CAUSALITÉ, PUISSANCE ET LOIS DE LA NATURE CHEZ LEIBNIZ Bruno Gnassounou Armand

CAUSALITÉ, PUISSANCE ET LOIS DE LA NATURE CHEZ LEIBNIZ Bruno Gnassounou Armand Colin | « Revue d'histoire des sciences » 2013/1 Tome 66 | pages 33 à 72 ISSN 0151-4105 ISBN 9782200928728 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-d-histoire-des-sciences-2013-1-page-33.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin. © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Armand Colin | Téléchargé le 16/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 37.171.168.2) © Armand Colin | Téléchargé le 16/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 37.171.168.2) 33 Revue d’histoire des sciences I Tome 66-1 I janvier-juin 2013 I 33-72 Causalité, puissance et lois de la nature chez Leibniz Bruno GNASSOUNOU * Résuméþ: Cet article a pour objet la conception des lois de la nature chez Leibniz, qui sont fondamentalement des expressions d’inva- riances naturelles. On montre que cette conception ne peut être dis- sociée de sa conception de l’interaction causale, que, contrairement à une opinion répandue et malgré ce que suggèrent certains de ses écrits, Leibniz n’a jamais rejetée. Cette conception exerce une pres- sion conceptuelle considérable sur sa façon de concevoir les lois de la nature. En effet, la notion moderne de loi de la nature et la notion scolastique d’interaction causale, dont Leibniz a besoin pour penser la force, tirent dans des directions opposées. On montre comment Leibniz transforme les concepts aristotéliciens d’action et de change- ment, inventant la notion de changement intransitif, pour défendre l’idée que les symétries de la nature sont fondées sur la répartition des activités des substances. Mots-clésþ: Leibnizþ; loi de la natureþ; causalitéþ; action. Summaryþ: This paper deals with Leibniz’s conception of laws of na- ture, which is fundamentally the expression of natural invariances. It shows that this conception cannot be disconnected from that of cau- sal interaction, which contrary to a widespread opinion and in spite of what some of his writings seem to suggest, he never denied, and which exerts a considerable conceptual pressure on his view on laws of nature. Indeed, the modern notion of law of nature and the scho- lastic notion of causal interaction, which Leibniz needed in order to make intelligible the notion of force, pull in opposite directions. It is shown how Leibniz transformed the Aristotelian notions of action and change, inventing the concept of intransitive change, to argue that symmetries in nature should be grounded in the distribution of acti- vities of substances. Keywordsþ: Leibniz ; law of nature ; causation ; action. * Bruno Gnassounou, Centre atlantique de philosophie – EA 2163, chemin de la Censive du Tertre, BP 81227, 44312 Nantes Cedex 3, France (www.caphi.univ-nantes.fr). E-mailþ: bruno.gnassounou@univ-nantes.fr © Armand Colin | Téléchargé le 16/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 37.171.168.2) © Armand Colin | Téléchargé le 16/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 37.171.168.2) Bruno GNASSOUNOU 34 Introductionþ: La causalité est-elle idéaleþ? Il suit de certaines analyses proposées par Leibniz ce qu’il appelle lui-même «þplusieurs paradoxes considérables 1þ» dont le moindre n’est pas qu’«þune substance particulière n’agit jamais sur une autre substance particulière et n’en pâtit pas non plus 2þ». Comment interpréter ces propos qui semblent tout bonnement établir que la causation, entendue comme processus de production par une sub- stance d’un effet sur une autre substance, n’existe pasþ? Doit-on dire que lorsqu’une boule en mouvement en rencontre une autre, immobile, et que, du fait (apparemment) de ce heurt, la première s’arrête et la seconde se met en mouvement, la première n’est pour rien dans le changement d’état de la secondeþ: qu’elle n’a pas, en un sens fort banal du terme, agi sur la seconde en altérant ses pro- priétés et en lui faisant acquérir un mouvement qu’elle n’avait pasþ? Leibniz, en effet, n’hésite pas, dans nombre de textes, à le direþ: «þCes considérations, quelque métaphysiques qu’elles parais- sent, ont encore un merveilleux usage dans la Physique pour établir les lois du mouvement, comme nos Dynamiques le pour- ront faire connaître. Car on peut dire que dans le choc des corps, chacun ne souffre que par son propre ressort, causé du mouvement qui est déjà en lui 3.þ» «þOn trouve encore beaucoup d’autres points dans cette disser- tation apologétique, qui soulèvent des difficultés, par exemple ce qui est dit, ch. 4, §þ11, sur le mouvement d’une boule, trans- mis à une autre par plusieurs boules interposéesþ: l’auteur sou- tient que la dernière est mue par la même force qui a mû la première. Moi, je pense qu’elle est mue par une force équiva- lente et non par la même, puisque chaque boule est mise en mouvement (bien que cela puisse paraître étonnant) par sa propre force, à savoir par sa force élastique, la boule étant repoussée par la pression de sa voisine 4.þ» 1 - Leibniz, Discours de métaphysique (1686), §þ9þ; le paradoxe mis en avant par Leibniz dans ce paragraphe est celui du principe des indiscernables qui suit de la notion de substance individuelle. 2 - Ibid., §þ14. 3 - Leibniz, Système nouveau de la nature et de la communication des substances, aussi bien que l’union qu’il y a entre l’âme et le corps (1695), §þ18, in Die Philosophischen Schriften (Berlinþ: [Gerhardt] Weidmann), vol. IV (1880), 486. 4 - Leibniz, De ipsa natura (1698), in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 3, 514- 515þ; traduction de Paul Schrecker, in Leibnizþ: Opuscules philosophiques choisis (Parisþ: Vrin, 2001), 231. Je me suis servi autant que possible des traductions existantes des divers textes de Leibniz en latin. Quand ces traductions n’existent pas (ou ne me semblent pas exister), j’ai mis en note le texte latin que j’ai traduit. © Armand Colin | Téléchargé le 16/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 37.171.168.2) © Armand Colin | Téléchargé le 16/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 37.171.168.2) Causalité, puissance et lois de la nature chez Leibniz 35 Revue d’histoire des sciences I Tome 66-1 I janvier-juin 2013 «þOn peut dire en toute rigueur qu’aucune substance créée n’exerce d’action métaphysique ou d’influence (influxum) sur une autre. Car, pour ne rien dire du fait qu’on ne peut expliquer comment quelque chose passerait d’une chose dans la substance d’une autre, il a déjà été montré que de la notion de chaque chose suivent déjà tous ses états futursþ; et que ce que nous appe- lons causes sont seulement, en rigueur métaphysique, des réqui- sits concomitants (requisita comitantia). La même thèse est mise en lumière par les mêmes expériences naturellesþ; les corps en effet rejaillissent sur d’autres corps en réalité par la force de leur propre ressort, et non par une force externe, quoiqu’un autre corps ait été requis pour que le ressort (qui provient de quelque chose d’intrinsèque au corps même) pût agir 5.þ» «þCes choses sont si vraies que, dans les choses de la physique aussi, il apparaît, si on examine soigneusement les choses, qu’aucun impetus n’est transféré d’un corps à un autre, mais que tout corps se meut par une force interne qui est seulement déterminée à l’occasion d’un autre ou eu égard à lui. Il a déjà été en effet reconnu par des hommes remarquables que la cause de l’impulsion (impulsus) d’un corps donné par un autre est le ressort (Elastrum [la force élastique]) de ce corps par lequel il rejaillit sur l’autre 6.þ» «þLes corps n’agissent pas immédiatement par leurs mouve- ments l’un sur l’autre, ni ne sont mus immédiatement [l’un par l’autre], sinon par leur propre ressort 7.þ» «þToute passion d’un corps est spontanée, c’est-à-dire naît d’une force interne, bien que ce soit à l’occasion de quelque chose d’externe 8.þ» 5 - Leibniz, Primae veritates (1689), in Louis Couturat, Leibnizþ: Opuscules et fragments inédits (Parisþ: Alcan, 1903), 521þ; traduit dans Jean-Baptiste Rauzy, G.þW. Leibnizþ: Recherches générales sur l’analyse des notions et des vérités (Parisþ: PUF, 1998), 462. 6 - «þHaec adeo vera sunt, ut in physicis quoque re accurate inspecta appareat, nullum ab uno corpore impetum in aliud transferri, sed unumquodque a vi insita moveri quae tan- tum alterius occasione sive respectu determinatur. Jam enim agnitum est viris egregiis, causam impulsus corporis a corpore esse ipsum corporis Elastrum, quo ab alio resilit.þ» (Leibniz, Specimen inventorum de admirandis naturae generalis arcanis (1685), in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 3, vol.þVII (1890), 313.) 7 - «þCorpora non agunt immediate in se invicem motibus suis, nec immediate moventur, nisi per sua Elastra.þ» (Leibniz, Dynamica (1690), in Die Mathematischen Schriften (Berlinþ: [Gerhardt] Weidmann), vol. VI (1860), 251.) 8 - «þ[…] quod omnia corporis passio sit spontanea seu oriatur a vi interna licet occasione externi.þ» (Leibniz, Specimen dynamicum,þII, in Die Mathematischen Schriften, op. cit. in n. 7, 249.) © Armand uploads/Philosophie/ sur-technique-et-nature-chez-aristote-et-leibniz.pdf

  • 14
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager