Michel FOUCAULT Les anormaux (1974-1975) Cours Année 1974-1975 Édition numériqu

Michel FOUCAULT Les anormaux (1974-1975) Cours Année 1974-1975 Édition numérique réalisée en août 2012 à partir de l’édition CD-ROM, Le Foucault Électronique (ed.2001) COURS DU 8 JANVIER 1975 Les expertises psychiatriques en matière pénale. – À quel genre de discours appartiennent-elles ? – Discours de vérité et discours qui font rire. – La preuve légale dans le droit pénal du XVIIIe siècle. – Les réformateurs. – Le principe de l’intime conviction. – Les circonstances atténuantes. – Le rapport entre vérité et justice. – Le grotesque dans la mécanique du pouvoir. – Doublet psychologico-moral du délit. – L’expertise montre comment l’individu ressemblait déjà à son crime avant de l’avoir commis. – L’émergence du pouvoir de normalisation. Je voudrais commencer le cours de cette année en vous faisant la lecture de deux rapports d’expertise psychiatrique en matière pénale. Je vous les lis directement. Le premier date de 1955, il y a vingt ans exactement. Il est signé d’au moins l’un des grands noms de la psychiatrie pénale de ces années-là, et se rapporte à une affaire dont certains d’entre vous ont peut-être gardé le souvenir. C’est l’histoire d’une femme et de son amant, qui avaient tué la petite fille de la femme. L’homme, l’amant donc de la mère, avait été accusé de complicité dans le meurtre ou, en tout cas, d’incitation au meurtre de l’enfant ; car il avait été établi que c’était la femme elle-même qui avait tué de ses mains son enfant. Voici donc l’expertise psychiatrique qui a été faite à propos de l’homme, que j’appellerai, si vous voulez, A., parce que je n’ai jamais pu encore déterminer jusqu’à quel point il est licite de publier, en y laissant les noms, les expertises médico-légales1. « Les experts se trouvent évidemment mal à l’aise pour exprimer leur jugement psychologique sur A., étant donné qu’ils ne peuvent prendre parti sur la culpabilité morale de celui-ci. Toutefois, on raisonnera dans l’hypothèse où A. aurait exercé sur l’esprit de la fille L., d’une manière quelconque, une influence qui aurait conduit celle-ci au meurtre de son enfant. Dans cette hypothèse donc, voici comment nous nous représenterions les choses et les acteurs. A. appartient à un milieu peu homogène et socialement mal établi. Enfant illégitime, il a été élevé par sa mère, n’a été reconnu que très tardivement par son père, et s’est alors trouvé des demi-frères sans qu’une véritable cohésion familiale puisse s’établir. D’autant plus que, le père mort, il s’est retrouvé seul avec sa mère, femme de condition assez trouble. Malgré tout, il a été appelé à faire des études secondaires, et ses origines ont pu peser un peu sur son orgueil naturel. Les êtres de son espèce ne se sentent, en somme, jamais très bien assimilés au monde où ils sont parvenus ; d’où leur culte pour le paradoxe et pour tout ce qui crée du désordre. Dans une ambiance d’idées un peu révolutionnaires – [je vous rappelle qu’on est en 1955 ; 1 Cf. L’Affaire Denise Labbé – [Jacques] Algarron, Paris, 1956 (Bibliothèque nationale de France, Factums, 16 Fm 1449). Depuis 1971, Michel Foucault consacrait son séminaire à l’étude de l’expertise psychiatrique ; cf. M. Foucault, « Entretien sur la prison : le livre et sa méthode » (1975), in Dits et Écrits, 1954-1988, édition établie sous la direction de D. Defert & F. Ewald, avec la collaboration de J. Lagrange, Paris, 1994, 4 vol. ; I : 1954-1969, II : 1970-1975, III : 1976-1979, IV : 1980-1988 ; cf. II, p. 746. M. F.] – ils se sentent moins dépaysés que dans un milieu et dans une philosophie compassés. C’est l’histoire de toutes les réformes intellectuelles, de tous les cénacles ; c’est celle de Saint-Germain-des-Prés, de l’existentialisme2, etc. Dans tous les mouvements, des personnalités véritablement fortes peuvent émerger, surtout si elles y ont conservé un certain sens de l’adaptation. Elles peuvent ainsi parvenir à la célébrité et fonder une école stable. Mais nombre ne peuvent s’élever au-delà de la médiocrité et cherchent à attirer l’attention par des extravagances vestimentaires, ou bien encore par des actes extraordinaires. On trouve chez eux de l’alcibiadisme3 et de l’érostratisme4. Ils n’en sont plus évidemment à couper la queue de leur chien ou à brûler le temple d’Éphèse, mais ils se laissent parfois corrompre par la haine de la morale bourgeoise, au point d’en renier les lois et d’aller jusqu’au crime pour enfler leur personnalité, d’autant plus que cette personnalité est originellement plus falote. Naturellement, il y a dans tout cela une certaine dose de bovarysme5, de ce pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est, surtout plus beau et plus grand que nature. C’est pourquoi A. a pu se concevoir comme un surhomme. Le curieux, d’ailleurs, c’est qu’il ait résisté à l’influence militaire. Lui-même disait que le passage à Saint-Cyr formait les caractères. Il semble pourtant que l’uniforme n’ait pas beaucoup normalisé l’attitude d’Algarron6. D’ailleurs, il était toujours pressé de quitter l’armée pour aller à ses fredaines. Un autre trait psychologique de A. [après donc le bovarysme, l’érostratisme et l’alcibiadisme ; M. F.], c’est le donjuanisme7. Il passait littéralement toutes ses heures de liberté à collectionner les maîtresses, en général faciles comme la fille L. Puis, par une véritable faute de goût, il leur tenait des propos qu’elles étaient en général, de par leur instruction première, peu aptes à comprendre. Il avait plaisir à développer devant elles des paradoxes “hénaurmes”, suivant l’orthographe de Flaubert, que certaines écoutaient bouche bée, d’autres d’une oreille distraite. De même qu’une culture trop précoce pour son état mondain et intellectuel avait été peu favorable à A., la fille L. a pu lui emboîter le pas, de façon à la fois caricaturale et tragique. Il s’agit d’un nouveau degré inférieur de 2 Le mot « existentialisme » est utilisé ici dans sa signification la plus banale : « Nom donné, surtout au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, à des jeunes gens qui affectaient une mise négligée et un dégoût de la vie active et qui fréquentaient certains cafés parisiens du quartier de Saint-Germain-des-Prés » (Grand Larousse de la langue française, III, Paris, 1973, p. 1820). 3 D’après Le Grand Robert de la langue française. Dictionnaire alphabétique et analogique, I, Paris, 1985 2, p. 237, le nom d’Alcibiade a été souvent utilisé comme synonyme d’une « personne dont le caractère réunit de grandes qualités et de nombreux défauts (prétention, arrivisme) ». Les dictionnaires relatifs aux sciences psychiatriques n’enregistrent pas le mot. 4 Cf. A. Porot, Manuel alphabétique de psychiatrie clinique, thérapeutique et médico-légale, Paris, 1952, p. 149 : « Par référence à l’exemple de l’incendie du temple de Diane à Éphèse par Érostrate ; [P.] Valette [De l’érostratisme ou vanité criminelle, Lyon, 1903] a créé le terme d’érostratisme pour désigner l’association de la malignité avec l’amoralité et la vanité chez les débiles et caractériser le genre d’attentats résultant de ces dispositions mentales » (définition de C. Bardenat). 5 Cf. A. Porot, op. cit., p. 54 : « Expression tirée du célèbre roman de Flaubert, Madame Bovary, [qui] a suggéré à certains philosophes d’en faire une entité psychologique », alors que Jules de Gaultier a défini le bovarysme comme « le pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est ». 6 Michel Foucault laisse échapper ici, sans le vouloir, le nom de la personne soumise à l’expertise. 7 D’après Le Grand Robert, III, 19852, p. 627, le « donjuanisme » en psychiatrie signifie, chez un homme, « la recherche pathologique de nouvelles conquêtes », mais les dictionnaires relatifs aux sciences psychiatriques n’enregistrent pas le mot. bovarysme. Elle a mordu aux paradoxes de A., qui l’ont en quelque sorte intoxiquée. Il lui semblait parvenir à un plan intellectuel supérieur. A. parlait de la nécessité pour un couple de faire en commun des choses extraordinaires, pour se créer un lien indissoluble : tuer, par exemple, un chauffeur de taxi ; supprimer un enfant pour rien ou pour se prouver sa capacité de décision. Et la fille L. a décidé de tuer Catherine. Telle est du moins la thèse de cette fille. Si A. ne l’accepte pas complètement, du moins ne la repousse-t-il pas tout à fait, puisqu’il admet avoir développé devant elle, peut-être imprudemment, les paradoxes dont elle a pu faire, faute d’esprit critique, une règle d’action. Ainsi, sans prendre parti sur la réalité et le degré de culpabilité de A., nous pouvons comprendre comment son influence sur la fille L. a pu être pernicieuse. Mais la question pour nous est surtout de rechercher et de dire quelle est, au point de vue pénal, la responsabilité de A. Nous demandons encore instamment qu’on ne se méprenne pas sur les termes. Nous ne cherchons pas quelle est la part de responsabilité morale de A. dans les crimes de la fille L. : cela, c’est l’affaire des magistrats et des jurés. Nous recherchons simplement si, médico-légalement, ses anomalies de caractère ont une origine pathologique, si elles réalisent un trouble mental suffisant pour atteindre la responsabilité pénale. La réponse sera bien entendu négative. uploads/Philosophie/les-anormaux-michel-foucault.pdf

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