Autour de l'homme : contexte et actualité d'André Leroi-Gourhan Sous la directi
Autour de l'homme : contexte et actualité d'André Leroi-Gourhan Sous la direction de Françoise Auoouz E et Nathan SCHLANGER Le geste et la parole revisité Françoise AuoouzE* Cet article doit énormément aux travaux de Bernard Stiegler qui, le premier, a offert une lecture éclairante du Ceste et fa parole (Stiegler 1992a, 1994). Il dérive d'une présentation plus brève au sein d'un article consacré aux volumes d'Évolution et techniques et du Ceste et fa parole et destiné à un public anglo- phone, par aimable autorisation des éditeurs Kluwers Academic/ Plenum publishers. A LORS que le concept de chaîne opératoire se répand dans le monde anglo-saxon depuis la parution en anglais du Geste et la parole en 1993, il est bon de revenir à cet ouvrage majeur de Leroi-Gourhan. Lorsqu'on relit les comptes rendus parus lors de sa parution en 1964 et 1965, on reste surpris de la diversité des commentaires, chacun contem- plant l'ouvrage depuis son propre champ (par exemple Sauter 1965, Tricot 1966, Mounin 1966, Chavaillon 1967). Ils furent déconcertés par cet ovni ethnopréhistorique qui empruntait aux disciplines paléontologique, bio- logique, préhistorique, ethnologique, technologique et philosophique sans se soumettre au cadre théorique et méthodologique d'aucune d'entre elles et qui prétendait résoudre le problème de l'origine de l'homme et de son évolution à un niveau philosophique en utilisant des arguments non *Archéologies et sciences de /'Antiquité, CNRS, Nanterre, francoise.audouze@mae.u-paris 1 O .fr Vl ...... :r: 1- 1- L.U ...... 1- Vl 93 Françoise AUDOUZE l. Le temps long de Leroi-Gourhan couvre des dizaines de millénaires et atteint le million d'années; i 1 ne correspond donc pas au temps long de Braudel qui couvre quelques siècles. À l'origine, ni le temps historique ni l'histoire n'intéressent Leroi-Gourhan qui les considère comme non pertinents pour l'étude des techniques où le rôle des individus est négligé au profit du «milieu intérieur» et du « milieu technique», des savoirs et de la mentalité collective, plus déterminants que les individus (Leroi-Gourhan 1945a/1973, p. 40 sqq.). Comme le dit G. Guille- Escuret : «il sait situer l'une (l'évolution) mais pas l'autre (l'histoire)» (1994, p. 298). Fortement sollicité pour intervenir dans les débats sur les frontières disciplinaires qui font rage des années 1930 à 1950, il répond du bout des lèvres ou de la plume, pour ne pas se faire accuser d'éliminer une discipline alors en plein essor intellectuel et académique (Gaucher ce volume). 94 philosophiques opérant à des échelles de temps très variables depuis le temps très long1 jusqu'au temps immédiat de l'activité technique. Étrange travail en vérité qui se situait dans la diachronie et ne pouvait alors être reconnu par les structuralistes si forcement ancrés à cette époque dans la synchronie. Le geste et la parole est une vaste construction théorique où les des- criptions et les discussions tiennent souvent lieu de démonstrations et dans laquelle toute définition des concepts est singulièrement absence. Les métaphores y tiennent souvent lieu de concepts : «le corps social qui prolonge le corps anatomique» dit Leroi-Gourhan dans son introduction et cette image est reprise dans le titre du cha- pitre V« Lorganisme social, biologie des sociétés», puis dans le cou- rant du texte et devient alors opératoire (Leroi-Gourhan 1964a, p. 34, 205 et 207). Une de ses originalités est de déplacer les ques- tions et de contourner les oppositions dualistes qui s'imposaient alors : il n'oppose pas nature et culture mais les situe en complé- mentarité avec la technique pour médiateur. Il n'oppose pas l'homme au reste des créatures vivantes mais l'inscrit dans une continuité bio- logique. Il n'oppose pas instinct et intelligence mais instinct et lan- gage et récuse même l'instinct,« concept trop vague» : «Le problème ne peut donc être pris dans le contraste entre instinct et intelligence mais entre deux modes de programmation dont l'un, chez l'insecte correspond au maximum de prédétermination génétique, l'autre, chez l'homme, à une apparente indétermination génétique. Le problème est moins de philosophie que de neurophysiologie. >> (Leroi-Gourhan 1965a, p. 13). Il procède aussi à des regroupements audacieux qui transcendent les limites disciplinaires. Plus d'un socio- logue a dû exprimer sa surprise ou sa réprobation en voyant évoquer à propos du comportement humain un niveau spécifique surmonté par un niveau individuel surmonté lui-même d'un niveau socio- ethnique collectif qui introduisent une gradation directe encre le zoo- logique et le social. Toute sa recherche vise à une mise en relation de composants appartenant aux sphères de l'organique et de l'inor- ganique, de la pensée et de la matière, et à en rechercher les fonde- ments dans l'organisation du vivant. Il procède par élargissements successifs et applique successivement les processus d'extériorisation et de libération à différentes parties du corps animal puis humain, au cerveau, à la mémoire, à l'écriture, et même à l'espace et au temps. Le déroulement de sa pensée fait penser à une fugue musicale où les Le geste et la parole revisité thèmes associés par paire ou par triplet réapparaissent associés de façon différente comme éléments imbriqués : la face et la main, la main et l'outil, la technique et le langage, la mémoire et les rythmes, l'outil, le langage et la création rythmique, la forme, la fonction et l'esthétique ... Sa pensée, au reste, n'est pas dépourvue de contradictions ni d'évolution au sein de son oeuvre en général et du Geste et la parole en particulier (voir infra la relation entre langage et technique). Mais on y retrouve tout au long le concept de tendance déjà mis en oeuvre de façon tantôt explicite, tantôt sous-jacente, dans les deux volumes d' Évolution et techniques : L'homme et la matière et Milieu et techniques (1943/1971et1945a/1971). En dépit de l'absence volontaire de références bibliographiques, on trouve au détour de certaines pages la marque de l'influence de Bergson et de Teilhard de Chardin, mais Leroi-Gourhan prend bien soin de marquer sa différence. Linfluence du premier se marque dans le concept de tendance très proche du concept bergsonien d'élan vital et dans le titre d'un des chapitres de Milieu et techniques, «!'Activité créatrice», où il note que «les faits techniques apparaissent comme doués d'une grande force de progression » (Leroi-Gourhan 1945a/1973, p. 395, Stiegler 1994, p. 58-59). Le nom de Teilhard de Chardin apparaît à plusieurs reprises dans Le geste et la parole à pro- pos du rôle du cerveau dans l'évolution, et du passage du zoologique au social (Leroi-Gourhan 1964a, p. 85-86 et 235)2. La pensée de Leroi-Gourhan se fonde sur un déterminisme évolutif et sur une téléonomie assez proche de celle de Teilhard, mais qui ne va pas jusqu'à la téléologie du point Oméga (Leroi-Gourhan 1964a, p. 85, Lemonnier 1992a, p. 14 et Maninelli 1987, p. 77). Au début du Geste et la parole, il établit clairement qu'il est conscient que la tendance évolutive qu'il décrit est rétrospective et donc artificielle et qu'il serait aisé d'identifier d'autres tendances et d'autres finalités en prenant en considération d'autres paramètres. Une nouvelle vision : une évolution continue Les deux volumes du Geste et la parole, publiés en 1964 et 1965 constituent l' oeuvre la plus ambitieuse de Leroi-Gourhan. C'est une vaste fresque où Leroi-Gourhan décrit l'évolution, depuis les pre- miers êtres vivants jusqu'à ses ultimes développements (Groenen 2. Leroi-Gourhan fait référence à Teilhard de Chardin pas moins de 6 fois alors que son maître Mauss n'a le droit qu'à une mention, associé à Durkheim et quelques lignes plus loin à Levy-Strauss qu'il critique tous trois pour avoir totalement subordonné le technique au social. Mais il le cite le plus souvent sous une forme adjective : philosophie, pensée teilhardienne, ce qui lui évite de donner une référence bibliographique. "' l.U Cl!. 0 'l.U J: 1- 1- l.U l.U \,;) 0 _, 0 ~ 'l.U 1- "' c.. 'W 95 96 Françoise AUDOUZE 1996). C'est également une réflexion sur l'évolution du vivant mais aussi sur le développement des sociétés y compris leur futur. Leroi-Gourhan entend créer un cadre théorique au sein duquel analyser le développement humain en continuité avec le monde animal (Akrich 1994, p. 112). Il veut montrer comment la culture s'articule avec la nature et il s'intéresse avant tout aux relations, aux connexions et aux liens beaucoup plus qu'aux stades évolutifs, aux catégories ou aux niveaux - aux relations entre gestes, outils et langage, entre technique, mémoire et société. La démonstration de la continuité entre le domaine du biologique et le domaine du social et la recherche des interactions entre les deux par l'intermédiaire de la technique apparaissent comme des constantes dans sa pensée. Mais son refus de toute discussion épistémologique, l'insertion de ses concepts au sein de descrip- tions rend sa lecture difficile en dépit de la clarté de son expression. Mobilité, libération et extériorisation André Leroi-Gourhan, pour montrer la continuité entre les animaux et les hommes tout en mettant en lumière les transformations qui les séparent, recherche d'abord dans le monde animal les origines de la technique, de la parole, de la mémoire et des groupements sociaux en utilisant des arguments issus de la biologie. Celte première partie de l'ouvrage comprend une des- cription des changements uploads/Philosophie/ audouze-f-le-geste-et-la-parole-revisite.pdf
Documents similaires










-
43
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jul 01, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 5.0367MB