Revue des Sciences Religieuses Strasbourg, «banlieue de la phénoménologie». Edm

Revue des Sciences Religieuses Strasbourg, «banlieue de la phénoménologie». Edmond Husserl et l'enjeu de la philosophie religieuse Rudolf Schmitz-Perrin Résumé La publication du Briefwechsel de Husserl permet de mieux connaître les débuts de la phénoménologie dans ses répercussions sur la philosophie européenne. Strasbourg s'avère être un point de communication pour la première réception de la phénoménologie en France. L'étonnement enthousiaste de Edmond Husserl qui voyait en l'université de Strasbourg une banlieue de sa pensée ne se confirme pas entièrement quand on analyse de près son jugement concernant la légitime application de sa méthode phénoménologique à l'expérience religieuse. Jean Héring, philosophe et théologien protestant, s'est résolument risqué à cette conjugaison de la phénoménologie - au sens large - et de l'analyse de la conscience religieuse. L'ensemble des lettres que Husserl a échangées avec ses contemporains permet de jeter une lumière nouvelle sur la raison de ses réserves qui s'expriment dans son attitude critique à l'égard de toute « phénoménologie religieuse ». Citer ce document / Cite this document : Schmitz-Perrin Rudolf. Strasbourg, «banlieue de la phénoménologie». Edmond Husserl et l'enjeu de la philosophie religieuse. In: Revue des Sciences Religieuses, tome 69, fascicule 4, 1995. pp. 481-496; doi : https://doi.org/10.3406/rscir.1995.3335 https://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1995_num_69_4_3335 Fichier pdf généré le 19/07/2018 Revue des sciences religieuses 69 n° 4 (1995), p. 481-496 STRASBOURG « BANLIEUE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE » Edmond Husserl et l 'enjeu de la philosophie religieuse La publication de la correspondance de Edmond Husserl jette une lumière nouvelle sur les débuts de la phénoménologie en France ainsi que sur les itinéraires respectifs des disciples et amis du maître-fondateur qui les accompagne de son jugement critique (1). Ces lettres, en dix volumes, témoignent d'un débat avec des penseurs et des disciples que l'on découvre plus nombreux que ceux qui se professent proprement phénoménologues. Mis à part l'intérêt particulier que Léon Chestov a manifesté très tôt pour l'œuvre de Husserl (2), la première réception française de la (1) Cf. E. Husserl, Briefwechsel, Husserliana, verôffentlicht vom Husserl- Archiv [Leuven] unter Leitung von Samuel Ijsseling, in Verbindung mit Elisabeth Schuhmann, herausgegeben von Karl Schuhmann, Kluwer Academic Publishers, Dordrecht/Boston/London, 1994, Bd. Ill, Teil 1 : Die Brentanoschule ; Teil 2 : Die Munchener Phànomenologen ; Teil 3 : Die Gôttinger Schule ; Teil 4 : Die Freiburger Schiller ; Teil 5 : Die Neukantianer ; Teil 6 : Philosophenbriefe ; Teil 7 : Wissens- chaftlerkorrespondenz ; Teil 8 : Institutionelle Schreiben ; Teil 9 : Familienbriefe ; Teil 10 : Einfuhrung und Register. (2) Cf. l'article critique : « Memento mon. A propos de la théorie de la connaissance d'Edmond Husserl», in Revue philosophique, 1-2 (1926), tr. de Boris de Schloezer, repris dans Le pouvoir des clés, Paris, 1928, p. 247-300, écrit et publié en Russie en 1917, paru à Berlin en 1923. Si la publication de l'article de Chestov en langue française a largement contribué à faire connaître la pensée de Husserl en France, à Strasbourg la discussion avec Husserl s'est déjà engagée avant cette date. On relativisera ainsi l'affirmation : «C'est ainsi qu'en 1925, par son article "Memento Mori", Chestov fit connaître en France la phénoménologie ». Cf. N. Nathalie Baranoff-Chestov, Vie de Léon Chestov, Paris, 1991, t. I, p. 375-378. L'article de Chestov a provoqué une réponse de J. Héring, « Sub specie aeternitatis. Réponse à une critique de la philosophie de Husserl (à propos de Chestov) », in Revue d'histoire et de philosophie religieuse (1927), p. 351-364. Chestov répond à son tour : « Qu'est-ce que la vérité ? », in Revue philosophique 1-2 (1927), repris in Le pouvoir des clés, p. 301-336. Cf. Nathalie Baranoff-Chestov, op. cit., p. 375 sq., 399 sq., 409 sq. 482 R. SCHMITZ-PERRIN phénoménologie husserlienne passe notamment par le lieu linguisti- quement et culturellement privilégié que constitue l'Université de Strasbourg. Jean Héring (1890-1966), philosophe et théologien protestant de cette université, a promu la connaissance de la phénoménologie parmi les philosophes français (3), tout en se démarquant par la suite de l'approche husserlienne. De même, l'abbé Emile Baudin (1875-1949), également philosophe et théologien à la Faculté catholique, se confronta à la phénoménologie tout en formulant certaines critiques radicales visant le fond de l'innovation méthodologique que fut la phénoménologie husserlienne. Si la correspondance Husserl-Baudin a suscité de la part de Husserl des lettres qui exposent la visée transcendentale de sa pensée dans ce qu'elle a de radicalement phénoménologique (4), les quelques lettres échangées entre Husserl et Héring, seules, ne permettent pas d'approfondir leurs discussions philosophiques (5). Par contre, l'ensemble des correspondances montre l'attitude critique de Husserl à l'égard de Héring qui souhaitait concevoir une philosophie religieuse se réclamant de la phénoménologie. Le débat engagé met en évidence l'enjeu de la pensée religieuse confrontée à l'approche husserlienne. I. Strasbourg, « banlieue de la phénoménologie » La nouveauté radicale de la phénoménologie d'Edmond Husserl, enseignée et pratiquée à Fribourg, n'a pas tardé à se répandre parmi les philosophes d'outre-Rhin : à une cinquantaine de kilomètres de l'université allemande, Jean Héring, ancien étudiant de Husserl à Gôttingen (6), maîtrisant parfaitement les deux langues, (3) H. Spiegelberg, phénoménologue et historien du mouvement de la phénoménologie, résume à juste titre : « Later, after the reunion of Alsace with France, he becomes one of the ablest interpreters of German phenomenology to the French world ». The Phenomenological Movement. An Historical Introduction, 3e éd.. The Hague, 1982, p. 238. (4) L'approche critique de Baudin fera l'objet d'une prochaine étude. (5) La correspondance entre Héring et Husserl se limite à deux lettres de description d'un rêve que Héring relate et que Husserl tente d'interpréter. La seconde lettre de Héring du 24 octobre 1937 à Malvine Husserl transmet des vœux de convalescence pour son mari de la part du « Schiller, Freund und Mitchrist ». T. 3, p. 120- 121. (6) Cf. J. Hêring, « La phénoménologie d'Edmund Husserl il y a trente ans. Souvenirs et réflexions d'un étudiant de 1909 », in Revue internationale de philosophie 2 (1939), p. 366-373, et « Edmund Husserl. Souvenirs et réflexions », in Edmund Husserl 1859-1959, Recueil commémoratif publié à l'occasion du centenaire de la naissance du philosophe, La Haye, 1959, p. 26-28. STRASBOURG « BANLIEUE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE » 483 s'intéresse vivement à la pensée innovatrice du phénoménologue qu'il connaît personnellement (7). En effet, en mars 1929, à son retour de Paris (8), invité par Jean Héring qui l'introduit aux membres de la Faculté de théologie protestante et catholique, Husserl s'arrête pour la première fois à Strasbourg; l'abbé Emile Baudin est présent (9). C'est également sur la recommandation de Jean Héring, qu'Emmanuel Lévinas, étudiant lituanien à Strasbourg depuis 1923, (7) Héring a rendu visite à Husserl le 20 août 1920 à St. Margen, «Es war gerade mein alter Freund Héring zu Besuch gekommen(...) », t. 3, p. 17, cf. ibidem, p. 27. Les deux philosophes entreprirent une excursion à Kirchzarten, cf. ibidem, p. 205, note 49. Leur amitié est souvent soulignée par Husserl : « (...)mein lieber Freund H(ering) (...)». An Ingarden 11.6.1932, t. 3, p. 286. D'ailleurs, le terme d'« ami de toujours » restera ; cf. la lettre à E. Baudin de 1934, qui se réfère au « alten Freund J. Héring ». t. 7, p. 17. « So behandle ich den liebsten und getreuesten meiner alten Schiller - neben dem mir eigentlich nur Jean Héring gleich nahe steht ». E. Husserl an Roman Ingarden, 2.12.1929, t. 3, p. 253. L'épouse de Husserl écrit : « J. Héring ist zu unserer groBen Freude fur einen kurzen Wochenendbesuch bei uns». 2.11.1936, t. 3, p. 307. En effet, Héring rendait visite à Husserl le 1er novembre 1936, cf. t. 9, p. 254, note 162. « Gerade kam Prof. Héring aus StraBburg, der bei uns logierte u. bis Sonntag Abend blieb. Das war eine ganz besondere Freude, denn die 22 Jahre alte Beziehung ist nah u. unvermindert herzlich geblieben ». Malvine Husserl à Rosenberg, 21.6.1932, t. 9, p. 407 et p. 408. « (...)er gehôrt zu den warm- herzigsten u. treuesten Menschen ». Malvine Husserl à Rosenberg, 19.10.1934, t. 9, p. 447 et p. 465. (8) Du 8 au 12 mars 1929, Husserl a probablement été invité à l'initiative de Léon Chestov à donner des conférences sur ses Méditations Cartésiennnes, à la Sorbonne. Cf. Boris Groys : « (...) Schestow hatte ubrigens die Reise Husserls nach Paris und seine Vortràge im Jahre 1929 an der Sorbonne organisiert ». Leo Schestow, Tolstoi und Nietzsche, Munchen, 1994, préface p. X. Selon les éditeurs des lettres de Husserl, on constate seulement que : « Husserl hatte bei seinem Parisaufenthalt im Februar 1929 Schestow zweimal besucht ». T. 6, p. 372, note 7. Chestov et Husserl se sont connus lors d'un congrès du 15 au 23 avril 1928, à Amsterdam, où Chestov fit une communication sur Plotin ; cf. N. Nathalie Baranoff- Chestov, op. cit., p. 385 et p. 410. E. Husserl, intéressé par l'article que Chestov lui avait consacré, entre en contact avec ce contestataire résolu de sa phénoménologie. La discussion entre les deux hommes est intense. C'est uploads/Philosophie/ rscir-0035-2217-1995-num-69-4-3335.pdf

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