TRICENTENAIRE DE SPINOZA, L'HOMME IVRE DE DIEU par MICHELE REBOUL (Revue Questi

TRICENTENAIRE DE SPINOZA, L'HOMME IVRE DE DIEU par MICHELE REBOUL (Revue Question De. No 19. Juillet-Août 1977) Le 21 février 1677 mourait Spinoza, l'homme « ivre de Dieu » comme l'appelait le poète Novalis. Plusieurs hommages ont marqué le tricentenaire de cette mort. Michèle Reboul, présente ici l'essentiel de la pensée philosophique et religieuse de Spinoza. Rarement un philosophe a été autant rejeté par ses contemporains (excommunié par ses coreligionnaires, les juifs, honni par les catholiques, Malebranche en tête, ou par les protestants, avec Leibniz qui le renia) et autant trahi par la postérité. Si Spinoza a été, bien involontairement, un scandale, c'est que, n'étant rattaché à aucune école, à aucune croyance, il montrait par la liberté de son existence et de sa pensée, la relativité, la partialité de toute vérité humaine et, par suite, la fausseté de toute vérité qui se donne pour particulière, isolée par rapport à toute autre. Hegel a pu écrire : « L'alternative est : Spinoza ou pas de philosophie », et Bergson : « Tout philosophe a deux philosophies, la sienne et celle de Spinoza », parce que Spinoza est peut-être le seul vrai philosophe, celui pour qui le salut, la libération de l'homme, consiste à vivre la vérité et non pas à essayer de découvrir quelle est ma vérité. Le « connais-toi toi-même » socratique est remplacé par « connais Dieu et ainsi tu te connaîtras ». Spinoza a effectué un total renversement ontologique : il ne part pas de l'homme, mais de Dieu. Dieu ne se comprend pas par rapport à l'homme. Tandis que pour Descartes, c'est le caractère imparfait de l'homme qui permet de remonter à la source de la conscience de cette imperfection, donc d'un manque par rapport au parfait qui est Dieu, pour Spinoza, c'est l'homme qui se comprend en Dieu, car « tout ce qui est, est en Dieu, et rien, sans Dieu, ne peut ni être ni être conçu » (Eth. I, prop. XV, p. 378). Spinoza est le philosophe de Dieu, mais non pas le dieu de la religion, formé des oripeaux de nos impuissances, de nos craintes et de nos désirs, et qui n'est que le masque de nos superstitions, mais le dieu de la Raison, qu'on atteint par une épuration de notre entendement, c'est-à-dire une libération de nos illusions et, plus particulièrement, de celle qui nous fait croire à notre être comme retranché des autres êtres (humains) et de l'Être (divin). Il existe des mystiques philosophes, mais Spinoza est le seul pour qui le mysticisme est la philosophie, si l'on entend par mysticisme l'union à l'Être, puisque philosopher, c'est vivre dans la vérité de l'Être. Plotin1, lui aussi, au IIIe siècle après J.-C., avait formé un système 1 « Souvent, je m'éveille à moi-même, en m'échappant de mon corps ; étranger à toute autre chose, dans l'intimité de moi-même je vois une beauté aussi merveilleuse que possible. Je suis convaincu, surtout alors, que j'ai une destinée supérieure ; mon activité est le plus haut degré de la vie ; je suis uni à l'être divin et, arrivé à cette activité, je me fixe en lui au-dessus des autres êtres intelligibles. Mais après ce repos dans l'être divin, redescendu de l'intelligence à la pensée réfléchie, je me demande comment j'opère actuellement cette philosophique à partir de son expérience mystique, de sa rencontre avec Dieu ; mais, après l'extase où il s'unissait à Dieu, il retombait dans son corps, il redevenait l'homme séparé de Dieu et aspirant à nouveau avec nostalgie, à l'union amoureuse. Au contraire, pour Spinoza, l'homme ne peut être séparé de Dieu. « L'Ethique » de Spinoza : un ouvrage de philosophie présenté comme un traité de géométrie « L'Éthique » (nous ne nous référerons qu'à ce seul ouvrage de Spinoza, car il est capital) est la prise de conscience de notre être comme étant en Dieu et, par cela même, la morale n'est pas, pour Spinoza, affaire de mœurs relative à un pays et à une époque donnée, mais elle est soumission absolue à la seule Vérité, Dieu. « Par Dieu, j'entends un être absolument infini, c'est-à-dire une substance consistant en une infinité d'attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie » (Éth. I, Définition III, p. 366). La substance étant, comme l'indique l'étymologie, sub-stare, ce qui subsiste par soi-même, « ce qui est en soi et est conçu par soi » (Éth. I, Déf. III, p. 366), ce qui, ayant une raison d'être en soi-même et par soi-même, est nécessaire et éternel la nécessité intrinsèque incluant l'éternité, alors que ce qui est dans le temps est contingent puisque, devant son être à quelqu'un, il aurait pu ne pas être. Dieu étant le seul Être, « toutes choses ont nécessairement découlé ou en suivent toujours avec la même nécessité, de la même façon que de la nature du triangle, il suit de toute éternité et pour l'éternité que ses trois angles égalent deux droits » (Éth. I, scolie de la Proposition XVII, p. 385). Aussi l'Éthique est-elle démontrée selon la méthode géométrique, comme il nous le montre dès son titre. Si Spinoza présente l'Éthique à la façon des Éléments d'Euclide, c'est peut-être par référence à la Mishnah ou au Moreh Nebukim de Maimonide qui établissait les preuves de l'existence de Dieu chez Aristote par une série de vingt-six propositions ou plutôt, plus profondément, parce que la méthode géométrique lui apparaissait la seule expression possible de la vérité qui se laisse déduire d'elle-même, sans intervention humaine. Le panthéisme de Spinoza : une fausse interprétation Toute la philosophie de Spinoza est centrée sur cette certitude : Tout est en Dieu, Dieu est Tout, mais rien n'est Dieu. C'est pourquoi il est faux, comme le disent trop souvent bien des commentateurs (qui semblent n'avoir jamais lu directement Spinoza), de parler de panthéisme spinoziste. Il y aurait panthéisme si le monde et tout ce qu'il contient était Dieu. Mais il y a une totale différence de sens et même une opposition entre le fait de penser que tout est Dieu (panthéisme) et que tout est en Dieu. Dans premier cas (le panthéisme), tout est identique ; dans l'autre (le spinozisme), tout est uni à Dieu, car Dieu étant l'Un, unifie toutes choses et tout être en Lui. Dans l'identité, il n'y a ni mouvement, descente et comment l'âme a jamais pu venir dans le corps, étant en elle-même comme elle m'est apparue bien qu'elle soit en un corps » (Plotin : Ennéades, IV, 8-1, p. 216, trad. Bréhier-Vrin). Cf. aussi Djelâl-uddin-Rûmi, poète persan du XIIIe siècle : « L'union avec toi ne dure qu'un moment, la séparation dure des années ». ni vie, ni amour. L'unité, elle, permet une union de plus en plus consciente dans une vie de désir et « d'amour intellectuel ». L'amour intellectuel est un amour libéré de l'anthropocentrisme, de tout désir de réciprocité, où c'est encore l'homme qui s'aime en Dieu. Spinoza n'attend pas d'amour de Dieu, il n'attend rien, il vit « la jouissance infinie d'être » (Lettre à Louis Meyer, 20 avril 1663, p. 1152). Il aime d'un « vrai » amour, c'est-à-dire l'amour qui est pur désintéressement, joie de connaître la vérité en elle-même et non cet amour-sentiment où je m'aime moi-même par le truchement d'un autre. Pour Spinoza, l'amour est l'expérience de l'unité de l'Absolu. La substance divine est une et c'est pourquoi tout est un : le monde et Dieu, l'étendue et la pensée, la volonté et l'intelligence, l'âme et le corps... sont un, un mais non pas identiques. Effectivement, leur unité n'est pas intrinsèque (elle se réduirait alors à l'identité et à l'absolutisation de ces attributs2 que sont l'étendue et la pensée, en substances). Or, il n'y a qu'une seule substance, Dieu, en qui sont tous les attributs et les modes3, elle provient de leur union à Dieu. Comment un Dieu parfait et bon a-t-il pu créer le monde imparfait et mauvais ? La réponse de Spinoza Ainsi Spinoza résout-il le problème de la création et les multiples contradictions qu'il comportait. Comment un Dieu, pur esprit, tel que l'entendaient les juifs ou les chrétiens, pouvait-il avoir fondé quelque chose de si opposé à lui, la matière ? Comment un Dieu éternel pouvait-il avoir engendré le temps ? Kant, après Spinoza, montrera bien les antinomies4 auxquelles se heurte ainsi la raison. Comment un Dieu, seul nécessaire, peut- il être l'auteur du contingent, de ce qui aurait pu ne pas être ? Enfin, comment un Dieu parfait, peut-il créer un monde où l'imperfection, le mal et la souffrance règnent ? Un Dieu parfait se définit comme tout-puissant et bon, alors que la présence du mal dans le monde et dans le cœur humain nous amène à supposer, soit que Dieu est impuissant à combattre le mal extérieur à lui (et, par suite, il y a la conséquence logique du manichéisme qui fait du mal une force égale et opposée à celle du bien), soit qu'il est pervers et cruel, sa toute-puissance se réjouissant du mal qu'elle uploads/Philosophie/ michele-reboul-spinoza-l-x27-homme-ivre-de-dieu-1977.pdf

  • 55
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager