Métabolisations psychiques du corps dans la théorie de Piera Aulagnier en mode
Métabolisations psychiques du corps dans la théorie de Piera Aulagnier en mode Zen Sortir du mode Zen Patrick Miller Publié dans Topique 2001/1 (no 74) Éditeur L’Esprit du temps Page 29-42 1 Dans la passion qu’elle a mis à tenter de se représenter et de penser l’origine de la vie psychique, Piera Aulagnier a développé une pensée qui a évolué avec le temps, et que l’on peut donc essayer d’appréhender d’un point de vue historique, mais aussi une pensée qui, au cours de son développement, a accordé une place et une importance de plus en plus grande à la notion d’histoire et d’historisation, et à ce qu’elle a nommé des « effets d’histoire » dont ce serait la tâche du Je de les substituer aux effets des forces pulsionnelles. Il est particulièrement bouleversant d’entendre Piera Aulagnier, lors de sa dernière conférence, prononcée à Bordeaux deux mois avant sa mort, confesser à son auditoire : « Je me demande parfois si ma pensée a réussi à renoncer à l’illusion de découvrir sa propre origine et si ce n’est pas cela que je poursuis indéfiniment. »[1] Topique n° 49, « Penser l’originaire », Dunod, Paris,... [1] 2 Lorsqu’elle publie La Violence de l’Interprétation en 1975, premier livre, et qui est l’aboutissement de nombreuses années de réflexion et d’écriture, Piera Aulagnier est déjà un auteur connu, reconnu et estimé. Pourtant ce livre marque un tournant et l’affirmation d’une pensée qui tout en reconnaissant les influences décisives qui l’ont marquée, s’en dégage pour affirmer son indépendance, son originalité et son style propre. L’ÉPROUVÉ DE L’ANALYSTE 3 Aux sources de son effort considérable de théorisation et de reformulation métapsychologique, Piera Aulagnier place deux motifs tirés de son expérience psychanalytique, tout particulièrement avec des patients psychotiques. Ces deux motifs s’appuient sur la constatation d’un clivage et d’une dissociation. Il faut souligner que pour aboutir à ce constat Piera Aulagnier part de son expérience subjective pendant la séance, c’est à dire d’un « éprouvé », c’est le terme qu’elle emploie : l’application du modèle de compréhension freudien à la réponse qu’a suscité en elle l’expérience de la rencontre avec le patient psychotique laisse hors champ une partie de son propre éprouvé. A partir du constat de cette dissociation entre éprouvé de l’analyste et théorie analytique, elle fait l’hypothèse d’un clivage : les analystes supposent que leur connaissance de la vie psychique doit rendre possible une action sur le phénomène. Or « il existe une connaissance du phénomène psychotique dont l’action est inopérante dans le champ de l’expérience. »[2] Piera Aulagnier, La Violence de l’Interprétation, PUF,... [2] 4 C’est parce qu’elle donne priorité à son éprouvé, en affirmant qu’ « il faut savoir prendre appui sur ce que nôtre pensée éprouve » que Piera Aulagnier s’engage dans un travail théorique dont le but est de « redonner accès à une partie de ce qui était resté hors champ ». C’est sur cette recherche d’un rapport de cohérence entre la pensée et l’éprouvé que se fonde sa démarche intellectuelle. Mais la question de ce rapport de cohérence se retrouve également à une place importante dans sa théorisation du développement du psychisme. 5 Redonner accès à ce qui a été laissé hors-champ, tel serait le projet théoricoclinique. Il me semble qu’on peut entendre cette formule, « redonner accès » comme un écho d’autres préoccupations, moins explicites dans le texte. La Violence de l’Interprétation replace le corps au centre de la réflexion psychanalytique, et, comme j’essayerai de le montrer à partir de la notion de métabolisation, le corps dans tous ses états, et dans tous ses registres du plus somatique au plus érogène. En ce sens le livre témoigne d’un formidable itinéraire intellectuel de remise en question qui permet à l’auteur de se dégager pour l’essentiel de l’influence de la théorie de Lacan et de trouver ou de retrouver l’accès aux sources de son épistémophilie personnelle. 6 A mesure qu’elle se développait la pensée théorisante de Lacan est allée toujours plus dans le sens d’une mise à l’écart du corps et des affects dans la théorisation et dans la pratique de la cure. En redonnant accès à une pensée du corps et à partir du corps, Piera Aulagnier remettait en jeu des questions complexes ouvertes par Freud et dont la mise à l’écart par Lacan a eu l’effet d’un interdit de penser chez les analystes en France, bien au-delà des cercles lacaniens. 7 Dans ce livre Piera Aulagnier ne cite que deux auteurs Freud et Lacan, et ne dialogue qu’avec eux. Avec Freud pour affirmer sa filiation et se placer dans la continuité et l’approfondissement de sa théorisation de la pulsion, avec Lacan pour reconnaître ce qu’elle lui doit, mais pour le critiquer et s’en démarquer. 8 Pour prendre la mesure du chemin parcouru il faut relire des articles anciens de Piera Aulagnier, ceux des années soixante, c’est à dire de la fin de la Société Française de Psychanalyse, où elle venait de faire sa formation, et du début de l’Ecole Freudienne, de la revue La Psychanalyse, puis de la revue L’Inconscient, c’est-à-dire avant le Quatrième Groupe et avant la revue Topique. L’indépendance d’esprit, les centres d’intérêt théoriques, certaines formulations, le tempérament, la « patte », sont déjà là, mais encore pris dans une référence et une révérence à une pensée à laquelle elle s’efforce d’adhérer alors qu’elle est déjà manifestement en contradiction avec elle. 9 Prenons par exemple le texte intitulé Angoisse et Identification, exposé au séminaire de Lacan en mai 1962. Au-delà du recours obligé à certaines références théoriques - le désir et la demande, le signifiant phallus, la jouissance, le signifiant du désir, le grand Autre - la manière d’aborder les phénomènes cliniques, de focaliser le questionnement théorique sur certains points est déjà très personnelle et se démarque du discours ambiant et bien-pensant, et la tendance à forger des expressions nouvelles commence à apparaître. Ainsi un certain « télescopage entre phantasme et réalité » est mis en rapport avec le surgissement de l’angoisse, ainsi qu’une perte des repères identificatoires, une ébauche encore rudimentaire de la notion de zone-objet complémentaire se laisse deviner dans l’analyse de la relation partielle bouche-sein, de l’activité d’absorption, source de plaisir, d’une différenciation entre « l’absorption-nourriture » et, en fonction de la qualité de la réponse maternelle - la façon de donner - l’introjection d’une relation phantasmatique. Plus étonnant encore, sont déjà nommées, dans le fonctionnement psychotique, l’amputation et l’auto-mutilation, à partir de cette idée, affirmée sans ambage et sans précaution que « Pour le psychotique, l’autre est introjecté au niveau de son propre corps (...) Mais, pour autant que l’autre est introjecté au niveau de son propre corps, que cette introjection est la seule chose qui lui permette de vivre, toute disparition de l’autre serait pour lui l’équivalent d’une auto- mutilation qui ne ferait que le renvoyer à son drame fondamental. » 10 Ce raccourci est saisissant lorsque l’on connaît les développements théoriques qu’il va connaître une dizaine d’années plus tard lorsque la notion d’activité pictographique sera devenue pensable. Pour illustrer son idée théorique tellement condensée à l’époque, et de l’ordre de la rêverie théorique ou de la théorisation flottante, Piera propose une image, dans un souci qui témoigne déjà de ce qu’elle appellera plus tard la figuration parlée : « Pour le psychotique, la seule possibilité de s’identifier à un corps imaginaire unifié serait celle de s’identifier à l’ombre que projetterait devant lui un corps qui ne serait pas le sien. » 11 Pour conclure son texte, elle donne un exemple tiré de sa pratique avec un patient schizophrène. Au-delà de la force et de la beauté clinique de ce fragment de séance, c’est comme si elle nous proposait une métaphore de ce qui manque à la théorie pour donner corps à l’écoute de la psychose et une préfiguration des blancs dans la théorie auxquels ses propres efforts de pensée vont tenter de donner une forme pensable et dicible. Cet homme « dont le discours dans sa forme délirante garde une exactitude mathématique » commence à s’embrouiller et à chercher ses mots après avoir évoqué une pensée inquiétante : on lui a dit que les amputés sentiraient des choses par le membre qu’ils n’ont plus. Il finit par dire : « Un fantôme, ça serait un homme sans membres et sans corps qui, par son intelligence seule, percevrait des sensations fausses d’un corps qu’il n’a pas... Ca, ça m’inquiète énormément !». 12 L’explication théorique qu’elle se donne pour conclure son article est bien en-deçà, à cette époque, de la force d’énigme des propos de cet homme. Mais c’est l’impact de cette énigme qui lui fera écrire en introduction à La Violence de l’Interprétation : « Confronté à ce discours, nous avons souvent éprouvé le sentiment que nous le recevions comme l’interprétation sauvage faite à l’analyste de la non-évidence de l’évident. »[3] idem [3] Tel fut le point de départ et le moteur de sa recherche. LA VIE DE L’ORGANISME. 13 Avant d’aborder les différentes incidences de la notion de métabolisation et leur uploads/Philosophie/ metabolisations-psychiques-du-corps-dans-la-theorie-de-piera-aulagnier.pdf
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- Publié le Fev 08, 2022
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