Titre GERSHOM SCHOLEM Le Nom de Dieu et la théorie kabbalistique du langage Tra
Titre GERSHOM SCHOLEM Le Nom de Dieu et la théorie kabbalistique du langage Traduit de l'allemand par THOMAS PIEL Introduction À LA FIN du printemps 1919, prenant la décision de “déplacer le centre de gravité” de ses études “des mathématiques vers le judaïsme”, vers l'étude de la tradition mystique juive à laquelle il devait consacrer finalement toute sa vie, Scholem forma le projet d'une recherche sur la philosophie du langage des kabbalistes, avant d'y renoncer l'année suivante, considérant qu'il n'avait pas encore les moyens de la mener à bien 1. C'est cinquante ans plus tard exactement, en 1970, qu'il écrivit finalement cet essai consacré à la pensée mystique du langage, qui tient celui-ci – le langage comme nom, irréductible aux signes – pour l'essence même du réel. Sa réflexion rejoignait ainsi la méditation sur le langage qu'avait menée très tôt Walter Benjamin, dans les “pages aussi denses que belles” de l'essai “Sur le langage en général et sur le langage humain” et de “La tâche du traducteur” 2. “Le langage est nom, écrivait Scholem en 1926. C'est dans le nom qu'est enfouie la puissance du langage, c'est en lui qu'est scellé l'abîme qu'il renferme… Car les noms ont leur vie propre” 1. La vaste étude récapitulant l'ensemble de son travail qu'il consacra tardivement à la mystique du langage, que nous traduisons ici, approfondit cette réflexion à la lumière de la pensée du langage qui se fait jour dans le judaïsme rabbinique et dans certains des plus anciens textes de la littérature kabbalistique. Publié initialement dans l'Eranos-Jahrbuch, XXXIX, 1970, pp. 243-299, le présent texte a été repris dans le tome III des Judaica, Studien zur jüdischen Mystik, Francfort, Suhrkamp, 1973, pp. 7-70. C'est cette édition qui est suivie ici. T.P. Mystique du langage MYSTIQUE DU LANGAGE “LA VÉRITÉ est le principe (ou encore : l'essence) de ta parole”, dit un verset du psalmiste souvent cité dans la littérature kabbalistique (Psaumes, CXIX, 160). La vérité était, au sens hébraïque originaire, la parole de Dieu perceptible de manière acoustique, c'est-à-dire dans le langage. La révélation, d'après l'enseignement de la synagogue, est un événement acoustique et non visuel, ou qui du moins se produit dans une sphère qui se rapporte métaphysiquement à ce qui est acoustique et sensible. Sans cesse ce trait est souligné en rappelant les paroles de la Torah (Deutéronome, IV, 12) : “Vous n'avez vu aucune image – rien qu'une voix”. Ce qu'il en est de cette voix, et de ce qui trouve son expression en elle, est la question que la pensée religieuse du judaïsme s'est posée de façon toujours renouvelée. Le lien indissoluble qui unit le concept de vérité de la révélation au concept de langage, la parole de Dieu se rendant perceptible à travers le médium du langage humain, si tant est qu'une telle parole divine fasse partie de l'expérience humaine, c'est là assurément l'un des plus importants héritages – sinon même le plus important – que le judaïsme ait légué à l'histoire des religions. Dans les pages qui suivent, nous nous proposons d'interroger la littérature et la pensée des mystiques juifs pour découvrir ce qu'elles peuvent nous apprendre sur cette question. Le point de départ de toutes les théories mystiques du langage, par conséquent aussi de celle des kabbalistes, est la conviction que le langage, le médium dans lequel s'accomplit la vie spirituelle de l'homme, possède une face intérieure, un aspect qui ne se laisse pas réduire aux rapports de communication entre les êtres. L'homme s'ouvre à un autre, cherche à se faire entendre de lui, mais dans toutes ces tentatives vibre quelque chose qui n'est pas seulement signe, communication, signification et expression. Le son, sur lequel est bâtie toute langue, la voix qui lui donne forme, qui la forge en élaborant sa matière sonore, sont déjà à cet égard, prima facie, bien plus que ce qui entre dans la communication. La question antique, qui a divisé les philosophes depuis Platon et Aristote, de savoir si le langage repose sur une convention, un consensus, ou sur une nature immanente aux êtres eux-mêmes, a toujours eu pour arrière-plan ce caractère d'énigme indéchiffrable du langage. Mais si le langage est plus que la communication et l'expression qu'étudient les linguistes, si l'élément sensible dans la plénitude et la profondeur duquel il prend forme possède cet autre aspect également, que j'ai nommé sa face interne, alors surgit la question : qu'est cette dimension “secrète” du langage sur laquelle s'accordent depuis toujours tous les mystiques, de l'Inde et de l'islam jusqu'aux kabbalistes et à Jacob Boehme 3 ? La réponse ne fait guère de doute : c'est le caractère symbolique du langage qui détermine cette dimension. Dans la définition de ce caractère symbolique, les théories mystiques du langage empruntent des voies souvent divergentes. Mais qu'ici, dans le langage, se transmette quelque chose qui excède la sphère de l'expression et de la mise en forme ; que quelque chose qui demeure inexprimé, qui ne se montre que par des symboles, vibre et résonne au fond de toute expression et transparaisse, si l'on peut dire, à travers les fissures du monde de l'expression, c'est là le fondement commun de toute mystique du langage, et en même temps l'expérience de laquelle elle n'a cessé de se nourrir en se renouvelant, à chaque génération, la nôtre comprise. (C'est ainsi que Walter Benjamin fut longtemps un pur mystique du langage 4.) Le mystique découvre au langage une dignité, une dimension immanente ou, comme on dirait aujourd'hui, une structure qui ne vise pas la communication de ce qui est communicable, mais bien plutôt – et sur ce paradoxe se fonde tout symbolisme – la communication d'un non-communicable, qui vit inexprimé en elle et qui, même s'il trouvait une expression, n'aurait néanmoins aucune signification, aucun “sens” communicable. Dans le domaine religieux – qui n'est assurément pas la demeure exclusive du symbolique, comme l'atteste déjà toute théorie esthétique un tant soit peu digne de considération –, on rencontre ainsi la question du langage de Dieu, considéré comme le phénomène le plus intimement lié à la dimension secrète du langage. La préoccupation originelle des mystiques dans ce domaine était de partir du langage de l'homme pour y découvrir le langage de la révélation, bien plus, le langage en tant que révélation. Ils se mirent sans cesse en peine de rechercher comment le langage des dieux ou de Dieu pouvait s'entrelacer au langage parlé, et s'en laisser extraire. Ils eurent toujours le sentiment, dans le langage, d'un abîme, d'une profondeur qu'ils se donnèrent pour tâche de mesurer, de parcourir et par là de surmonter. C'est là le point d'émergence des théories mystiques du langage propres aux diverses religions, le point où le langage doit être langage de la révélation en même temps que langue de la raison humaine ; c'est ainsi que Johann Georg Hamann caractérisa avec une magnifique concision la thèse fondamentale de la mystique du langage : “la langue – mère de la raison et de la révélation, leur alpha et leur oméga”5 6. Si dans ce qui suit, nous nous efforçons de rendre intelligible la conception du langage qui fut celle des kabbalistes, c'est avant tout parce que leur interprétation résolument positive du langage – comme “secret manifeste” de tout ce qui est – est susceptible d'offrir un paradigme hautement instructif d'une théorie mystique du langage. Ce sont avant tout trois thèmes qui, dans l'examen qui va suivre, demeurent constamment au premier plan sous différents aspects : 1. La conception selon laquelle création et révélation sont l'une et l'autre en premier lieu et essentiellement des auto-présentations de Dieu, dans lesquelles par conséquent, conformément à la nature infinie de la divinité, des moments du divin se sont introduits qui dans le dimension finie et déterminée du créé ne peuvent se communiquer qu'à travers des symboles 7. À cette conception se rattache immédiatement la pensée selon laquelle l'essence du monde est langage. 2. La position centrale du nom de Dieu comme origine métaphysique de tout langage, et la conception du langage comme décomposition et déploiement de ce nom, telle qu'elle se présente en premier lieu dans les documents de la révélation, mais aussi de manière générale dans toute langue. Le langage divin, cristallisé dans les noms divins et, ultimement, dans l'unique nom qui forme le centre de ce langage, se tient au fondement de toute langue parlée, en laquelle il se reflète et apparaît symboliquement. 3. La relation dialectique entre magie et mystique présente dans la théorie des noms divins, mais aussi dans l'immense puissance reconnue à la pure parole humaine. Le nom de Dieu dans la Bible et dans le judaïsme rabbinique LE NOM DE DIEU DANS LA BIBLE ET DANS LE JUDAÏSME RABBINIQUE AVANT DE nous tourner vers les théories des kabbalistes, il convient de faire une remarque qui permettra d'écarter certains malentendus. La Bible hébraïque, considérée en tant que document historique, ne connaît aucun concept magique du nom de Dieu. Le passage de la Torah (Exode, III, 6-14) qui rapporte la révélation du nom de Dieu YHWH près uploads/Philosophie/ scholem-le-nom-de-dieu-et-la-the-orie-kabbalistique-du-langage.pdf
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- Publié le Sep 27, 2021
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