* (Ce texte est paru dans la Revue philosophique de Louvain, No.4/2003, p. 568-
* (Ce texte est paru dans la Revue philosophique de Louvain, No.4/2003, p. 568-592.) Les Lumières et la dialectique De Hegel à Adorno et Horkheimer Résumé À la lumière de la réception du Neveu de Rameau de Diderot par Hegel et de celle d’Histoire de Juliette du marquis de Sade par Adorno et Horkheimer, le présent essai met en lumière la critique que la tradition dialectique a effectuée à l’égard de l’Aufklärung. Depuis Kant, il n’y a pas de critique de la raison qui ne soit pas en même temps une défense de la raison contre elle-même. Comment cette exigence se réalise-t-elle chez Hegel et chez Adorno et Horkheimer? C’est en développant cette question que nous pourrons saisir pourquoi la réponse à celle-ci n’engage ni à l’optimisme de Hegel pour la raison absolue ni au pessimisme d’Adorno et Horkheimer à l’égard du destin de la raison. Abstract By focusing on Hegel’s treatment of Diderot’s The Nephew of Rameau and that of Adorno and Horkheimer of de Sade’s History of Juliette, the present essay highlights the dialectic tradition’s critique of the Enlightenment. Since Kant, there has been no critique of reason which has not at the same time provided a defense of reason against itself. How does this exchange of critique and defense of reason manifest itself in Hegel and in Adorno and Horkheimer? By exploring this question we can come to see that the answer commits us neither to Hegel’s optimism nor to Adorno and Horkheimer’s pessimism with respect to the destiny of reason. Depuis Kant la figure de la raison éclairée est inséparable de l’idée que la véritable conscience critique de la raison implique nécessairement une défense de la raison contre elle-même. Dans l’horizon de la pensée kantienne elle-même, la raison critique est explicitement accompagnée par la conscience d’une dialectique de la raison. On peut même dire que la problématique de la dialectique chez Kant constitue en elle- même la plus belle défense, illustration et application de la perspective critique, qui est celle du problème soulevé par les prétentions et les limites de la raison elle-même. Dans son œuvre critique, Kant assigne à la dialectique le rôle d’une mise en garde contre les dangers de la raison provenant de sa propre nature, laquelle se caractérise par la recherche de l’inconditionné. La quête métaphysique de l’Unbedingtes représente un péril éminent pour la raison dans la mesure où elle peut aveugler celle-ci sur ses propres 2 limites. La raison qui représente l’instance émancipatrice par excellence, celle par laquelle il est possible de transgresser les limites du conditionné, est aussi paradoxalement celle-là même qui bascule aussitôt dans l’irrationnel lorsque livrée à elle seule elle se risque au-delà des conditions de l’expérience possible. Dans les chapitres que Kant consacre à la dialectique de la raison dans les domaines de la connaissance et de la morale, la détermination critique qu’il assigne à la dialectique est essentiellement d’ordre négatif ou restrictif, c’est-à-dire ayant pour fonction principale de désavouer les formes d’un usage abusif de la raison par elle-même. Tout en se réclamant de l’avancée de Kant sur la reconnaissance d’une dialectique de la raison, la philosophie postkantienne qui lui a succédé, notamment celle de Hegel aura tôt fait de constater que la philosophie critique de Kant n’est pas, quant à elle, une philosophie dialectique. Selon Hegel, même si Kant a le grand mérite d’avoir reconnu la contradiction immanente de la raison avec elle-même1, le statut de la dialectique est réduit dans le criticisme kantien à une leçon de rhétorique sur des figures sophistiques de la raison. Tout comme Aristote a limité le pouvoir de la dialectique à ne jouer qu’un rôle 1 Dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques, Hegel mentionne l’apport majeur de la philosophie kantienne pour la reconnaissance de la signification philosophique des antithèses (les antinomies comme antagonisme oppositionnel immanent de la raison) pour la pensée critique. Toutefois, Hegel reproche à la philosophie kantienne de ne connaître qu’une forme limitée de la dialectique de la raison, pour autant que chez Kant les antinomies de la raison sont limitées au nombre de quatre selon la Critique de la raison pure, alors qu’une philosophie véritablement dialectique considère l’importance constitutive des antithèses au niveau de tous les objets, de toutes les représentations, de tous les concepts et de toutes les idées. Voir, Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften I, (Werke 8), Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1986, §48, p.126-128; Encyclopédie des sciences philosophiques I, (trad. Bernard Bourgeois), Paris, Vrin, 1979, p.504-506. Mais c’est surtout dans la Science de la logique que Hegel a développé en détails le point de vue critique qu’il défend à l’égard de Kant et sa limitation de l’extension des antinomies pour la pensée dialectique. Voir, entre autres, Wissenschaft der Logik I, (Werke 5), p.216-227. Pour un commentaire sur la critique hégélienne des 3 propédeutique au domaine de la science, Kant ne considère pas que l’on devrait accorder à la dialectique un rôle fondationnel pour la philosophie. Aussi bien pour Aristote que pour Kant, la dialectique n’est pas le moteur de la démonstration philosophique.2 Pour les représentants d’une philosophie dialectique, comme Hegel, l’auto-contradiction de la raison constitue, au contraire, le cœur même du développement de la vérité philosophique. En dépit de cette critique, il n’en demeure pas moins que la problématique soulevée par Kant portant sur les prétentions et les limites de la raison, à défaut de ne pas accorder une valeur constitutive et systématique au concept de dialectique représente un impératif opérationnel auquel aucune forme de philosophie dialectique ne saurait se soustraire sans mettre elle-même en péril la valeur critique de la légitimation de son propre questionnement. Dans la tradition philosophique post-kantienne, la philosophie dialectique s’est exposée à deux risques, opposés l’un à l’autre, qui représentent en fait deux écueils extrêmes à l’égard desquels la pensée critique devrait pouvoir se prémunir en réfléchissant sur les prétentions et les limites de la rationalité; celui d’une surestimation antinomies kantiennes, voir les analyses effectuées par André Stanguennec dans son livre Hegel critique de Kant, PUF, Paris 1985, p.151-165. 2 On se souviendra ici de la «Préface» de la Phénoménologie de l’esprit où Hegel constate que «depuis que la dialectique a été séparée de la preuve, c’est en fait le concept de démonstration philosophique qui s’est perdu». L’œuvre philosophique visée par cette affirmation est bien entendue celle d’Aristote qui remplace l’argumentation dialectique par la logique du syllogisme comme organon de la science et ne reconnaît plus à la dialectique qu’une fonction rhétorique et pratique et non plus théorique et spéculative. Phänomenologie des Geistes, (Werke 3), Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1986, p.61; Phénoménologie de l’esprit, (trad. Jean-Pierre Lefebvre), Paris, Aubier, 1991, p.71. Dans ce qui suit, je renvoie d’abord à l’édition allemande des œuvres de Hegel (Suhrkamp) et ensuite à la traduction française. Pour la Phénoménologie de l’esprit, j’emploierai désormais le sigle PdG pour désigner l’édition allemande et le sigle PdE pour l’édition française. Pour les Cours sur l’esthétique, j’utiliserai le sigle VÄ(I,II,III) pour les tomes de l’édition allemande et le sigle CE(I,II,III) pour ceux de la traduction française Cours 4 du pouvoir critique de la raison et celui d’une sous-estimation de celui-ci. Une confiance aveugle dans le pouvoir de la raison paraît aussi peu raisonnable qu’une méfiance généralisée envers celui-ci. L’optimisme démesuré en la raison peut déboucher sur l’assurance surfaite d’une pensée, qui, se voulant absolument certaine d’elle-même, prétend abolir une fois pour toutes la dialectique de la raison dans la victoire intégrale d’une raison délestée de toutes contradictions, parce que les ayant supposément toutes surmontées; à l’inverse, le pessimisme démesuré en la raison peut aboutir, quant à lui, sur un constat d’impuissance de l’humanité à contrer la course effrénée d’une raison au prise avec sa propre volonté de domination, celle par laquelle celle-ci finit par chuter fatalement dans l’irrationnel. Telle pourrait être l’image plausible, bien que caricaturale, que l’on puisse donner des formes radicalement opposées de la dialectique moderne telle qu’elle se trouve incarnée dans les termes de l’idéalisme absolu de Hegel et dans ceux de la théorie critique d’Adorno et Horkheimer. D’un côté, une raison triomphante, de l’autre une raison pernicieuse. D’une part, le récit d’une raison dont la fin est l’heureux accomplissement d’elle-même; d’autre part, celui d’une raison qui laisse présager une fin désastreuse. On peut douter que ces deux scénarios opposés du destin de la raison puissent véritablement nous satisfaire. En effet, l’absolutisation immanente qui hypothèque chacune de ces positions extrêmes nous présente le récit de deux histoires apparemment différentes, mais qui sont étonnamment ressemblantes lorsque l’on considère ce qu’elles ont en commun, à savoir que dans le récit de chacune d’elles l’issue est finalement reconnaissable dès les premières scènes. d’esthétique(I,II,III), trad. J.-P. Lefebvre & V. von Schenk, Paris, Aubier, 1995, 1996, 1997. 5 Il est un paradoxe très singulier de la pensée dialectique qui réside en ceci que, tout en prétendant viser et révéler quelque vérité absolue ou démasquer et dénoncer quelque fausseté totale, celle-ci s’avère en fait beaucoup plus productive et significative par le travail de la médiation critique qu’elle effectue entre les termes antithétiques, uploads/Philosophie/ les-lumieres-et-la-dialectique-de-hegel-a-adorno 1 .pdf
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- Publié le Mai 31, 2021
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