Revue Philosophique de Louvain Science et idéologie Monsieur Paul Ricœur Citer

Revue Philosophique de Louvain Science et idéologie Monsieur Paul Ricœur Citer ce document / Cite this document : Ricœur Paul. Science et idéologie. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 72, n°14, 1974. pp. 328-356; doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1974.5792 https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1974_num_72_14_5792 Fichier pdf généré le 25/04/2018 Résumé À la suite des travaux de l'École de Francfort, et d'Althusser en France, les théories des sciences sociales prétendent exorciser les idéologies. Le savoir scientifique doit en démonter les mécanismes de domination et de dissimulation. Mais cette opposition de la science à l'idéologie est doublement abusive : d'abord parce que l'idéologie comporte une fonction de médiation et d'intégration, essentielle au lien social lui-même, et qui est irréductible, ensuite parce que la science sociale ne peut revendiquer une position de savoir absolu qui la mettrait à l'abri du particularisme des points de vue. La meilleure chance pour une critique des idéologies réside dans un discours de caractère herméneutique sur les conditions de toute compréhension historique. Abstract Following on the work of the School of Frankfurt and that of Althusser in France, the theories of the social sciences lay claim to exorcize ideologies. Scientific knowledge must take to pieces the mecanisms of domination and of dissimulation. But this opposition of science and ideology is improper for two reasons : firstly, because ideology includes a mediating and integrating function, essential to the social bond itself, and which is irreductible; secondly, because social science cannot claim a position of absolute knowledge which would shelter it from the particularism of points of view. The best opportunity for a criticism of ideologies lies in a discourse of hermeneutic character on the conditions of all historic understanding. Science et idéologie Permettez-moi d'honorer la mémoire du Docteur Angélique en plaçant la présente étude sous le patronage de celui qu'il appelait le Philosophe. Je lis ceci dans le prologue de Y Éthique à Nicomaque : « Nous aurons suffisamment rempli notre tâche si nous donnons les éclaircissements que comporte la nature du sujet que nous traitons. C'est qu'en effet on ne doit pas chercher la même rigueur dans toutes les discussions indifféremment, pas plus qu'on ne l'exige dans les productions de l'art. Les choses belles et les choses justes qui sont l'objet de la politique donnent lieu à de telles divergences, à de telles incertitudes, qu'on a pu croire qu'elles existaient seulement par convention et non par nature... On doit donc se contenter, en traitant de pareils sujets et partant de pareils principes, de montrer la vérité d'une façon grossière et approchée... C'est dans le même esprit dès lors que devront être accueillies les diverses vues que nous émettons, car il est d'un homme cultivé de ne chercher la rigueur pour chaque genre de chose que dans la mesure où la nature du sujet l'admet... Ainsi donc, dans un domaine déterminé, juge bien celui qui a reçu une éducation appropriée, tandis que dans une matière excluant toute spécialisation, le bon juge est celui qui a reçu une culture générale...» (1094 B 11- 1095 A 2). Pourquoi ai- je lu ce texte? Non point pour la commodité de l'exergue et de l'exorde, mais pour la discipline même du raisonnement. Je me propose en effet de montrer que le phénomène de l'idéologie est susceptible de recevoir une appréciation relativement positive si l'on maintient la thèse proprement aristotélicienne de la pluralité des niveaux de scientificité. Aristote nous dit en effet plusieurs choses : que la politique a affaire à des choses variables et instables, que les raisonnements ont ici pour point de départ des faits généralement vrais, mais pas toujours vrais; que c'est l'homme cultivé et non le spécialiste qui est juge en la matière ; qu'il faut par conséquent se contenter de montrer la vérité de manière grossière et approchée (ou, selon une autre traduction, « en gros et schématique- Science et Idéologie 329 quement ») ; enfin, qu'il en est ainsi parce que le problème est de nature pratique. Ce texte a valeur d'avertissement au seuil de notre enquête. Il peut en effet nous garder des pièges multiples que nous tend le sujet de l'idéologie (sujet, soit dit en passant, que je n'aurais pas choisi spontanément et que j'ai plutôt reçu et accepté à la manière d'un défi). Je viens de parler de pièges multiples. Ils sont de deux sortes et leur identification introduira les deux premières parties proprement critiques de mon exposé. Ce qui est d'abord en question, c'est la définition initiale du phénomène. Et il y a déjà là plusieurs pièges. Le premier piège est de tenir pour allant de soi une analyse en termes de classes sociales. Cela nous paraît aujourd'hui naturel, tellement est forte l'empreinte du marxisme sur le problème de l'idéologie, bien que ce soit Napoléon qui, le premier, ait fait de ce terme une arme de combat (ce qui, nous le verrons, ne doit peut-être pas être définitivement oublié). Adopter d'entrée de jeu l'analyse en termes de classes sociales, c'est s'enfermer en même temps dans une polémique stérile pour ou contre le marxisme. Or, ce qu'il nous faut aujourd'hui, c'est une pensée libre à l'égard de toute opération d'intimidation exercée par les uns sur les autres, une pensée qui aurait l'audace et la capacité de croiser Marx, sans ni le suivre ni le combattre. Merleau-Ponty, je crois, parle quelque part d'une pensée a-marxiste. C'est aussi ce que je cherche à pratiquer. Mais pour éviter ce premier piège, il faut en éviter un second, celui de définir initialement l'idéologie par sa fonction de justification à l'égard non seulement d'une classe, mais d'une classe dominante. Il faut, me semble-t-il, échapper à la fascination qu'exerce le problème de la domination, pour considérer un phénomène plus vaste, celui de l'intégration sociale, dont la domination est une dimension, mais non la condition unique et essentielle. Or, si l'on tient pour acquis que l'idéologie est une fonction de la domination, c'est que l'on admet aussi sans critique que l'idéologie est un phénomène essentiellement négatif, cousin de l'erreur et du mensonge, frère de l'illusion; dans la littérature contemporaine sur le sujet, on ne soumet même plus à l'examen l'idée devenue toute naturelle que l'idéologie est une représentation fausse, dont la fonction est de dissimuler l'appartenance des individus, professée par un individu ou un groupe, que ceux-ci ont intérêt à ne pas reconnaître. Dès lors, si l'on ne veut ni éluder cette problématique de la distorsion intéressée 330 Paul Ricœur et inconsciente, ni la tenir pour acquise, il faut, me semble-t-il, desserrer le lien entre théorie de l'idéologie et stratégie du soupçon, quitte à montrer, par la description et l'analyse, pourquoi le phénomène de l'idéologie appelle la riposte du soupçon. Mais cette première mise en question des idées acquises incorporée à la définition initiale du phénomène est solidaire d'une seconde mise en question portant sur le statut épistémologique de la théorie elle-même des idéologies. Mon thème : idéologie et vérité, concerne plus précisément cette seconde ligne d'interrogation. Sur cette seconde ligne aussi une série de pièges nous attendent. Il est d'abord trop vite admis que l'homme du soupçon est lui-même indemne de la tare qu'il dénonce; l'idéologie, c'est la pensée de mon adversaire; c'est la pensée de Vautre. Il ne le sait pas, mais moi je le sais. Or, la question est de savoir s'il existe un point de vue sur l'action qui soit capable de s'arracher à la condition idéologique de la connaissance engagée dans la praxis. A cette prétention s'en joint une autre : non seulement, dit-on, il existe un lieu non idéologique, mais ce lieu est celui d'une science, comparable à celle d'Euclide pour la géométrie et à celle de Galilée et de Newton pour la physique et la cosmologie. Il est remarquable que cette prétention, particulièrement vive chez les plus éléates des marxistes, soit exactement celle qu'Aristote condamnait chez les platoniciens de son temps en matière d'éthique et de politique, et à quoi il opposait le pluralisme des méthodes et celui des degrés de rigueur et de vérité. Or, nous avons des raisons nouvelles de justifier ce pluralisme, des raisons qui tiennent à toute la réflexion moderne sur la condition proprement historique de la compréhension de l'histoire. Cette simple remarque, qui anticipe tout un développement, laisse pressentir que la nature du rapport entre science et idéologie dépend tout autant du sens que l'on peut donner à la notion de science dans les matières pratiques et politiques que du sens que l'on donne à l'idéologie elle-même. Les deux lignes de discussion convergeront vers une question qui est en quelque sorte la question de confiance; ce sera l'objet de ma troisième partie. S'il n'y a pas de science capable de s'arracher à la condition idéologique du savoir pratique, faut-il renoncer purement et simplement à l'opposition entre science et idéologie? En dépit des raisons très fortes qui militent en ce sens, j'essaierai de sauver l'opposition, mais en renonçant à la formuler dans les termes d'une alternative et d'une disjonction. J'essaierai pour cela de donner Science et Idéologie 331 un sens plus modeste, — je veux uploads/Philosophie/ science-et-ide-ologie-ricoeur.pdf

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