Jacques BOUVERESSE Professeur au Collège de France Qu'appellent-ils "penser"? Q
Jacques BOUVERESSE Professeur au Collège de France Qu'appellent-ils "penser"? Quelques remarques à propos de "l'affaire Sokal" et de ses suites. © Conférence du 17 juin 1998 à l'Université de Genève Société romande de philosophie, groupe genevois "Un des traits les plus étonnants des penseurs de notre époque est qu'ils ne se sentent pas du tout liés par ou du moins ne satisfont que médiocrement aux règles jusque là en vigueur de la logique, notamment au devoir de dire toujours précisément avec clarté de quoi l'on parle, en quel sens on prend tel ou tel mot, puis d'indiquer pour quelles raisons on affirme telle ou telle chose, etc." Bernard Bolzano, Lehrbuch der Religionswissenschaft, paragr. 63. "Le mal de prendre une hypallage pour une découverte, une métaphore pour une démonstration, un vomissement de mots pour un torrent de connaissances capitales, et soi-même pour un oracle, ce mal naît avec nous." Paul Valéry, OEuvres, I, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1209. 1. De l'art de passer pour "scientifique" aux yeux des littéraires Le meilleur commentaire qui ait été écrit sur l'"affaire Sokal", sur le livre qui a été publié ensuite par Sokal et Bricmont (Note 1) et sur les réactions qu'ils ont suscitées l'avait probablement été déjà en 1921 par Musil dans son compte rendu du Déclin de l'Occident de Spengler. Après un passage consacré aux chapitres mathématiques du livre, dont il tire la conclusion que la façon de faire de Spengler "évoque le zoologiste qui classerait parmi les quadrupèdes les chiens, les tables, les chaises et les équations du 4e degré", Musil donne une démonstration brillante de la façon dont on pourrait, en appliquant ce genre de procédé, justifier la définition du papillon comme étant le Chinois nain ailé d'Europe centrale: "Il existe des papillons jaune citron; il existe également des Chinois jaune citron. En un sens, on peut donc définir le papillon: Chinois nain ailé d'Europe centrale. Papillons et Chinois passent pour des symboles de la volupté. On entrevoit ici pour la première fois la possibilité d'une concordance, jamais étudiée encore, entre la grande période de la faune lépidoptère et la civilisation chinoise. Que le papillon ait des ailes et pas le Page 1 sur 16 ATHENA: Jacques BOUVERESSE, Qu'appellent-ils "penser"? 30/10/2006 http://un2sg4.unige.ch/athena/bouveresse/bou_pens.html Chinois n'est qu'un phénomène superficiel. Un zoologue eût-il compris ne fût-ce qu'une infime partie des dernières et des plus profondes découvertes de la technique, ce ne serait pas à moi d'examiner en premier la signification du fait que les papillons n'ont pas inventé la poudre: précisément parce que les Chinois les ont devancés. La prédilection suicidaire de certaines espèces nocturnes pour les lampes allumées est encore un reliquat, difficilement explicable à l'entendement diurne, de cette relation morphologique avec la Chine (Note 2)." C'est, quoi qu'ils en pensent, à peu de chose près ce que font les auteurs dans les passages les plus typiques qui ont été cités et commentés par Sokal et Bricmont. La méthode repose sur deux principes simples et particulièrement efficaces dans les milieux littéraires et philosophiques: 1) monter systématiquement en épingle les ressemblances les plus superficielles, en présentant cela comme une découverte révolutionnaire, 2) ignorer de façon aussi sytématique les différences profondes, en les présentant comme des détails négligeables qui ne peuvent intéresser et impressionner que les esprits pointilleux, mesquins et pusillanimes. C'est de cette façon, mais ce n'est, bien entendu, qu'un exemple parmi beaucoup d'autres possibles, que procède Debray dans l'application qu'il fait du théorème de Gödel à la théorie des systèmes sociaux et politiques. Les systèmes formels (ou en tout cas certains d'entre eux, mais c'est un des nombreux détails que semble ignorer Debray) comportent des énoncés qui ne peuvent être décidés avec les moyens du système, les systèmes sociaux et politiques sont apparemment dans le même cas, ils comportent aussi des énoncés dont la vérité ne peut être décidée à l'intérieur du système et avec les ressources dont il dispose pour ce faire. Par conséquent, il doit s'agir du même phénomène qui apparaît simplement sous deux formes différentes, mais relève du même principe d'explication unitaire, que désormais, grâce au théorème de Gödel, nous connaissons parfaitement ou, en tout cas, devrions connaître. Ceux qui pourraient penser que Musil exagère doivent malheureusement admettre qu'il n'en est rien, lorsqu'ils lisent des déclarations aussi vertigineuses que, par exemple, la suivante: "Du jour où Gödel a démontré qu'il n'existe pas de démonstration de consistance de l'arithmétique de Peano formalisable dans le cadre de cette théorie (1931), les politologues avaient les moyens de comprendre pourquoi il fallait momifier Lénine et l'exposer aux camarades "accidentels" sous un mausolée, au Centre de la Communauté nationale" (Le Scribe, p. 70). Le même procédé est, comme il se doit, appliqué aussi à l'histoire des idées. A peu près au même moment, Bergson a opposé la morale close et la morale ouverte et Gödel a mis en évidence ce que les philosophes aiment à appeler le caractère nécessairement "ouvert" de tout système formel qui prétend représenter adéquatement l'arithmétique. Il n'est évidemment pas concevable qu'il s'agisse d'une simple coïncidence et il doit nécessairement y avoir une relation essentielle entre ces deux choses. Malheur à celui qui aurait l'outrecuidance de prétendre qu'il ne voit réellement pas pourquoi il devrait absolument y avoir une, en tout cas une qui soit plus évidente et intéressante que celle qui existe entre les papillons et les Chinois ou, si l'on préfère, que celle qui existe de façon plus incontestable entre les tables, les chaises, les chiens et les équations du quatrième degré. On lui expliquera avec commisération que nous évoluons ici, justement, dans un domaine qui est celui de la pensée libre et créatrice, et non de la logique, de ses contraintes, de ses petitesses et de son puritanisme ridicules. Moyennant quoi il est possible à Serres d'affirmer sans vergogne: "En appliquant donc le théorème de Gödel aux questions du clos et de l'ouvert touchant la sociologie, Régis Debray boucle et récapitule d'un geste l'histoire et le travail des deux cents ans qui précèdent (Note 3)." Comme je l'ai dit, je ne crois pas qu'il soit sérieux d'objecter qu'il s'agit simplement d'erreurs ponctuelles qui ne compromettent en aucune façon le sérieux et la solidité du reste. Ce qui est vrai est plutôt que, comme le remarque Musil, les endroits où il est question de mathématiques et plus généralement de sciences exactes "ont sur les autres l'avantage de faire tomber tout de suite le masque d'objectivité scientifique qu'arborent si volontiers, dans n'importe quel domaine des sciences, les littéraires" (op. cit., p. 98). Les Page 2 sur 16 ATHENA: Jacques BOUVERESSE, Qu'appellent-ils "penser"? 30/10/2006 http://un2sg4.unige.ch/athena/bouveresse/bou_pens.html fautes sont simplement plus voyantes et plus immédiatement reconnaissables (au moins pour les gens informés), lorsque les auteurs affectent de parler le langage de la science et essaient d'utiliser à leur profit des résultats scientifiques parfois très techniques, que dans le reste de leurs écrits. Mais cela ne signifie pas pour autant qu'elles soient absentes de celui-ci ou que l'exigence de précision y soit plus présente et plus respectée. Comme il est dit dans l'Evangile, "si l'on traite ainsi le bois vert, qu'adviendra-t-il du bois sec?" Lorsqu'on se permet des approximations du genre de celles dont il est question dans le livre de Sokal et Bricmont sur des questions qui peuvent être traitées de façon tout à fait précise, mieux vaut ne pas se demander ce qu'il advient dans le cas des questions où il faudrait justement s'imposer un effort spécial pour atteindre le maximum de précision qui est encore compatible avec la nature du sujet. Il faudrait, bien entendu, être tout à fait naïf pour croire que l'ignorance de la science ou le manque total de sérieux et la désinvolture avec lesquels sont traités certains de ses résultats constituent la source principale de la mauvaise philosophie. Les sources de la mauvaise philosophie sont en réalité beaucoup plus nombreuses, beaucoup plus plus diversifiées et probablement aussi beaucoup plus triviales que cela. Au nombre d'entre elles figure, bien entendu, en premier lieu le besoin de prestige et de pouvoir. Et, comme dirait Musil, écrire d'une façon qui fait si sérieux qu'un non-mathématicien se persuade immédiatement que seul un mathématicien peut parler ainsi, n'est qu'un des nombreux moyens d'obtenir le prestige et le pouvoir que l'on cherche. Ce moyen peut jouer à certains moments un rôle tout à fait privilégié, comme cela a été le cas, par exemple, à l'époque structuraliste. Mais il y en a malheureusement beaucoup d'autres, qui ne sont pas plus respectables, même s'ils sont généralement très respectés. Il est clair, en tout cas, que, comme le remarquait déjà Musil, ce ne sont pas de simples bévues occasionnelles et pardonnables qui sont en cause dans l'affaire Sokal, mais bel et bien un mode de pensée et un style de pensée, qui plaisent à notre époque et passent même pour spécialement profonds. C'est là que réside, en fait, le véritable problème que soulève cette affaire et c'est aussi, je dois le dire, ce qui me rend pessimiste sur les effets positifs qu'elle pourrait avoir à court uploads/Philosophie/ qu-x27-appellent-ils-penser.pdf
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- Publié le Fev 01, 2022
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