PETITS DEJEUNERS CONTINENTAUX ET GOUTERS ANALYTIQUES Pascal Engel Paris IV-Sorb

PETITS DEJEUNERS CONTINENTAUX ET GOUTERS ANALYTIQUES Pascal Engel Paris IV-Sorbonne LTE, « Nouveaux passages transatlantiques », Presses de Paris VIII, 20, 2002- 115-138 (traduction partielle révisée de « Is There a Path out of the Analytic-Continental Divide ?» Stanford French Review, 17, 2-3, 1993, 117-128) Comme chacun le sait, il existe au sein de la philosophie contemporaine une opposition majeure entre philosophie “ analytique ” et philosophie “ Continentale ” (je mets une majuscule à « Continentale » pour distinguer ce mot appliqué à la philosophie de son application, par exemple, au plateau continental, ou aux petits déjeuners du même nom ; pour abréger, je les désignerai dorénavant par les sigles “ PA ” et “ PC” ; quant à leurs adeptes, je les identifierai respectivement par les lettres “ A ” et “ C ”). Avant de tenter de les caractériser l’une et l’autre de manière plus approfondie, il convient de noter que la frontière qui sépare ces deux types de philosophie se donne clairement à voir dans le profil des postes universitaires ouverts au recrutement,1 dans les catalogues des maisons d’édition,2 dans les intitulés de colloques3 ou de cours,4 dans les revues universitaires,5 etc. Il est de notoriété publique que, dans leur immense majorité, les membres de ces deux groupes ne se rendent pas aux mêmes colloques ; en outre, ils n’entretiennent pas de contacts dans le cadre de séminaires, même s’il leur arrive de coexister de manière plus ou moins pacifique (quoique sans enthousiasme) dans le même département de philosophie, au comité de rédaction de certaines revues ou dans les halls d’hôtels lors de congrès 1 De nombreux postes ont comme profil “ philosophie Continentale et théorie féministe ”, “ herméneutique ”, etc., tandis que d’autres sont fléchés “ philosophie de la cognition ”, “ philosophie du langage ”, “ philosophie des sciences ”, etc. Contentons-nous de noter que les personnes intéressées par un poste appartenant à la première de ces deux catégories sont rarement candidates à un poste appartenant à la deuxième. Voilà un critère clair et pragmatique. 2 Je me contenterai de citer des titres figurant dans un catalogue récent, celui des éditions Routledge tel qu’il a été publié à Londres en 1992 (cette année-là, le catalogue des éditions Blackwell comportait à peu près les mêmes subdivisions). Sous l’intitulé “ Philosophie Continentale ” (“ Continental Philosophy ”) figuraient des titres tels que Nietzche et la question de l’interprétation, Dans le labyrinthe de Nietzsche : conversations avec des philosophes français (Derrida, Levinas, Schneider, Serres, Irigaray, Le Doeuff), Poétique de l’imaginaire, Vérité et Eros, Philosopher à la limite, Superstructuralisme, etc., alors que le même catalogue comporte une section intitulée “ philosophie et littérature ” et une autre consacrée à la “ philosophie féministe ”. Il n’existe pas de section intitulée “ philosophie analytique ”, mais des titres tels que Causation et universaux ou Référence, vérité et réalité sont répertoriés dans les sections intitulées “ philosophie de la cognition ”, “ philosophie des sciences ”, “ épistémologie et métaphysique ” et “ philosophie du langage ”. 3 Lors des congrès de l’APA (association américaine de philosophie), les sessions consacrées à des sujets tels que “ féminisme et déconstruction ” occupent généralement le même créneau horaire que les sessions consacrées au “ paradoxe de Newcomb et au sens d’écoulement du temps ”. Il arrive que certaines personnes regrettent de ne pouvoir assister aux deux, mais les organisateurs n’accordent le plus souvent aucune importance à ce genre d’objection. 4 Si l’on donne à l’université de Princeton un cours intitulé “ Causation et …… ”, on n’attirera pas le même public que si le cours s’intitulait “ Post-modernité et herméneutique ”. 5 Le lecteur peut tenter l’expérience suivante : qu’il écrive (s’il en est capable) un article sur “ Eros et post- modernité ”, qu’il le soumette au comité de lecture de revues telles que Analysis ou Common Knowledge, et qu’il prenne note du résultat. A l’inverse, on peut toujours (si l’on en est capable) écrire un article intitulé “ Possibilité combinatoire, …….. ” et le soumettre au comité de lecture de ces mêmes revues. On partira de l’hypothèse que les deux articles sont de qualité, intéressants, bien argumentés, stylistiquement corrects, etc. Comme toutes les expériences de pensée, celle-ci comporte un grand nombre de présupposés, et je reconnais qu’elle ne prouve rien. Pour ce qui est des présupposés eux-mêmes, voir dans la suite de cet article. 2 internationaux.6 Quels sont les critères qui permettent de différencier ces deux pratiques philosophiques ? Y a-t- il seulement des critères stables ? On pourrait tenter de les formuler de la manière suivante. a) Critère géographique. La PC est la philosophie telle qu’elle se pratique en Europe continentale, c’est-à-dire ailleurs qu’en Grande-Bretagne ; la PA est la philosophie pratiquée en Amérique et dans les pays anglo-saxons. b) Critère historique. La PC est la philosophie issue du post-kantisme allemand (Fichte, Hegel, Schelling), du post-hégélianisme (Marx), de l’herméneutique (Dilthey, Gadamer, Ricoeur) et de la phénoménologie (Husserl, Ingarden), de l’existentialisme (Heidegger, Sartre, Merleau-Ponty, Lévinas), du post-structuralisme français (Derrida, Deleuze, Foucault) et de la théorie critique allemande (Horkheimer, Adorno, Habermas, Appel), tandis que la PA s’enracine dans l’empirisme britannique (Locke, Berkeley, Hume, Mill), l’école philosophique autrichienne (Bolzano, Brentano, Meinong, Twardowsky, Wittgenstein), et dans la tradition issue du néo- positivisme logique aussi bien en Allemagne (Frege, Carnap, Schlick, Reichenbach) qu’en Angleterre (Russell, Moore, Ayer) ou en Amérique (Quine). c) Critère thématique. Les C s’intéressent à des questions telles que l’interprétation, l’herméneutique, la sémiotique, l’ontologie ou la méta-ontologie, l’esthétique, l’identité et la différence sexuelles, l’existence humaine, la folie, la politique, le pouvoir, la religion, la modernité, la post-modernité et, de façon générale, se consacrent à la philosophie de la littérature et de l’art ainsi qu’à la philosophie politique, tandis que les A s’intéressent à des questions telles que le sens, la référence, le corps et l’esprit, la croyance, la théorie des jeux et la théorie de la décision, les sciences cognitives, les universaux, l’utile, le droit, et, de façon générale, se consacrent à la philosophie des sciences, à la philosophie du langage, à la philosophie de la cognition, à la philosophie de l’action et à l’épistémologie morale (cf. supra, note x). d) Critère doctrinal. Les C ont plutôt tendance à se réclamer de Kant, Hegel, Marx, Freud, Nietzsche, Heidegger, et consorts, que de l’empirisme, du rationalisme, de l’utilitarisme, du positivisme, du pragmatisme, de l’évolutionnisme, alors que c’est l’inverse pour les A. Que les E soient séduits par des doctrines estampillées par de “ grands penseurs ”, alors que les A sont davantage attirés par des “ -ismes ” à consonance abstraite, n’est pas sans rapport avec la caractéristique suivante. e) Critère de méthode ou de style. Quand on demande à un C sur quoi il travaille, il y a de fortes chances pour qu’il réponde “ sur le philosophe X, Y ou Z ” (nom à prendre dans la liste fournie en [b]) ; en revanche, quand on pose la même question à un A, il y a de fortes chances qu’il réponde “ sur le problème P, Q ou R ” (intitulé à prendre dans la liste fournie en [c]). La méthode préférée des C est celle de l’inscription7 : chaque idée ou question est d’abord “ inscrite ” dans une continuité historique dont elle est censée être issue, tel ou tel philosophe étant prié de l’incarner. Quand on demande à un praticien C, qu’il soit étudiant ou philosophe de profession, de traiter un sujet donné (par exemple, la conscience morale), il commence par énumérer de grands penseurs ayant consacré des travaux importants à cette question (par exemple Platon, Hume, Kant), et ramène les autres positions philosophiques possibles à des variations sur les thèmes paradigmatiques qu’il a sélectionnés. En règle générale, les objections qui lui sont faites sont de type historique : “ Mais qu’en est-il du penseur X ? ” (Par exemple : “ Que dit Nietzsche, ou bien Hobbes, de la conscience morale ? ”). La règle du jeu consiste alors à réinscrire le nom du penseur X dans la série d’origine, ou bien à démontrer qu’il n’ajoute rien de nouveau par rapport aux autres noms de la liste, ou encore qu’il ne trouve pas sa place parmi eux, ce qui pour effet de 6 Bien sûr, il peut se présenter toutes sortes de circonstances où se produisent des rencontres paradoxales. 3 “ subvertir ” le paradigme (le penseur X peut alors permettre d’entamer la déconstruction de la série et, par voie de conséquence, de l’historique de la question traitée). Il s’agit surtout de comparer des textes ou des concepts relevant d’un même cadre sémantique au moyen d’une méthode essentiellement associative. On ne se demande jamais si le philosophe X, Y ou Z a raison ou tort sur la question P ou Q, même si cette question est plus ou moins implicitement présente au niveau métadiscursif : X, Y ou Z, qui donnent corps à un “ philosophème ” ou à une opinion paradigmatique sur la question P uploads/Philosophie/ engel-pascal-2002-petits-dejeuners-continentaux-et-gouters-analytiques-lte-nouvaux-passages-transatlantiques-115-138.pdf

  • 11
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager