l’épais manuscrit de mon second roman, avec regret. — Ce livre ne me ressemble pas. Je l’ai écrit mais il n’est pas de moi. Je dois le remettre à l’éditeur dans cinq semaines, pas le choix. Les dates du contrat… — Il ne te ressemble pas ? me lances-tu. — Non… Je t’avoue que mes personnages me sont étrangers. e Fades, ils charrient des toxines d’indifférence. Ils vivent dans l’ombre de leurs désirs, négligent leur joie. Sans hésiter, tu prends l’unique copie de mon manuscrit et la jettes dans le feu. Plus d’un an de labeur obstiné, de batailles contre des phrases rétives. Je reste saisi et t’entends me dire : — Tu ne peux pas publier quelque chose qui ne te ressemble pas. Hébété par ta réaction, je ne réponds pas et, sans rien faire, laisse mon manuscrit se consumer. Peu importe les dates du contrat, les contraintes du monde réel. Tu hais le leurre, le chiqué imprimé, les gens qui sont les comédiens d’eux-mêmes et, par-dessus tout, le droit ne te concerne pas. Ton geste fou me rappelle à l’essentiel : il est déraisonnable de ne pas être soi. Cinq semaines plus tard, je dépose chez mon éditeur le manuscrit de mon second roman – écrit en trente-cinq jours, en urgence – intitulé Le Zèbre. Ma vie littéraire commence, grâce au feu, grâce au vide, grâce à ma joie retrouvée. Je t’ai toujours vue créer le vide quand il y avait du mensonge, cet espace fécond qui permet au vrai et à la joie de reprendre toute leur place. Ce jour-là, comment diable as-tu senti que brûler mon livre en ferait naître un autre, plus essentiel pour moi ? Comment n’as-tu pas même songé, en mère protectrice, que tu me plaçais dans un embarras extrême vis-à-vis de mon éditeur qui attendait la septième version de mon texte trop rapetassé ? Si je n’ai pas récupéré mon manuscrit dans les flammes, c’est parce que ton geste fut naturel, juste, sans laisser la moindre part au doute. Comme s’il était évident qu’un être humain n’a pas le droit moral de commettre un acte auquel il ne croit pas, de signer des mots qui ne le révèlent pas. Aucun contrat au monde ne devrait être supérieur à cet axiome. Les gens pensent parfois ces choses-là, en songe ou dans les livres, tu les vis. De toi, j’ai appris que s’élancer dans les gouffres permet à nos ailes de pousser. Sans cette absolue confiance dans la vie, tout nous retient. Et l’existence n’est plus qu’un rendez-vous raté avec soi. Ton passé est assez long pour te fournir en audaces, et pas assez lourd pour t’en écraser. Ne meurs pas. Abstiens-toi. LE MANQUE Le manque corrosif, quasi létal, je l’ai rencontré à l’âge de quinze ans par tes mots : — Papa est parti. Tu ne m’as pas dit uploads/Philosophie/ ma-mere-avait-raison-alexandre-jardin 1 .pdf
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- Publié le Jul 02, 2021
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