1 D’une « lecture » de Sein und Zeit Étienne Pinat Dans son entreprise de défig

1 D’une « lecture » de Sein und Zeit Étienne Pinat Dans son entreprise de défiguration de la pensée de Heidegger, maquillée en idéologie nazie, Emmanuel Faye ne peut pas ne pas en passer par Sein und Zeit, auquel il consacre quelques courtes pages de son ouvrage. Mais il bute ici contre un bloc de résistance : l’hauptwerk ne se laisse pas faire ! Comment faire passer l’ouvrage pour nazi ? En parlant de tout autre chose que ce dont il parle, la lecture qu’en fait Emmanuel Faye ayant cette caractéristique de ne parler ni de l’être, ni du temps. Son article que publie Le Monde du 4 janvier 2006 reprend rapidement cette lecture : « La même année, il affirme dans Être et Temps que l'existence (Dasein) authentique entendue comme communauté (Gemeinschaft), comme 2 peuple, doit se choisir “ son héros ” afin de “ se rendre libre pour la poursuite du combat ”. » Emmanuel Faye développait un peu plus son propos dans un article paru au mois d'août dans le quotidien allemand Die Zeit : « Au fondement de l'œuvre de Heidegger, ce n'est donc pas une pensée philosophique, mais la croyance völkisch en la supériorité ontologique d'un peuple et d'une souche que l'on trouve. À vrai dire, une lecture attentive des paragraphes de Être et Temps sur la mort et sur l'historicité, avec leur éloge du sacrifice, du choix du héros et du destin authentique du Dasein dans la communauté du peuple, montre que cette croyance était déjà à l'œuvre en 1927. » Voici les trois points que Faye relève dans Sein und Zeit pour appuyer son interprétation : (1) éloge du sacrifice, (2) choix du héros, (3) destin authentique du Dasein dans la communauté du peuple. Nous nous proposons de les éclairer successivement pour déconstruire leur mésinterprétation en faisant à chaque fois retour au texte. 1. Il n'y a aucun éloge du sacrifice dans Sein und Zeit. L'être envers la mort authentique ne consiste pas à rendre la mort effective en sacrifiant sa vie, mais à se rapporter à la mort comme à une pure possibilité, à la « possibiliser » en la tenant au plus loin de toute effectivité, de toute réalisation. En allemand, sacrifice se dit Opfer. Ce terme n'a qu'une seule occurrence dans Sein und Zeit, p. 240, lorsque Heidegger affirme que la mort est la possibilité la plus propre, mienne, insubstituable, celle que l'on ne peut jamais déléguer. On peut bien se sacrifier pour autrui, mais ce n'est jamais lui ôter son mourir, ce n'est jamais mourir de sa mort à sa propre place. Cf. Sein und Zeit, p. 240 : « Keiner kann dem Anderen sein Sterben abnehmen. “Jemand kann wohl für einen Anderen in den Tod gehen”. Das 3 besagt jedoch immer: für den Anderen sich opfern “in einer bestimmten Sache”. » « Nul ne peut prendre son mourir à autrui. L’on peut certes « aller à la mort pour un autre », mais cela ne signifie jamais que ceci : se sacrifier pour l’autre « dans une affaire déterminée ». » Il s'agit là d'une simple constatation phénoménologique et il n'y a aucun éloge du sacrifice. Heidegger évoque aussi à quelques reprises l'Aufgabe. Mais Aufgabe n'a aucune connotation héroïque, militaire ou sacrificielle : il signifie renoncement, aban-don (Auf-gabe). C'est véritablement à tort qu’Emmanuel Martineau traduit ce terme par « sacrifice ». Cette mise en avant de l'Aufgabe par Heidegger (ou plutôt de la possibilité de l'Aufgabe, puisque le devancement consiste à l’endurer comme possibilité et en aucun cas à le réaliser) a pour objectif de montrer que la résolution devançante signifie constance du soi, maintien, assurance, certitude, être sûr de soi dans ses décisions, mais que cette constance ne signifie pas que le Dasein existant résolument soit incapable de changer, d'évoluer, de se remettre en question, de s'adapter à une nouvelle situation. La résolution est constance, mais non raidissement (Versteifung) ou sclérose de l'existence obstinée sur les possibilités qu'elle a choisies. En devançant la mort, le Dasein devance la possibilité de l'impossibilité. La mort est l'impossibilité du Dasein : en elle toutes ses possibilités deviennent impossibilités, toutes ses possibilités sont abandonnées. En se décidant pour un possible depuis le devancement de la possibilité de sa propre mort, le Dasein comprend donc toujours en même temps qu'il peut se défaire de ce possible, que toute possibilité est à tout instant menacée de son impossibilité, et peut donc à tout moment être abandonnée. Le Dasein résolu se tient donc libre, disponible pour reprendre (zurücknehmen) ce qu'il a donné, ce qu'il a choisi, s'il le faut, si sa situation l'exige. Cf. Sein und Zeit, p. 307-308 : « Was bedeutet dann die solcher Entschlossenheit zugehörige Gewissheit ? Sie soll sich in dem durch den 4 Entschluß Erschlossenen halten. Dies besagt aber: sie kann sich gerade nicht auf die Situation versteifen, sondern muß verstehen, daß der Entschluß seinem eigenen Erschließungssinn nach frei und offen gehalten werden muß für die jeweilige faktische Möglichkeit. Die Gewißheit des Entschlusses bedeutet: Sichfreihalten für seine mögliche und je faktisch notwendige Zurücknahme. » « Que signifie alors la certitude qui appartient à une telle résolution ? Elle doit se tenir dans ce qui est ouvert par la décision. Or cela revient à dire qu’elle ne peut justement se raidir sur la situation, mais doit nécessairement comprendre que la décision, suivant son sens d’ouverture propre, doit être tenue libre et ouverte pour toute possibilité factice. La certitude de la décision signifie : se tenir libre pour sa re-prise possible et à chaque fois facticement nécessaire. » L'Aufgabe dont il est question, c'est donc la possibilité pour le Dasein qui existe proprement d'évoluer, d'abandonner des décisions pour en prendre d'autres, conformément à ce qu'exige de lui la situation, la nécessité de fait (nécessité ni logique ni ontologique, mais existentielle : les nécessités de l’existence), sur laquelle il garde son coup d'œil (Augenblick ; l'instant). Cf. Sein und Zeit, p. 391 : « In der Entschlossenheit liegt die existenzielle Ständigkeit, die ihrem Wesen nach jeden möglichen, ihr entspringenden Augenblick schon vorweggenommen hat. Die Entschlossenheit als Schicksal ist die Freiheit für das möglicherweise situationsmäßig geforderte Aufgeben eines bestimmten Entschlusses. » « Dans la résolution est contenue la constance existentielle qui, par essence, a déjà anticipé tout instant possible né d’elle. La résolution comme destin est la liberté pour l'abandon, tel qu’il peut être exigé par la situation, d'une décision déterminée. » 5 Pour cette raison, le devancement de la mort et lui seul permet au Dasein résolu de ne pas se raidir sur ses décisions. Voilà pourquoi Heidegger écrit : Sein und Zeit, p. 264 : « Das Vorlaufen erschließt der Existenz als äußerste Möglichkeit die Selbstaufgabe und zerbricht so jede Versteifung auf die je erreichte Existenz. » « Le devancement ouvre à l’existence, à titre de possibilité extrême, l'abandon de soi [ou bien renoncement à soi] et brise ainsi tout raidissement sur l’existence à chaque fois atteinte. » Mais répétons-le une fois encore : il ne s'agit en aucun cas de réaliser la mort, de la rendre effective dans un sacrifice. Car le devancement arrache la mort à toute effectivité et la comprend comme possibilité pure et simple. Heidegger y insiste par un procédé de mises en italiques et de répétitions (manifestement, cela ne suffit pas à attirer l’attention du lecteur pressé). Cf. Sein und Zeit p. 261 : « muß die Möglichkeit ungeschwächt als Möglichkeit verstanden, als Möglichkeit ausgebildet und im Verhalten zu ihr als Möglichkeit ausgehalten werden. » Cf. p. 262 : « Die nächste Nähe des Seins zum Tode als Möglichkeit ist einem Wirklichen so fern als möglich. » « la possibilité doit être comprise sans aucune atténuation en tant que possibilité, être configurée en tant que possibilité, être soutenue, dans le comportement face à elle, en tant que possibilité. » « La proximité la plus proche de l’être envers la mort comme possibilité est aussi éloignée que possible d’un effectif. » 6 2. Passons maintenant au fait que le Dasein résolu se choisit son héros, ce qu’Emmanuel Faye interprète comme une allégeance au Führer. Reprenons tout simplement le texte de Heidegger pour voir qu'il n'y a là rien de nazi. Cf. Sein und Zeit, p. 385 : « Die Wiederholung ist die ausdrückliche Überlieferung, das heißt der Rückgang in Möglichkeiten des dagewesenen Daseins. Die eigentliche Wiederholung einer gewesenen Existenzmöglichkeit – daß das Dasein sich seinen Helden wählt – gründet existenzial in der vorlaufenden Entschlossenheit; denn in ihr wird allererst die Wahl gewählt, die für die kämpfende Nachfolge und Treue zum Wiederholbaren frei macht. » « La répétition est la délivrance expresse, c’est-à-dire le retour dans des possibilités du Dasein qui a été Là. La répétition authentique d’une possibilité d’existence passée – le fait que le Dasein se choisit son héros – se fonde existentialement dans la résolution devançante ; car c’est en elle seulement qu’est choisi le choix qui rend libre pour la poursuite du combat et pour la fidélité au répétable. » Qu'est-ce que cela signifie uploads/Philosophie/ pinat-etienne-d-x27-une-lecture-de-sein-und-zeit.pdf

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