Sébastien BASSU, « Ordre et mesure, kosmos et metron de la pensée archaïque à l

Sébastien BASSU, « Ordre et mesure, kosmos et metron de la pensée archaïque à la philosophie platonicienne », in S. Alexandre et E. Rogan (dir.), Ordres et désordres, Zetesis – Actes des colloques de l’association [En ligne], n° 2, 2011, URL : http://www.zetesis.fr/actes/spip.php?article25 © Tous droits réservés Page 1 ORDRE ET MESURE, KOSMOS ET METRON DE LA PENSÉE ARCHAÏQUE À LA PHILOSOPHIE PLATONICIENNE L'objectif de cette communication consiste à établir la relation philosophique qu'entretiennent deux notions celles d'ordre et de mesure, c'est-à-dire les termes liés au kosmos et au metron. Différentes étapes mènent à la constitution de la notion philosophique de kosmos. Les notions d'ordre et de mesure se rencontrent dans une grande diversité d'activités humaines. La corrélation entre les deux termes, kosmos et metron, n'est pas due au hasard, mais montre leur parenté sémantique. Il n'existe pas d'ordre sans mesure. La mesure est un principe qui participe à la constitution d'un ordre. Il est possible d'illustrer et de préciser cette idée dans les domaines principaux de la pensée poétique et de la réflexion philosophique grecques. 1. ORDRE ET MESURE DANS LA PENSÉE ARCHAÏQUE: L'IDÉE DE CONVENANCE 1. 1. La convenance politique et morale. Le point de départ de cette relation se situe dans la pensée archaïque et dans les œuvres poétiques. Il s'agit de composés des termes kosmos et metron qui possèdent le plus souvent, dans le contexte de la pensée archaïque, un sens politique et moral. La première relation sémantique constatée concerne donc ce domaine. Ce qui est dit « mesuré », metrios, correspond à ce qui est conforme à l'ordre, à ce qui est convenable, « kata kosmon ». Il faut interpréter cette expression au sens premier « ce qui ne suit pas la convenance » ou l'ordre établi: l'acte sans mesure (ametros), l'acte qui relève de la démesure (hybris) transgresse les règles de convenance et d'ordre établies par la société humaine. C'est bien ce qu'illustre un passage de l'Iliade, premier extrait dans l'histoire de la littérature grecque qui présente une relation entre kosmos et metron. Sébastien BASSU, « Ordre et mesure, kosmos et metron de la pensée archaïque à la philosophie platonicienne », in S. Alexandre et E. Rogan (dir.), Ordres et désordres, Zetesis – Actes des colloques de l’association [En ligne], n° 2, 2011, URL : http://www.zetesis.fr/actes/spip.php?article25 © Tous droits réservés Page 2 Les autres donc s'assoient et consentent enfin à demeurer en place. Thersite, seul, persiste à piailler sans mesure (ἀµετροεπής). Et il y a dans son esprit des pensées inconvenables en grand nombre (ἀκοσµά τε πολλά), et, pour s'en prendre aux rois, en ne suivant pas l'ordre établi en dehors de toute convenance (οὐ κατά κόσµον), tout lui semble bon, pourvu qu'il pense faire rire les Argiens1. Nous observons dans ce court extrait la corrélation entre absence de mesure et absence de convenance. Ce qui est sans mesure est en même temps inconvenable, voire même désordonné et anarchique. Être sans mesure consiste à ne pas reconnaître les règles de convenance qui sont établies dans la société. Toute société se constitue sur un ordre moral et politique qui repose sur des principes et des règles définies et reconnues. Le non respect de ces règles équivaut à un acte « hors mesure », « démesuré » qui relève de l'hybris. Le principe non reconnu est politique: la hiérarchie, la supériorité des Rois sur l'ensemble du laos. Il est intéressant de noter que cette incapacité de Thersite à reconnaître la mesure imposée par la convenance le montre comme le représentant même de la kakia: c'est bien Thersite le kakos par excellence de l'Iliade. Il revêt l'ensemble des défauts de la bassesse: des pensées désordonnées incapables de reconnaître l'action droite et vertueuse, un manque de maîtrise de soi, en particulier de sa langue qui fait apparaître une non conformité entre son discours et ses actes, enfin une non- adéquation entre son statut et son attitude. Cette description négative peut nous servir pour comprendre ce que sont la mesure et l'ordre. Dans ce passage, l'acte ou la parole « convenables » désignent ce qui est en accord avec les valeurs morales et politiques de la société épique. Le kosmos pourrait donc désigner cet ensemble de valeurs et de règles, l'ordre politique et social. L'expression kata kosmon devait certainement signifier cette idée de convenance, ce qui est approprié, et par suite, beau et ordonné. Elle ne devait pas désigner « l'ordre » en tant que tel. C'est progressivement qu'un tel sens lui est donné. Un ensemble d'expressions comme kata kosmon, kata metron, mais aussi kata prepon sont donc tout à fait proches, et expriment une idée comparable2. L'expression kata kosmon a le même sens que kata metron3. 1 Homère, Iliade, ΙΙ, 211-216. 2 Platon: Politique, 284 e 7. 3 Hésiode, Les travaux et les jours, v. 719-720 : « Le plus grand trésor, c'est une langue économe, et le don le plus précieux est celle qui garde la mesure (κατά µέτρον ἰούσης) ». Sébastien BASSU, « Ordre et mesure, kosmos et metron de la pensée archaïque à la philosophie platonicienne », in S. Alexandre et E. Rogan (dir.), Ordres et désordres, Zetesis – Actes des colloques de l’association [En ligne], n° 2, 2011, URL : http://www.zetesis.fr/actes/spip.php?article25 © Tous droits réservés Page 3 Thersite a donc manqué d'esprit, il n'a pas su déterminer correctement l'action à accomplir: il est dit « ἀφραίνοντα »4. Finalement, la distinction entre l'action droite et l'action torse, entre bien agir ou mal agir, entre le fait de suivre la norme ou de ne pas la suivre, trouve son principe dans notre capacité à penser correctement: le désordre que cause Thersite trouve son origine dans le désordre même de sa pensée, ce qui nous ramène au premier sens psychologique du terme akosmos. Soulignons à ce propos l'emploi de l'adjectif akritos construit sur la négation d'un composé du verbe krinein, « savoir distinguer, juger ». Thersite n'a pas la capacité de distinguer clairement les règles, les limites et l'ordre auxquels il doit se soumettre. Le « mesuré » désigne donc l'acte qui s'inscrit à l'intérieur des règles fixées par la convenance, c'est-à-dire l'ordre moral établi. La série metron, kosmos et agathos répond aux termes ametron, akosmon et kakos. L'homme bon est celui qui sait agir de manière convenable et mesurée en toute occasion suivant les valeurs reconnues par la société à laquelle il appartient. Cette relation entre metron et agathos est formulée de manière plus précise encore dans les vers de Théognis: Les honnêtes gens (ἀγαθοì) au contraire savent garder la mesure en toutes choses (πάντων µέτρον ἴσασιν ἔχειν). Aucun entièrement bon et mesuré (ἀγαθòν καì µέτριον) parmi les hommes le soleil ne contemple aujourd'hui5. Si ce qui est mesuré est ce qui approprié au système de valeurs établi, il reste à déterminer ce sytème. Le lien dans la pensée archaïque de la société humaine avec la société des immortels rappelle que la hiérarchie humaine des valeurs dépend de l'ordre divin. Par ce biais, le kosmos s'affranchira progressivement de son sens religieux pour devenir une notion philosophique adaptée à la désignation de l'univers. Les appels incessants d'Hésiode à l'observation des mesures (metra) doivent être reliés à sa dénonciation répétée de l'hybris. Or, la démesure humaine trouve toujours son origine dans la non reconnaissance de la justice (Dikè), justice divine et justice de l'ordre divin dirigé par Zeus. Inversement, l'homme mesuré reconnaît l'ordre divin, et l'ensemble de ses actes exprime la capacité à réaliser sa vie en fonction de cet ordre. L'acte vertueux est déjà le résultat d'une pensée correcte, d'une connaissance, ou plutôt d'une reconnaissance de l'ordre. Hésiode concilie clairement la triple relation de la justice comme vertu individuelle, comme institution politique, et enfin comme divinité. Il 4 Homère, Iliade, ΙΙ, 258. 5 Théognis, Poèmes élégiaques, Paris, Les Belles-lettres 1975, v. 614 – 616. Traduction de J. Carrière. Sébastien BASSU, « Ordre et mesure, kosmos et metron de la pensée archaïque à la philosophie platonicienne », in S. Alexandre et E. Rogan (dir.), Ordres et désordres, Zetesis – Actes des colloques de l’association [En ligne], n° 2, 2011, URL : http://www.zetesis.fr/actes/spip.php?article25 © Tous droits réservés Page 4 ébauche poétiquement et de manière mythique l'idée que la mesure et le cosmos sont des réalités ou, en termes philosophiques, des principes supérieurs à l'individu auxquels celui-ci doit se conformer pour agir bien. Cependant, cette opposition s’inscrit dans la sphère politique, comme on le voit clairement dans les fragments élégiaques de Solon. Or, c'est par l'introduction de la mesure que la polis peut être organisée comme un tout ordonné et harmonieux. Suivant cette idée, la mesure se présente comme la « limite » qu'il ne faut pas dépasser pour rester dans la convenance. Elle est comme un principe à respecter qui détermine les propriétés de l'ordre politique et moral. La mesure constitue une double fonction: premièrement, elle préserve de la démesure à laquelle chaque citoyen peut tomber en menaçant la cité de stasis6; deuxièmement, la mesure, par son exactitude, participe à une constitution rigoureuse de la société et des différentes uploads/Philosophie/ ordre-et-mesure-kosmos-et-metron-de-la-pensee-archaique-a-la-philosophie-de-platon.pdf

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