7 Avant-propos Teresa CasTro Perig PiTrou Marie rebeCChi Après le « tournant an

7 Avant-propos Teresa CasTro Perig PiTrou Marie rebeCChi Après le « tournant animal(iste) », un « tournant végétal » semble à l’œuvre dans le vaste domaine des sciences humaines, ainsi que l’uni- vers protéiforme de l’art contemporain. À l’ère de l’Anthropocène, c’est-à-dire au moment d’une crise sans précédent des humains et de (leur place dans) la nature, le végétal et ses formes de vie si éloignées des nôtres captivent l’imagination. Soudainement, des livres sur la « vie secrète des arbres » deviennent des best-sellers, des philosophes nous invitent à penser avec les plantes et des artistes se mettent à manipu- ler les génomes des œillets ou des cellules d’épinard1. Alors que l’an- thropologie s’ouvre aux forêts, du côté de la biologie, l’idée que les plantes sont capables de sentir et de communiquer s’est progressive- ment imposée et ne fait plus froncer les sourcils des botanistes les plus conservateurs2. Ces démarches si différentes font écho à une entreprise 1 | Voir l’ouvrage grand public de Peter Wohlleben, La Vie secrète des arbres, traduit de l’allemand par Corinne Tresca, Paris, Les Arènes, 2017, ainsi que Michael Marder, Plant Thinking. A Philosophy of Vegetal Life, New York, Columbia University Press, 2013, traduc- tion à paraître aux Presses du réel en 2020. Sur les différentes manipulations végétales du bio-art, voir le catalogue La Fabrique du vivant. Mutations, créations, sous la direction de Marie-Ange Brayer et Olivier Zeitoun, Orléans, Éditions HYX, 2019. 2 | Voir, entre autres, Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts. Vers une anthropologie au-delà de l’humain, traduction de l’anglais (États-Unis) de Grégory Delaplace, Paris, Zones Sensibles, 2017 ; Daniel Chamovitz, La Plante et ses sens, traduit de l’anglais par Jérémy Auriol, Paris, Buchet/Chastel, 2014 ; Anthony Trewavas, Plant Behaviour and Intelligence, Oxford, Oxford University Press, 2014 ; Jacques Tassin, À quoi pensent les plantes ?, Paris, Odile Jacob, 2016, 9 8 Teresa Castro - Perig Pitrou - Marie Rebecchi Avant-propos Nous souhaitons défendre une forme d’interdisciplinarité souvent louée mais, dans les faits, relativement peu pratiquée. Cette interdisciplinarité découle avant tout de l’amitié intellectuelle qui s’est d’abord nouée entre un doctorant en anthropologie (Perig Pitrou) et une jeune chercheuse en études visuelles (Teresa Castro). Lors d’une année passée au musée du quai Branly sous les auspices de l’anthro- pologue Anne-Christine Taylor, alors directrice du département de la recherche et de l’enseignement du musée, les occasions de discuter nos travaux respectifs étaient fréquentes. Perig Pitrou travaillait sur les dépôts cérémoniels utilisés par les Mixe de Oaxaca, une population amérindienne du Mexique, pour demander à une entité de la nature, appelée « Celui qui fait vivre », de faire pousser le maïs5. Par-delà la fonction d’offrande alimentaire qu’il remplit, ce dispositif rituel doit également s’interpréter – comme le suggérât alors Teresa Castro – comme un cadrage visuel traçant le programme des actions que « Celui qui fait vivre » doit réaliser. Le jeu sur la monstration dans cette inte- raction est d’autant plus intéressant qu’il fait écho à celui à l’œuvre dans la croissance des végétaux qu’on peut concevoir comme l’émer- gence de formes visibles à partir d’un développement initial caché sous terre. De son côté, la réflexion de Teresa Castro sur le « cinéma animiste » – qui, au-delà de retracer l’histoire d’une contamination de la théorie et de la critique du cinéma par la discipline anthropologique, souhaite stimuler le dialogue entre certains problèmes de l’anthropolo- gie contemporaine et les études visuelles – est profondément redevable des suggestions de lecture de Perig Pitrou. Les activités de la Pépinière CNRS-PSL « Domestication et fabrication du vivant » et de l’équipe « Anthropologie de la vie » qu’il dirige ont été l’occasion de maintenir ininterrompu ce dialogue, notamment par le biais de l’organisation 5 | Perig Pitrou, Le Chemin et le champ. Parcours rituel et sacrifice chez les Mixe de Oaxaca, Mexique, Nanterre, Société d’ethnologie, 2016. plus ample consistant à questionner plusieurs fondements qui struc- turent la vision du monde des Modernes : le dualisme nature-culture ou l’attribution de la pensée aux seuls humains. Le but de cet ouvrage n’est pas de dresser le panorama de ce tournant, mais d’explorer quelques puissances particulières du végé- tal. Il faut entendre ici le mot « puissance » au sens de possibilités, de potentialités, de forces à actualiser, voire de facultés à mettre en acte. Les multiples puissances du végétal expliquent l’engouement présent pour les plantes et les arbres : puissances biologiques, sinon cosmogoniques – les plantes ont rendu la vie et notre « monde » pos- sibles grâce à la photosynthèse ; puissances anthropologiques – envi- sager l’intelligence ou la « pensée » des plantes revient à repenser les termes de l’exception animale, et donc humaine ; puissances formelles – la vie des plantes est, comme le suggère le philosophe Emanuele Coccia, à la suite de Goethe et d’autres botanistes, un problème esthé- tique, voire « cosmétique, de constante genèse et métamorphose des formes3 » ; puissances politiques – la forêt comme communauté, lieu d’alliances entre les humains et les non-humains4. Mobilisant diffé- rents points de vue, ce livre propose d’aborder les végétaux à partir des techniques mises en place par les humains pour les mettre en scène et en images, contribuant à rendre plus intelligible la vitalité qui les anime. C’est pourquoi Puissances du végétal et cinéma animiste. La vitalité révélée par la technique est l’aboutissement des conversations fructueuses entre chercheurs et chercheuses d’horizons distincts : l’anthropologie, les études visuelles et cinématographiques, la philosophie. ou encore l’ouvrage plus controversé de Stefano Mancuso et Alessandra Viola, L’Intelligence des plantes, traduit de l’italien par Renaud Temperini, Paris, Albin Michel, 2018. 3 | Emanuele Coccia, La Vie des plantes. Une métaphysique du mélange, Paris, Rivages, 2016. 4 | Jean-Baptiste Vidalou, Être forêts. Habiter des territoires en lutte, Paris, Éd. La Décou- verte, 2017. 10 11 Avant-propos La vitalité du végétal révélée par la technique Perig PiTrou Des ignames décorées, des glycines en fleur, de l’herbe photogra- phique, des herbiers-cinématographiques, des cyanotypes, des plantes qui dansent, des filles-fleurs, un jardin planétaire : tels sont quelques- uns des objets que l’on rencontrera dans ce livre qui donne à voir un ensemble hétéroclite de situations dans lesquelles des végétaux sont mis en lumière, ou participent à la création de formes et de couleurs. Sans prétendre à une quelconque exhaustivité, ces études de cas rendent hommage à la puissance visuelle des végétaux – et de leurs reproduc- tions sur différents supports. L’objectif n’est toutefois pas de réaliser un recueil thématique d’illustrations attrayantes ou de constituer une sorte d’herbier amateur rassemblant des spécimens étonnants : il est de réfléchir à la manière dont les images aident les humains à mieux com- prendre ce qu’est la vie. En m’appuyant sur ce socle anthropologique, j’esquisserai quelques pistes comparatistes à partir desquelles relier les textes réunis. En dépit des différences concernant les approches métho- dologiques (ethnologie, histoire des techniques, philosophie, Visual Studies), des types d’images (display rituel, photographie, cinéma, etc.) et des sociétés étudiées (Japon, Papouasie-Nouvelle-Guinée, Europe de l’entre-deux-guerres, Amérique du Nord), je formulerai quelques problématiques transversales qui attestent de la fécondité du croise- ment entre l’anthropologie de la vie et l’anthropologie de l’image. J’explique tout d’abord comment les techniques, en particulier les techniques de cadrage, participent à la mise en scène et à la mise en image des végétaux. Puis, dans la mesure où les images des végétaux – et les végétaux comme images – laissent entrevoir des conceptions d’un colloque, qui a jeté les bases de ce qui allait devenir cet ouvrage collectif. En 2016, nous avons en effet décidé de co-organiser un colloque international consacré aux relations entre vivant, végétal et cinéma, avec Marie Rebecchi, spécialiste des cinémas d’avant-garde. Intitulé Puissances du végétal. Cinéma animiste et anthropologie de la vie, il s’est déroulé à l’Institut national d’histoire de l’art à Paris, réunissant une vingtaine de chercheurs et artistes. Les riches échanges, y compris avec un public généreux, venu nombreux à ce rendez-vous, ont nourri notre réflexion et enrichit considérablement le présent ouvrage. Nous tenons à remercier les institutions suivantes qui ont permis l’organisation de ce colloque et la réussite de ce projet éditorial : l’École des hautes études en sciences sociales, le Centre national de la recherche scientifique, l’Institut de recherche sur le cinéma et l’audiovisuel, l’université Paris 3 - Sorbonne Nouvelle et l’Institut national d’histoire de l’art. 13 Perig Pitrou Vitalité du végétal connaissances pratiques sur cette singulière vitalité se consolident après des siècles d’observation et d’expérimentation. De sorte que les relations aux végétaux se révèlent cruciales pour enquêter sur l’élaboration de ce que j’appelle des « théories de la vie3 ». Dans toutes les sociétés, les humains perçoivent, dans leurs corps et celui des êtres vivants non humains, des processus vitaux : croissance, naissance, reproduction, régénération, mort – pour ne mentionner que quelques exemples. Ces processus et leurs effets sont souvent très manifestes et retiennent l’attention. Mais les causes qui les produisent demeurent soustraites au regard, parce qu’elles sont celées dans le cœur de la matière organique ou disséminées dans de complexes réseaux uploads/Philosophie/ puissance-du-vegetal-et-cinema-animiste.pdf

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