Frédéric SCHIFFTER Pensées d’un philosophe sous Prozac 2002 Pour Alain Thiney «

Frédéric SCHIFFTER Pensées d’un philosophe sous Prozac 2002 Pour Alain Thiney « La vie est celle de chacun. Si bien que si on veut philosopher sérieusement sur la vie, c’est à condition de le faire de l’intérieur, depuis un au-dedans singulier, à condition de parler de soi-même. » José Ortega y Gasset. Hors-service « L’éducation est assurément une chose merveilleuse, mais il faut savoir que tout ce qui est digne d’être connu ne peut s’enseigner. » Oscar Wilde. On se souvient peut-être de ce ministre de l’Éducation nationale d’un gouvernement de gauche, boulot, le front bas, le sourcil broussailleux derrière de petits verres, parlant un français aussi approximatif que lacunaire et qui avait décidé de « dégraisser le mammouth » – nom donné par lui avec esprit à son administration. On se souvient que quelques jours après la rentrée scolaire de l’année 2000, ce ministre, pour fustiger l’absentéisme qui régnait de façon chronique dans le corps enseignant, cita le cas d’un professeur de philosophie qui, dès la reprise des cours, se fit porter pâle pour une durée de trois mois – réel congé pour maladie imaginaire, laissa-t-il entendre, et entièrement payé par l’État. Ainsi, par cette dénonciation, non seulement le ministre confortait l’opinion d’une large partie du pays selon laquelle le fonctionnaire est un fainéant patenté qui se rend à l’infirmerie dès qu’il lui faut se mettre au travail, mais aussi la certitude selon laquelle on observe pareil parasitisme surtout chez l’« enseignant ». Comme il s’agissait en l’occurrence d’un professeur de philosophie, l’indignation fut unanime. Déjà peu convaincue qu’il faille payer si cher, via l’impôt, des professeurs qui bénéficient de trop de vacances, l’opinion regimbe carrément contre le fait d’entretenir ceux qui enseignent un savoir aussi archaïque et inutile que la philosophie – à plus forte raison si, parmi eux, se trouvent des tire-au-flanc. Toujours est-il que, ce jour-là, je me crus sérieusement menacé dans mon avancement de carrière. Car, on l’aura deviné, ce parasite que le ministre dénonça sans le nommer, c’était moi. Sans chercher pour cela à me justifier, je dois préciser que l’arrêt de travail auquel j’eus droit me fut dûment délivré par un de ces médecins dont la spécialité est de soigner, à défaut de guérir, cette étrange forme d’incapacité qu’éprouvent de plus en plus de personnes, un matin, à mettre un pied par terre. Pour moi, en ce matin du 6 septembre 2000, le problème fut de poser un pied devant l’autre afin de me traîner jusqu’à mon lycée. Au lycée, je m’y étais rendu la veille pour effectuer, comme on dit, la journée de la pré-rentrée, journée qui ne concerne que les professeurs. On pourrait croire qu’en ce jour la morosité transit les âmes. Les grasses matinées vont passer au régime sec. Le bel et vivace aujourd’hui du farniente est mort et l’été entre en agonie. Il n’en est rien. Dès neuf heures, sitôt qu’on pénètre dans le réfectoire mal insonorisé où le proviseur tiendra son long discours d’accueil traditionnel, flanqué de ses adjoints administratifs, la gaieté règne, piaffante, parmi la petite foule du personnel encore vêtue de manière estivale. On se retrouve, on se salue et le tutoiement collégial est à nouveau de mise. Cela fait plus de vingt ans que j’observe ce rituel et chaque fois que j’entre dans ce vaste réfectoire bondé, je ne peux m’empêcher de me demander, à la vue de toutes ces têtes, si je n’ai pas affaire aux figurants d’un film de Mocky. Mais ce matin-là, à ce stade où rien n’avait encore commencé, dans ce climat bon enfant, je me sentis en proie à une vertigineuse déréliction, comme si une force mystérieuse et maléfique m’avait poussé en un milieu, non pas hostile ni effrayant, mais dont l’atmosphère même était incompatible avec mon organisme. Saisi par une violente crise d’asthme métaphysique, et avant que le discours du proviseur ne me fasse plonger en syncope, je désertai cet endroit irrespirable. Je passai la nuit suivante sans pouvoir dormir. À mesure que l’heure avançait, l’idée de retourner… là-bas, le lendemain, dans ces murs où il me faudrait neuf mois durant me plier à… un emploi du temps et cela dans le but… de gagner ma vie, virait au noir. Je cherchai cependant à me raisonner. J’invoquais l’autorité d’Épictète, cet homme qui passa pour sage et qui fut longtemps un esclave – sort moins enviable, dit-on, que celui de professeur de philosophie. J’ouvris son Manuel. « Il y a des choses qui dépendent de toi, et d’autres non », écrivait-il ; « de toi, dépendent la pensée, l’impulsion, le désir, l’aversion, tout ce sur quoi, en toi, tu peux agir. » Hormis sa doctrine, je ne sais pas grand-chose de l’homme Épictète. On le disait grave mais affable, avare en paroles mais généreux en écoute et en conseils. Ainsi est-ce possible qu’il pût, comme on dit, regonfler des gens qui avaient le moral un peu à plat, mais non en forger un autre à ceux qui comme moi, l’avaient perdu. La pensée, l’impulsion, le désir, l’aversion, tout cela était précisément ce sur quoi, en moi, je n’avais pu agir le matin même, puisque, en un instant, tous les ressorts de mon âme s’étaient bloqués, ne libérant que celui de la fuite. Comme Épictète ne m’était d’aucun secours, je fis alors la seule chose qui, à cinq heures du matin, dépendait de moi pour soulager mon tourment et trouver un peu de sommeil avant le jour, à savoir avaler quelques cachets relaxants – totalement inefficaces. Trois heures plus tard, dans la défroque du stoïcien sous Valium, me voilà devant le portail du lycée. Aux alentours, c’est l’agitation. Des élèves déboulent par les portières de gros autobus garés en file indienne, d’autres se font déposer par leurs parents, d’autres encore arrivent en scooter ou à pied. Les professeurs, eux, entrent en voiture par un autre portail donnant accès à un parking. Je m’écarte pour laisser entrer ce flot de jeunesse qui se dirige sans se presser vers les bâtiments situés au milieu du parc. Il est huit heures. La sonnerie invitant les élèves à rejoindre leurs lieux de cours retentit. En principe, je devrais déjà être dans le bâtiment A, devant la porte de « ma » salle pour prendre livraison de je ne sais quelle classe. Je m’aperçois seulement maintenant que je n’ai même pas mon emploi du temps – que l’on remet la veille aux professeurs. Je me dis qu’il est grand temps d’y aller. Mais avancer m’est impossible. Mes jambes ne m’obéissent pas, comme si mes pieds avaient été coulés dans la masse du trottoir jusqu’aux chevilles. Je tente malgré tout de m’en arracher. Mes genoux ne plient pas. De longues minutes défilent. L’immobilité gagne tout mon corps. Deux élèves retardataires passent en courant sous mon nez sans me prêter attention et disparaissent au loin. Au loin, justement, du côté des bâtiments, je ne vois plus personne, je n’entends plus de bruits. Tout le monde est rentré, sauf moi, la seule âme qui vive mais qui demeure là, prostrée. Je ne suis plus qu’une angoisse verticale et figée. Alors, me reviennent en mémoire les images d’un film de Buñuel, L’Ange exterminateur. Un sortilège s’abat sur des hommes et des femmes à l’instant où, s’apprêtant à sortir de la messe, une force les empêche de franchir la grande porte de l’église dès qu’ils s’en approchent. À la fin, quand les paroissiens vident le lieu, c’est sous la forme d’un troupeau de moutons. Curieusement, loin de m’effrayer cette réminiscence me rassure. Tout s’éclaire, même. Je ne dois pas ma paralysie à un ange exterminateur, mais à un démon protecteur. Je comprends que je viens de voir un troupeau de moutons s’engouffrer dans un abattoir et que, par un réflexe de survie, je viens in extremis de sauver ma peau. Recouvrant ma mobilité, je rentre chez moi me coucher. On comprendra aisément que, l’après-midi même, au récit de mon malaise et à la suite d’un entretien minutieux, le psychiatre – choisi dans les pages jaunes de l’annuaire – ne balança pas longtemps à prendre la décision de me mettre au vert. « Risque de décompensation », marmonna-t-il. J’entendis : « Risque de décomposition. » « Voici un traitement préventif ; revenez me voir dans trois mois », dit-il en me tendant une ordonnance noire de médications et mon arrêt de travail. Quand je revins à la date prévue, il renouvela mon traitement et mon arrêt. Puis, au mois d’avril, quand nous nous revîmes, il m’annonça que je ne décompenserais peut-être pas avant quelque temps. Et c’est ainsi que, la tête basse, alourdie de Prozac, je repris le collier. La dépression passe pour une pathologie sérieuse et crédible lorsqu’elle affecte des gens confrontés à une adversité sociale, familiale, sentimentale, ou autre, qui finit par les laminer. C’est pourquoi on ne conçoit qu’un professeur soit réellement déprimé que s’il est, soit chahuté en permanence par ses élèves, soit, comme cela arrive souvent de nos jours, quand il en est physiquement menacé. On ne uploads/Philosophie/ schiffter-frederic-pensees-d-x27-un-philosophe-sous-prozac.pdf

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