187 Leroi- Gourhan : l’inorganique organisé Objets du néolithique Musée de Sain

187 Leroi- Gourhan : l’inorganique organisé Objets du néolithique Musée de Saint- Germain Photo Pierre Pitron/Gallimard BERNARD STIEGLER La grande question de Leroi-Gourhan, c’est la mémoire. Et il la rencontre dans la tech- nique. Et comme il lie la technique à l’histoire de la vie, sa pensée de la mémoire est aussi une pensée du programme, qu’il soit cosmique, génétique, socio-ethnique ou cybernétique : l’œuvre de Leroi-Gourhan fournit des concepts pour une histoire générale de la vie, y com- pris de la vie postbiologique (si l’on entend par là la vie vécue et vivable hors des strictes conditions biologiques : la vie sociale). Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 24.205.146.45 - 30/05/2016 12h19. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 24.205.146.45 - 30/05/2016 12h19. © Gallimard C’est cette formidable quête, commencée en Asie et terminée sur les champs de fouilles préhistoriques en France, en passant par l’Afrique du Sud et une connaissance très fine des médias de masse et des techniques industrielles les plus contemporaines, anticipant dès 1965 l’hypertexte et la mise en réseau, qui a inspiré le travail décisif de Jacques Derrida : De la grammatologie. Dans les années 1930, Leroi-Gourhan met en effet en évidence que les ob- jets techniques suivent des phylum de transformation qui, tout comme les sque- lettes de la paléontologie, font apparaître des lois d’évolution universalisables. «Universalisables» veut dire ici que ces «lois» sont transversales à des cul- tures très diverses et ne sont pas dépendantes des facteurs culturels qu’elles transcendent. Leroi-Gourhan le rend évident en étudiant des objets techniques communs à divers peuples des côtes asiatiques du Pacifique – depuis les Esquimaux jusqu’aux habitants des îles de la Sonde, en passant par la Chine. Leroi-Gourhan est frappé par le fait que ces cultures, qui ne communiquent pas les unes avec les autres, adoptent pourtant des techniques tout à fait iden- tiques sur le plan morphogénétique. Il le démontre en analysant le cas du har- pon à propulseur, utilisé aussi bien par les Esquimaux chasseurs de phoques que par des pêcheurs de loutres éloignés de plusieurs milliers de kilomètres, et dont il est attesté qu’ils n’eurent jamais d’échanges directs ou indirects avec ces Esquimaux. En fait, Leroi-Gourhan établit dans L’homme et la matière que les objets techniques évoluent en fonction de tendances techniques qui commandent le devenir des objets et des systèmes techniques. La technique forme en effet un système qui est pris dans une évolution soumise aux lois de ce que Leroi-Gourhan nomme la technologie, non pas au sens où nous l’em- ployons aujourd’hui pour désigner la technique mobilisant des savoirs scien- tifiques, mais au sens d’une théorie générale de l’évolution technique. La technique, étant devenue une mnémotechnologie et mettant en œuvre un processus généralisé et mondial d’industrialisation de la mémoire, fait aujourd’hui exploser tous les cadres sociaux, économiques, politiques, reli- gieux, esthétiques, et même vitaux, tous les cadres de pensée avec lesquels nous considérions notre identité d’hommes, c’est à dire d’êtres sociaux, et notre cadre de vie dans sa globalité. Cette situation extrême, qui suscite les discours les plus réactionnaires (de droite – libérale ou nationaliste – comme de gauche – républicaine ou démocrate), exige désormais une pensée de la technique, dont Leroi-Gourhan fournit les concepts fondamentaux, et à par- tir desquels il est possible de faire apparaître un troisième RÈGNE, à côté des deux règnes reconnus depuis longtemps des êtres inertes et des êtres or- ganiques. Ce nouveau «règne», qui a été ignoré aussi bien par la philoso- 188 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 24.205.146.45 - 30/05/2016 12h19. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 24.205.146.45 - 30/05/2016 12h19. © Gallimard phie que par les sciences, c’est le règne de ce que j’appelle les êtres inorga- niques (non-vivants) organisés (instrumentaux) 1. Depuis le Ve siècle avant notre ère et jusqu’au XIXe siècle, du point de vue de la pensée aussi bien philosophique que scientifique, les objets techniques sont en quelque sorte des non-étants : ils relèvent littéralement du néant et ne font donc l’objet d’aucune pensée en propre. La Physique d’Aristote tout aussi bien que la Philosophie zoologique de Lamarck considèrent que pour tout savoir authentique, c’est-à-dire scientifique, il n’existe que deux grandes classes d’étants («étant» traduit ici ta onta, l’expression grecque qui dé- signe dans la physique et la métaphysique «les choses qui sont») : les étants inertes, relevant de la physique, c’est-à-dire les étants qui ne sont pas or- ganisés (les minéraux) ; et les étants organiques, relevant de la biologie, c’est- à-dire les étants organisés (les végétaux, les animaux et les hommes). Entre ces deux grandes catégories d’étants, ceux qui relèvent de la phy- sique et ceux qui relèvent des sciences du vivant, il n’y a absolument rien. Or, à partir du XIXe siècle, des penseurs – historiens, archéologues, ethno- logues ou philosophes, d’abord Allemands, tels Beckmann, Kapp, Marx, puis, à partir du XXe siècle, Français, notamment Mauss, Leroi-Gourhan, Gille, Simondon – comprennent que les objets techniques ont une histoire, et qu’en étudiant des séries d’objets techniques dans le temps, par exemple des séries de haches, ou des séries d’instruments de labour, on peut mettre en évidence que ces objets techniques sont pris dans des processus évolutifs qui répondent à des lois morphogénétiques.Or, ces lois ne relèvent pas simplement de la phy- sique, bien qu’elles soient soumises à la physique : pour qu’un objet technique fonctionne, il doit respecter les lois de la physique, mais la physique ne suffit pas à expliquer l’évolution des objets techniques. Et ces lois ne relèvent pas non plus strictement de l’anthropologie. C’est en étudiant les ethnies du Pacifique que Leroi-Gourhan fournit le concept fondamental de tendance et la méthode d’étude de la morphogenèse des objets techniques. Mais c’est en passant à la paléontologie humaine et à la Préhistoire que sa pensée prend toute sa dimension. Car en changeant d’échelle de temps, Leroi-Gourhan finit par poser que l’apparition de la technique est essentielle- ment l’apparition non seulement d’un «troisième règne», mais d’une troisième mémoire : à côté des mémoires somatique et germinale qui caractérisent les êtres sexués, apparaît une mémoire transmissible de générations en générations et que conservent en quelque sorte «spontanément» les organes techniques. Il se produit il y a 4 millions d’années ce que Leroi-Gourhan appelle le processus d’extériorisation. Ce terme d’«extériorisation» n’est d’ailleurs pas 189 L’inorganique organisé 1. Ce dont la théorie est exposée dans La technique et le temps, tomes I et II (tome III à paraître). Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 24.205.146.45 - 30/05/2016 12h19. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 24.205.146.45 - 30/05/2016 12h19. © Gallimard pleinement satisfaisant. Car il suppose que ce qui est «extériorisé» était au- paravant «à l’intérieur», ce qui n’est justement pas le cas. L’homme n’est homme que dans la mesure où il se met hors de lui, dans ses prothèses. Avant cette extériorisation, l’homme n’existe pas. En ce sens, si l’on dit souvent que l’homme a inventé la technique, il serait peut-être plus exact ou en tout cas tout aussi légitime de dire que c’est la technique, nouveau stade de l’his- toire de la vie, qui a inventé l’homme. L’«extériorisation», c’est la poursuite de la vie par d’autres moyens que la vie. Homme et technique forment un complexe, ils sont inséparables, l’homme s’invente dans la technique et la technique s’invente dans l’homme. Ce couple est un processus où la vie négocie avec le non-vivant en l’organisant, mais de telle manière que cette organisation fait système et a ses propres lois. Homme et technique constituent les termes de ce que Simondon appelait une rela- tion transductive : une relation qui constitue ses termes, ce qui signifie qu’un terme de la relation n’existe pas hors de la relation, étant constitué par l’autre terme de la relation. À partir du moment où s’amorce le processus d’exté- riorisation, un être nouveau apparaît qui s’émancipe progressivement de la pression de sélection en plaçant les critères de sa puissance hors de son propre corps et donc de son enveloppe génétique, développant pour survivre des objets techniques à travers lesquels la vie se poursuit dans de nouvelles condi- tions et par d’autres moyens que la vie. Si l’on définit la vie, depuis Lamarck et Darwin, comme une évolution où des formes d’organisation ne cessent de se différencier, de s’enrichir et de se diversifier, à partir de l’extériorisation, le processus de différenciation vitale se poursuit non seulement par la dif- férenciation des êtres vivants, mais par la différenciation fonctionnelle des objets techniques et des organisations sociales qu’ils permettent de consti- tuer. Aujourd’hui, l’inventaire de pièces détachées de l’armée américaine comporte des centaines de millions de types d’objets techniques différents. Depuis la révolution industrielle, la prolifération des objets techniques est devenue comparable, en diversité, à celle des espèces animales. Avec l’homme, l’être vivant cesse de se différencier sur le plan vital : relativement au rythme d’évolution des objets techniques, l’homme est biologiquement à peu près stabilisé depuis 200000 ou 300000 ans. C’est pourquoi l’on dit que l’homme post-néandertalien est uploads/Philosophie/ stiegler-leroi-gourhan-l-x27-inorganique-organise.pdf

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