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SAGESSES MÉDIÉVALES Collection dirigée par Aymon de Lestrange Avec le soutien de l’Institut dominicain d’études orientales (Idéo, Le Caire) www.lesbelleslettres.com Retrouvez les Belles Lettres sur Facebook et Twitter Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous les pays © 2019, Société d’édition Les Belles Lettres 95, boulevard Raspail, 75006 Paris. ISBN : 978-2-251-91066-6 Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo. À l’Institut Dominicain d’Études Orientales qui fut le cadre de nos recherches, à sa bibliothèque dont la richesse seule permit une certaine compréhension, à sa confrérie preuve d’une fraternité vivante. RÈGLES DE TRANSLITTÉRATION Les citations coraniques sont données dans la traduction de Jacques Berque et sont notées selon la nomenclature suivante (sourate : verset). Les Rasāʾil Iḫwān aṣ-ṣafā sont citées dans l’édition de Buṭrūs al-Bustānī, Beyrouth, dār Ṣādir, 1957, appelée « édition de Beyrouth ». Les volumes publiés par les Ismaili Studies auxquels nous référons, à savoir On Arithmetic and Geometry (pour les épîtres 1 et 2), and Science of the Soul and Intellect (pour l’épître 33) sont appelés « édition de Londres ». Ar-risāla l-ǧāmiʿa (nommée Épître Récapitulative – ER) est citée dans l’édition de Mustafā Ġālib, Beyrouth, dār al-Andalus, 1984. PRÉFACE LA PHILOSOPHIE MATHÉMATIQUE DES FRÈRES EN PURETÉ Disons-le d’emblée : notre lecture des Épîtres des Frères en Pureté rompt radicalement avec le flou historique et l’ésotérisme dans lesquels on plaçait jusqu’alors l’ouvrage 1. Le titre symbolise cette rupture : l’expression Iḫwān aṣ-ṣafā était habituellement rendue par sa traduction littérale, les « Frères de la Pureté », comme si la pureté était leur sœur, et qu’il s’agissait là d’un pseudonyme destiné à dissimuler l’identité des auteurs, supposés pluriels, derrière un ridicule cache-sexe qu’at- Tawḥīdī (m. 1023) serait immédiatement allé soulever, nous allons le voir 2. Ce volume, quant à lui, voit dans cette expression un personnage conceptuel et préfère parler des « Frères en Pureté », comme d’autres se posent en « frères en religion ». Être « frère en pureté », c’est, pour l’auteur de l’ouvrage, atteindre la fraternité en purifiant l’âme des appétits de la matière, source d’adversité et d’enfermement dans l’individualité du corps (en particulier l’orgueil du démon Iblīs, la convoitise d’Adam et l’envie de Caïn). Purifiés, les hommes ne forment plus « qu’une seule âme dans des corps distincts » (épître 45, IV 48). Et cette fraternité est nécessaire à l’épanouissement tant politique : « nul homme ne peut vivre seul si ce n’est misérablement » (épître 40, III 375), que religieux : « tu as besoin pour ton salut et ta délivrance du soutien de tes frères » (épître 2, I 99-100). La doctrine des Rasāʾil Iḫwān aṣ-ṣafā est ainsi un complémentarisme : l’individu n’est qu’un homme partiel, un cul-de- jatte ou un aveugle, comme dans la fable (épître 31, III 156-9), qui ne devient complet qu’en coopération avec autrui. Et la formation de cet homme complet passe par l’étude bien ordonnée des sciences, ce qu’offrent les épîtres, somme des savoirs philosophiques. Les Épîtres des Frères en Pureté – Rasāʾil Iḫwān aṣ-ṣafā – forment un monument du patrimoine islamique, un monument hautement énigmatique. L’ouvrage est bien d’une ambition monumentale. Il prétend regrouper l’ensemble du savoir philosophique dans une somme savante découpée en cinquante-deux traités. Un volume séparé, l’Épître récapitulative (notée ER) – ar-risāla al-ǧāmiʿa – reprend la succession des épîtres sous une forme synthétique. Mais nul n’est capable de dire si cette dernière épître a le même auteur que les premières et si elles leur sont même contemporaines. Il semble que la forme originale, annoncée comme démonstrative par les Épîtres ait été fortement modifiée par les groupes ismaéliens qui en ont héritée. Une Récapitulation de la récapitulation – risālat ǧāmiʿat al-ǧāmiʿa – sera même écrite. Les cinquante-deux épîtres introduisent aux disciplines profanes, en partant de l’arithmétique pour s’étendre jusqu’à la magie. Elles sont réparties en quatre, en réalité cinq parties, à savoir les sciences propédeutiques mathématiques puis logiques (épîtres 1-14), les sciences physiques (épîtres 15-25), les sciences noétiques (épîtres 26-31), les sciences métaphysiques (32-41) et les sciences théologico-politiques (épîtres 42-52). L’arrangement est d’abord logique, et suit l’épître d’al-Kindī (m. avant 256/870) Sur la quantité des livres d’Aristote, qui distingue quatre corpus, les livres portant sur les corps (la nature), ceux portant sur ce qui n’est pas un corps mais est dans un corps (l’âme), ceux portant sur ce qui n’est ni un corps ni dans un corps (les principes intelligibles), et les savoirs pratiques. Le tout est précédé des propédeutiques mathématiques et logiques 3. Aucune discipline du savoir philosophique n’est omise, la phrase liminaire de l’épître 1 est explicite : Sache frère charitable et miséricordieux que la doctrine de nos frères dignes (iḫwāninā al- kirām), que Dieu leur vienne en aide, est l’étude de l’ensemble des sciences existantes de par le monde (I 48). On a là une volonté claire de totalisation des savoirs. Encyclopédie savante, les Épîtres des Frères en Pureté constituent un témoignage précieux pour l’histoire scientifique de l’Islam ; recueil de fables, elles forment avec Kalīla wa-Dimna d’Ibn al-Muqaffaʿ (m. 759) le noyau de la littérature apologique classique ; doctrine religieuse et politique, elles sont une référence pour le soufisme comme pour le šīʿisme ; essai philosophique, les pensées d’al-Fārābī (m. 950) avec son concept central de cité vertueuse, ou d’Avicenne (m. 1037) avec le projet encyclopédique du Šifāʾ en sont directement redevables. Les Épîtres ont très vite diffusées de Mésopotamie jusqu’en Andalousie, et la présence de leurs manuscrits chez les Boharas d’Inde et de traductions partielles en ourdou, manifestent à quel point elles ont imprégné la culture islamique. Leur paradoxe historique consiste alors dans la distance entre cet éclatant destin et l’obscurité de leur origine tandis que le paradoxe philosophique consiste dans le fait que le complémentarisme des Frères en Pureté a permis les réappropriations idéologiques multiples même de ceux que les Épîtres critiquent 4. Le niveau historique est le plus frappant. Aujourd’hui, livre de référence de l’ismaélisme, véritable « coran des imams 5 » attribué par la secte religieuse à l’imam Aḥmad b. ʿAbd Allāh (m. 212/828) 6, les Épîtres déchirent les historiens qui donnent des hypothèses les plus variées s’étendant sur deux siècles (de 215/830 à 421/1030) 7, les attribuant à des auteurs potentiels aussi hétéroclites qu’obscurs 8, et remettant même en cause l’existence d’une seule paternité en émettant l’idée d’une « rédaction stratifiée 9 ». L’interprétation des Épîtres pose aussi problème. Elles ont été systématiquement réduites soit à de simples résumés savants 10, soit à l’expression d’une doctrine religieuse préexistante : ismaélienne ; šīʿite 11, qarmate 12, muʿtazilite 13 ; ou soufie 14. Il est en revanche étonnant qu’elles n’aient jamais été rattachées à une école philosophique. C’est cette piste que nous proposons d’explorer. Détermination du cadre historique Status quaestionis Deux attributions s’opposent actuellement pour la datation des Rasāʾil : leur attribution au groupe de Baṣra dirigé par al-Busṭī (fin IVe/Xe siècle), appuyée sur le témoignage d’at-Tawḥīdī et conduisant à une datation des Rasāʾil à la deuxième moitié du IVe/Xe siècle ; leur attribution à l’ismaélisme, en lien à leur importante postérité dans la branche septimanienne de l’islam šīʿite : les Épîtres seraient alors une propagande en faveur du califat fatimide. La question du šīʿisme supposé des Rasāʾil Cette seconde proposition est loin de faire l’unanimité, nous l’avons vu. Certes, elle peut s’appuyer sur l’Épître récapitulative explicitement septimanienne 15, mais le statut de cette épître reste obscur : évoquée dans les Rasāʾil, elle n’a cependant pas la nature démonstrative annoncée 16. Cela a conduit certains à la séparer tant historiquement que doctrinalement de l’ouvrage principal 17. En effet, les Rasāʾil se manifestent critiques tant envers le septimanisme qu’envers l’idée d’occultation de l’imam. Pour comprendre la première critique, il convient d’esquisser le cadre épistémologique des Rasāʾil. Celles-ci caractérisent les différentes doctrines religieuses et philosophiques par un nombre qui correspond à la quantité de principes qui les fondent avant de les classer sur une échelle constituée de la suite des entiers naturels. Ainsi, le zoroastrisme dualiste a pour rang deux, la trinité chrétienne le rang trois, l’aristotélisme et sa doctrine des quatre éléments le rang quatre, etc. À partir de ce principe, les Rasāʾil ne proposent pas le retour à l’un comme le fit al-Kindī, mais substituent à la vérité du nombre la vérité de la suite arithmétique. En conséquence, toute doctrine qui se crispe sur elle-même constitue un fanatisme : Les septimaniens (al-musabbiʿa) approfondirent la découverte des choses septuples, il leur apparut alors des choses extraordinaires. Ils s’en passionnèrent et exagérèrent leur évocation, négligeant par-là toutes les réalités autrement nombrées. Il en alla de même des dualistes qui exagérèrent l’examen des êtres duels, ce qui les amena à voir des choses extraordinaires, à s’en passionner et à négliger toutes les réalités autrement nombrées. Et de même les Chrétiens avec la division en trois et les réalités trinitaires, et de même les physicalistes qui exagérèrent [leur examen] des quatre natures et des réalités quadritaires, et de même les corporalistes (al- ǧirmiyya 18) qui exagérèrent [l’examen] des réalités quinaires et les Indiens qui exagérèrent uploads/Philosophie/les-epitres-des-freres-en-purete-rasa-il-ikhwan-al-afa.pdf
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- Publié le Sep 25, 2022
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