Revue Philosophique de Louvain La philosophie en chrétienté Fernand Van Steenbe

Revue Philosophique de Louvain La philosophie en chrétienté Fernand Van Steenberghen Citer ce document / Cite this document : Van Steenberghen Fernand. La philosophie en chrétienté. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, tome 61, n°72, 1963. pp. 561-582; doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1963.5228 https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1963_num_61_72_5228 Fichier pdf généré le 25/04/2018 La philosophie en chrétienté (+) LE PROBLÈME Objet de notre enquête L'antiquité païenne a connu un effort scientifique remarquable. En Grèce surtout, le savoir rationnel ou la « philosophie » a atteint un haut degré de perfection ; ce savoir s'est exprimé en une série de « systèmes philosophiques », dont les principaux sont le platonisme, l'aristotélisme, le stoïcisme, l'épicurisme et le néoplatonisme. La « philosophie » telle qu'elle a été conçue et pratiquée par les Grecs peut se définir comme un savoir de niveau scientifique visant à l'interprétation globale du réel à l'aide des moyens de connaître naturels à l'homme. La philosophie ainsi entendue se retrouve, de l'aveu de tous les historiens, dans la pensée de la Renaissance et dans la pensée moderne qui y fait suite. Elle s'incarne, en particulier, dans l'œuvre, d'ailleurs très différente, des deux fondateurs de la philosophie moderne : Francis Bacon et René Descartes. Mais que s'est-il passé entre la fin de l'antiquité et les débuts de la Renaissance ? L'événement majeur qui se situe au point de départ de cette longue période est la naissance du christianisme, car c'est celui-ci qui suscite une nouvelle vision du monde et de nouvelles manières de penser. Pendant les premiers siècles de l'ère chrétienne, la pensée des disciples du Christ se développe parallèlement à celle des païens et entre souvent en conflit avec elle. La fermeture des écoles d'Athènes par l'empereur Justinien en 529 marque <*' Ces pages sont reprises à l'Introduction et a la Conclusion d'un petit volume qui paraîtra sous peu dans la collection des « Cours publiés par l'Institut supérieur de philosophie » sous le titre : Histoire de la philosophie. Période chrétienne. Il nous a semblé que cette mise au point du statut de la philosophie dans un milieu culturel chrétien n'était pas sans intérêt pour les lecteurs de cette revue. 562 Fernand Van Steenberghen la fin de la philosophie païenne ; à partir de cette date, la pensée européenne évolue en chrétienté, sous le contrôle vigilant de l'Eglise et sous l'influence indéniable du christianisme. Il a donc existé, pendant les quinze premiers siècles de notre ère, un milieu culturel chrétien, qui, issu des premières communautés de Palestine, s'est étendu progressivement à tout le bassin de la Méditerranée et s'est déplacé ensuite vers le nord de l'Europe, la chrétienté récupérant par 1 'evangelisation des pays germaniques, nordiques et slaves ce qu'elle perdait dans le sud sous la pression des Arabes et, plus tard, des Turcs. Qu'est devenue la philosophie dans ce milieu culturel chrétien ? Tel est l'objet de l'enquête historique que nous entreprenons ici. Pour prévenir tout malentendu, notons qu'il n'est pas question de partir de l'idée préconçue de ce que doit être, à nos yeux, la philosophie et de vouloir, à tout prix, trouver la réalisation de cette idée dans le monde chrétien de l'antiquité et du moyen âge. Nous avons, il est vrai, une certaine conception de la philosophie ; nous la définissons de manière à la distinguer des sciences particulières ou positives, de la théologie et, bien entendu, des formes d'activité humaine qui sont étrangères au savoir (techniques, beaux-arts, littérature, sport, etc.). Il est évidemment légitime de s'interroger sur le passé de la philosophie ainsi entendue : nous la voyons naître dans l'antiquité païenne et nous la retrouvons à partir de la Renaissance ; il n'est pas interdit de se demander si elle a existé aussi durant la période intermédiaire. Si, d'aventure, il nous arrive de rencontrer, chemin faisant, des spéculations plus ou moins étrangères à la philosophie au sens ancien et moderne du mot, ou des auteurs qui usent du terme « philosophie » dans un sens différent du nôtre, il y aura lieu de se demander dans quelle mesure ces spéculations ou ces auteurs intéressent l'histoire de la philosophie. Intérêt du problème Pour saisir l'intérêt exceptionnel de cette enquête, il suffit d'interroger l'historiographie des travaux consacrés à la pensée chrétienne de l'antiquité et du moyen âge. Le mouvement des études patristiques et médiévales a pris son essor au XIXe siècle. Or, dès les origines de ce mouvement, une scission radicale apparaît entre historiens rationalistes et historiens croyants ; un débat permanent La philosophie en chrétienté 563 s'institue entre ces deux écoles, qui proposent des interprétations radicalement opposées de la pensée chrétienne. Ce débat n'a rien de surprenant tant qu'il s'agit d'expliquer et surtout d'apprécier la pensée proprement religieuse des écrivains chrétiens, puisqu'en ce domaine aucun accord n'est possible entre ceux qui reconnaissent et ceux qui rejettent la transcendance ou l'origine divine du christianisme : pour les premiers, les dogmes chrétiens sont l'expression autorisée de la révélation divine ; il s'agit donc de connaissances précieuses, dont la vérité est garantie par Dieu lui-même et par l'Eglise, son interprète infaillible ; pour les seconds, au contraire, les mêmes dogmes sont les produits d'une évolution naturelle et autonome de la pensée humaine et l'autorité doctrinale de l'Eglise n'est qu'un aspect de la situation sociale qui caractérise la chrétienté : le pouvoir despotique des clercs. Mais lorsqu'il s'agit de la philosophie, pourquoi des historiens croyants et incroyants ne pourraient-ils pas s'accorder dans la constatation des mêmes faits ? Dira-t-on qu'il ne s'agit pas seulement de constater, mais d'expliquer, d'interpréter et même d'apprécier ? Et que, devant ces tâches, l'opinion que l'on a sur l'origine du christianisme détermine des attitudes différentes ? Il me semble que cette réponse est inacceptable. En effet, on demande à l'historien de la philosophie d'expliquer et d'apprécier les doctrines philoso' phiques. Or la valeur de ces doctrines n'est pas liée à la valeur du milieu culturel dans lequel elles sont nées : les influences exercées par ce milieu sur l'esprit du philosophe peuvent être bienfaisantes ou nocives pour son travail philosophique, quelle que soit la qualité propre des facteurs qui agissent sur lui. Ainsi, une religion mythologique, un pouvoir politique corrompu, une situation sociale déplorable peuvent être des stimulants pour le philosophe, en lui suggérant des problèmes, en lui proposant des thèmes à réflexion ; par contre, la vraie religion peut, sous certains rapports, faire obstacle au progrès philosophique, par exemple en détournant certains esprits de la recherche philosophique au profit des sciences sacrées, en calmant l'angoisse métaphysique par la réponse religieuse apportée au problème de la destinée, peut-être même en limitant à l'excès la liberté de penser sous prétexte de protéger la foi. Il ne paraît donc pas douteux que le fossé existant entre croyants et incroyants dans leur jugement sur la philosophie en régime chrétien, a été creusé par la faiblesse humaine : d'un côté, les préjugés des historiens rationa- 564 Fernand Van Steenberghen listes, fruit de leur aversion pour l'Eglise et pour la culture qu'elle a informée ; de l'autre côté, les préjugés des historiens chrétiens portés à apprécier d'une manière trop favorable l'influence du christianisme sur le développement de la philosophie. Nous aurons à éviter ce double écueil, afin de parvenir à un jugement impartial sur l'objet de notre enquête : trouve-t-on, durant les quinze premiers siècles de 1ère chrétienne, de la philosophie au sens ancien et moderne du mot ? Beaucoup d'historiens rationalistes l'ont nié : pour eux, entre l'édit de Justinien en 529 et le Discours de la méthode en 1637, l'humanité n'a pas connu de savoir libre, vraiment rationnel ; elle a donc cessé de penser philosophiquement ; dès lors l'histoire de la philosophie doit faire « un saut par dessus le moyen âge », passer sans transition de Proclus à Descartes. Le moyen âge — media aetas — est précisément cette période obscure et barbare qui sépare l'humanisme ancien de l'humanisme moderne, inauguré à la « Renaissance », c'est-à-dire à l'heure où la culture antique renaît de ses cendres. Cette vue des choses est-elle exacte et, dans l'affirmative, quel a été le sort de la pensée en régime chrétien ? A l'opposé de ces historiens rationalistes radicaux, la plupart des historiens croyants affirment l'existence d'un authentique mou- Vement philosophique au sein de la culture chrétienne. Cette thèse est-elle confirmée par les faits ? Si oui, qu'a été ce mouvement philosophique, sous quelles formes et en quoi a-t-il été influencé par le christianisme ? Mais de nombreux historiens ont adopté des vues apparemment plus nuancées que les précédents. Du côté des historiens rationalistes, d'abord, plus personne, aujourd'hui, ne soutient la thèse de la complète stérilité philosophique de la pensée chrétienne. Aucun historien sérieux n'ignore que les thèmes platoniciens et néoplatoniciens ont été singulièrement renouvelés et élargis par S. Augustin, par le pseudo-Denys, par Jean Scot Erigène, par les Chartrains du XIIe siècle, par les grands maîtres du XIIIe siècle. Il est impossible, à l'heure présente, de méconnaître la vitalité de l'aristotélisme médiéval, chez les Latins comme chez les Arabes, les métamorphoses profondes uploads/Philosophie/ phlou-0035-3841-1963-num-61-72-5228.pdf

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