MICHEL SERRES OU LA « SCIENCE DES PASSERELLES » Étienne Klein S.E.R. | « Études
MICHEL SERRES OU LA « SCIENCE DES PASSERELLES » Étienne Klein S.E.R. | « Études » 2019/9 Septembre | pages 43 à 52 ISSN 0014-1941 ISBN 9782370961747 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.inforevue-etudes-2019-9-page-43.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour S.E.R.. © S.E.R.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Voyageant entre les sciences dures et les sciences humaines, il inventa une « science des passerelles » qui réconcilia la culture scientifique et la culture littéraire, en ouvrant à la pensée des chemins inédits. « Là, vraiment, l’histoire commence. » Michel Serres C’ est en 1994 que je fis la connaissance de Michel Serres, lorsqu’il me proposa de faire partie de l’équipe de scientifiques de plu- sieurs disciplines qui allait rédiger Le trésor. Dictionnaire des sciences (Flammarion, 1997), une somme de 850 articles offrant une lecture raisonnée du paysage des sciences contemporaines. Aussitôt, je fus frappé par sa curiosité gourmande, son art d’inventer des questions, sa passion de comprendre et d’expliquer, sa façon élégante d’ignorer les frontières arbitraires qu’affectionne le monde académique : cyber- nétique, communication, religion, histoire des sciences, mythologie, génétique, art, mathématiques, corps, fleurs, symboles, langues, sport, Tintin, Jules Verne… tout l’intéressait. « Nous, les philosophes, sommes des enivrés de totalité »1, se plaisait-il à rappeler. 1. M. Serres, « Je pense avec les pieds », entretien paru dans Philosophie magazine, n° 100, juin 2016, p. 85. societe2.indd 43 07/08/2019 15:23 ETUI4263_043_BL096289.pdf Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Toulouse 2 - - 193.50.45.191 - 02/10/2019 14:40 - © S.E.R. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Toulouse 2 - - 193.50.45.191 - 02/10/2019 14:40 - © S.E.R. 44 Je me souviens de ses rires bonhommes lors des repas, de ses ful- gurances périodiques, de sa façon de marcher les mains jointes dans le dos, des anecdotes qu’il aimait distiller pendant les séances de tra- vail et que son accent chantant pimentait de malice. Un jour, alors que la discussion portait sur le rôle de la télévision et la focale qu’elle braque sur le présent plutôt que sur le passé, il raconta qu’une dame l’avait arrêté dans la rue : « Oh, vous, je vous reconnais, je vous ai vu dans le poste, vous êtes Hubert Reeves ! – Non, Madame, vous faites erreur, je suis Albert Einstein… – Ah bon ? Connais pas. » C’est pourtant bien la télévision qui fit connaître Michel Serres au plus grand nombre. Sa faconde et son enthousiasme étaient mani- festes dès que le visage de cet esprit espiègle apparaissait sur un écran ou dans la vraie vie. Joie de la pensée, bienveillance du propos, percus- sion des arguments. Michel Serres avançait que « l’humanité est essentiellement faite de braves gens », parmi lesquels on trouve même « de nombreux Bons Samaritains pour qui une manière d’amour l’emporte sur la haine ». Phrases banales, pouvant sembler naïves, mais dont le jaillissement venait d’un coup ébranler notre rapport parfois cynique à la politique. Le trauma de l’humaine violence En réalité, ce philosophe atypique était à la fois optimiste et effrayé : optimiste par tempérament – lui se disait plutôt « optimisa- teur » – ou, pour honorer l’unicité de l’expérience qu’est la vie, peut- être aussi par éthique, mais effrayé par la violence humaine que rien ne semble pouvoir endiguer. Certains pensent que la violence, loin de ne provenir que du détournement de la connaissance scientifique vers des technologies militaires, serait inhérente à la vision du monde qui caractérise la science : nous n’aurions fait pousser l’arbre gigantesque de la connaissance qu’à la seule fin d’y tailler des gourdins. D’autres jugent, au contraire, que la science n’est pas spontané- ment thanatique, qu’elle demeure même, d’une certaine façon, sinon innocente, du moins neutre : a-t-elle jamais dit un mot à l’homme de societe2.indd 44 07/08/2019 15:23 ETUI4263_044_BL096289.pdf Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Toulouse 2 - - 193.50.45.191 - 02/10/2019 14:40 - © S.E.R. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Toulouse 2 - - 193.50.45.191 - 02/10/2019 14:40 - © S.E.R. 45 m i c h e l s e r r e s o u l a « s c i e n c e d e s p a s s e r e l l e s » ce qu’il doit faire ? C’est donc lui qui demeure le seul responsable. C’est lui, et nulle autre instance, qui a passionnément voulu l’épée, le mousqueton, le canon. Michel Serres considérait, pour sa part, que les bombes – pour la première fois atomiques – lâchées en août 1945 sur Hiroshima et Nagasaki avaient radicalement changé la donne en « coupant l’His- toire en deux ». À ses yeux des- sillés, ces deux tragédies étaient le symbole ineffaçable d’une authentique disruption concep- tuelle que la philosophie se devait de penser « à bras-le-corps ». Pourquoi ? Parce que, d’un coup, presque d’un flash, la condition humaine s’en est trouvée irrémédia- blement aggravée : l’homme de l’ère nucléaire diffère de celui qui l’a précédé en ce qu’il doit lucidement réenvisager la possibilité de l’apo- calypse à laquelle la foi dans le progrès l’avait rendu aveugle ; désor- mais, il tient littéralement sa survie entre ses mains. Et, de façon tout aussi brutale, cet homme-là se trouve empêché de saisir ce qui forme le ressort le plus intime de la technique, devenue dramatiquement ambivalente. D’autant plus que, désormais, par l’extension de celle-ci à d’autres territoires, « c’est un nouveau rapport au corps humain, à la nature et à l’existence qui s’instaure et s’invente jour après jour ». Ce traumatisme de la violence, qu’elle soit ou non associée à la technique, n’a jamais cessé de tourmenter Michel Serres, tout comme René Girard, qui fut son ami. Lors de la messe de mémoire qui fut célébrée le 2 juillet 2019 en l’église Saint-Germain-des-Prés, nous réentendîmes, grâce aux vertus cette fois nettes de la technique ren- dant possible les résurrections sonores, sa voix rocailleuse récitant ces phrases, désespérées en un sens : « Aussi loin que nous remontions en nos souvenirs personnels ou par la mémoire de l’Histoire, nous étonne la répétition monotone de nos fautes de violence : nous faisons la guerre, nous faisons couler le sang, blessons des innocents, les enfants et les femmes, exploitons les faibles et les misérables, infligeons à autrui des hiérarchies vaines, des cruautés physiques, des humiliations sexuelles ou affectives, jouissons tous les jours du spectacle de la mort, saccageons la face de la Terre, méprisons la connaissance et la beauté. Nous devrions au “ Joie de la pensée, bienveillance du propos, percussion des arguments ” societe2.indd 45 07/08/2019 15:23 ETUI4263_045_BL096289.pdf Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Toulouse 2 - - 193.50.45.191 - 02/10/2019 14:40 - © S.E.R. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Toulouse 2 - - 193.50.45.191 - 02/10/2019 14:40 - © S.E.R. 46 moins avoir appris depuis notre origine ce que nous faisons. Com- ment pouvons-nous encore ignorer ce péché originel inscrit au plus noir de nos âmes et continûment dans notre histoire : cette pulsion meurtrière ? Seul un Dieu d’une miséricorde infinie pourrait nous pardonner la série infinie de ces actes infâmes et l’inconscience où nous restons de ne cesser d’y revenir. » Courageusement, inlassablement, Michel Serres a tenté de penser, à leur juste hauteur philosophique, les enjeux, anciens ou nouveaux, de la puissance croissante de la technique. Mais que trouver à opposer à la sanglante histoire humaine ? Qu’est-ce qui pourrait faire contre- poids à la fureur qui s’y déploie ? à la barbarie ? Le « Grand Récit » de l’Univers La réponse du philosophe fut le « Grand Récit » de l’Univers, celui que dévoilent les différentes sciences lorsqu’on juxtapose leurs résul- tats. Bien plus long, avec ses 13,7 milliards d’années, que notre propre épopée temporelle, il démontre une incontestable progression dont nous devrions nous uploads/Philosophie/ etu-4263-0043.pdf
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- Publié le Mai 27, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
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