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9 Introduction Jean Hyppolite, intellectuel-constellation 1 Giuseppe Bianco Dans la conclusion de sa thèse de philosophie, Georges Canguilhem opposait, à l’« échelle macroscopique » usuellement adoptée en histoire des sciences, une « échelle microscopique » 2 : seule la seconde aurait permis d’apprécier l’importance de la pensée de Thomas Willis, pourtant supérieure à celle de Descartes, s’agissant d’estimer la transformation de la physiologie neuromusculaire. On pourrait utiliser la même image au sujet du rôle central joué par Jean Hyppolite dans la philosophie française d’après la Seconde Guerre mondiale. Hyppolite ne fut certes pas l’auteur d’une « grande œuvre », comme ce fut le cas de son camarade Jean-Paul Sartre. Il n’a jamais appartenu à cette catégorie d’auteurs-philosophes – « tout-puissants étrangers, inévitables astres », pour le dire avec le Valéry de la Jeune Parque – dont les écrits sont perçus comme étant marqués par une originalité indubitable, sont supposés être le signe de l’existence d’un génie philosophique ; il incarne bien plutôt le modèle, tout « universitaire 3 », de l’historien de la philosophie – modèle qui trouve son origine, en France, à la fin du xixe siècle, au moment de l’émergence et de l’autonomisation du champ philosophique 4. Hyppolite fut, pour emprunter une expression utilisée par son élève Gilles Deleuze au sujet de François Châtelet, une « étoile de groupe 5 ». Point apparemment le moins lumineux d’une constellation intellectuelle 6, il la rendit pourtant possible en en constituant le centre. Traducteur et commentateur 10 Jean Hyppolite, entre structure et existence de Hegel, Hyppolite fut un véritable passeur de textes et de concepts ; historien de la philosophie contemporaine, il fut capable de faire dialoguer des textes et des auteurs très éloignés les uns des autres ; professeur, directeur de travaux universitaires et organisateur de la recherche, il fut – comme l’a souligné Alain Badiou – un véritable « protecteur de la nouveauté 7 ». De ce qu’Hyppolite a occupé une telle position, centrale au sein d’une constellation intellectuelle complexe et mobile, témoigne notamment sa correspondance (laquelle inclut des échanges avec des institutions, des collègues et des élèves). Conservés dans un important fonds documentaire qui fut déposé à la bibliothèque de l’École normale par Mme Chippaux-Hyppolite, ces textes sont l’objet d’un projet de recherche que nous menons dans le cadre de l’USR 3308 Cirphles 8. On ne peut évaluer l’importance qu’a eue Hyppolite comme « étoile de groupe » sans le réinscrire dans la constellation des relations qu’il a entretenues avec ses contemporains, des institutions qu’a traversées sa trajectoire dans l’espace-temps singulier qu’il a, à la fois, occupé et contribué à rendre possible. Né en 1907 à Jonzac (Charente-Maritime) d’une famille d’officiers de marine, Jean Gaston Hyppolite découvre la philosophie en lisant Henri Bergson 9, d’abord au lycée de Rochefort-sur-Mer où il est l’élève de Camille Planet 10, puis à Poitiers où il est celui du philosophe alinien Georges Bénézé 11. En 1925, il entre à l’École normale supérieure où il rencontre Jean Cavaillès (qui était à l’époque agrégé répétiteur), Vladimir Jankélévitch, Georges Friedmann, Jean-Paul-Sartre, Paul Nizan, Raymond Aron, Georges Canguilhem, Maurice de Gandillac (son camarade de promotion) et Maurice Merleau-Ponty (qui sera l’ami de toute une vie). En 1928, il écrit son mémoire pour le diplôme d’études supérieures : « Mathématique et méthode chez Descartes des Regulae au Discours » 12. De celui-ci, il tirera son premier article qui sera publié trois ans plus tard dans une éphémère revue animée par des professeurs de lycée réunis autour de Bénézé : Méthode. Revue de l’enseignement 11 Jean Hyppolite, intellectuel-constellation philosophique 13. Cette revue témoigne d’une volonté de rénover l’enseignement de la philosophie dans le secondaire ; elle voulait notamment le mettre à l’épreuve des « problèmes contemporains » 14. Hyppolite, comme son ami Canguilhem, gardera constamment en vue l’idéal alinien de la classe de philosophie comme espace ouvert, où l’on peut « donner à tous le sens de la liberté et de l’égalité de la pensée dans son rapport au monde 15 ». En 1929, il passe l’agrégation ; il est classé troisième après Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Comme Georges Politzer et Paul Nizan, et comme presque toute sa génération, il se montre insatisfait face aux deux courants qui dominent le champ philosophique des années 1910-1920 : le bergsonisme d’un côté, le néokantisme de Léon Brunschvicg de l’autre. Pourtant, il ne cessera jamais de respecter tant Bergson – sur l’œuvre duquel il reviendra à partir de la fin des années 1940 – que Brunschvicg – qu’il continuera à considérer comme le « maître dont nous n’aurions pas voulu manquer le cours 16 ». C’est sous l’influence d’Alain dont il suit « clandestinement » les cours au lycée Henri-IV lorsqu’il est à l’École normale 17, ainsi que sous l’impulsion de Jean Cavaillès 18 et de son directeur de thèse, Émile Bréhier 19, qu’Hyppolite décide de s’intéresser à Hegel 20. Méprisé par Brunschvicg 21, mais placé par les surréalistes au panthéon des auteurs les plus importants pour la nouvelle génération intellectuelle 22, Hegel avait fait l’objet d’une tentative de réintroduction en France : par Jean Wahl qui avait publié, en 1929, Le Malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel 23 et, peu après, par Henri Lefebvre et le groupe de jeunes philosophes marxistes réunis dans la Revue marxiste et dans Avant-poste. En 1932, dans le numéro un de la revue Méthode où Hyppolite publie son premier article, paraît un court texte de Raymond Aron, écrit en réponse à l’enquête sur les études hégéliennes que Lefebvre avait lui-même lancée dans la revue Université syndicaliste afin de réagir au « Rapport sur l’état des études hégéliennes en France » qu’Alexandre Koyré 24 avait rédigé en 1930. Tout en reprochant au questionnaire de Lefebvre 12 Jean Hyppolite, entre structure et existence un « style communiste militaire » et une « allure doctrinale », Raymond Aron y avance que la disparition « proprement scandaleuse » de Hegel en France est due, principalement, au fait que l’enseignement supérieur est, en ce pays, « fondé sur le principe absurde de la préparation aux examens et concours » et, partant, sur le « repli de l’université sur elle- même » 25. C’est cette lacune que Jean Hyppolite, initié à Hegel par Alain, Bréhier et Cavaillès, et animé par un double désir de rénovation des institutions et de rigueur philosophique et historique, décide de combler. Contrairement à son ami Merleau-Ponty et à tant d’autres de ses contemporains, Hyppolite ne fréquente pas le séminaire d’Alexandre Kojève à l’École pratique des hautes études ; il en ignore l’existence à l’époque 26. En revanche, il lit avec intérêt les premiers écrits sur Hegel que Koyré publie peu après son rapport 27. Pendant les années 1930, enseignant dans quelques « obscurs lycées de la province française 28 » (Limoges, Tulle, Bourges, Lens et Nancy), il consacre son temps à rédiger ses premiers essais, et à traduire, en germaniste autodidacte, La Phénoménologie de l’esprit 29. Ce travail sera publié pour la première fois en français, en deux tomes, en 1939 et en 1941, dans la collection « Philosophie de l’esprit » dirigée par Louis Lavelle et René Le Senne 30. De 1939 à 1941, Hyppolite enseigne dans les hypokhâgnes des lycées Lakanal et Louis-le-Grand et, de 1941 à 1945, dans celle du lycée Henri-IV, où il a comme élèves, entre autres, Jean d’Ormesson, Gilles Deleuze et Michel Foucault. Tous garderont de lui un souvenir très vif : Hyppolite avait « un visage puissant, aux traits incomplets, et scandait de son poing les triades hégéliennes, en accrochant les mots 31 » ; « arrondi derrière son pupitre, la parole riante, encombrée, rêveuse et timide, allongeant ses fins de phrases de pathétiques aspirations, éclatant d’éloquence à force de la refuser, il [...] expliquait Hegel à travers La jeune Parque et Un coup de dés jamais n’abolira le hasard 32 », sa voix « ne cessait de se reprendre comme si elle méditait à l’intérieur de son propre mouvement », on y entendait 13 Jean Hyppolite, intellectuel-constellation « quelque chose de la voix de Hegel, et peut-être encore la voix de la philosophie elle-même » 33. Pendant l’Occupation, et immédiatement après la Libération, Hyppolite participe aussi, avec régularité, aux salons littéraires promus par trois intellectuels chrétiens, autrefois proches des cercles personnalistes : les médiévistes Maurice de Gandillac et Marie-Madelaine Davy, ainsi que Marcel Moré, un mécène travaillant à la Bourse de Paris. Ces rencontres se déroulent dans l’appartement de Moré ou dans le château de la Fortrelle, près de Rosay-en-Brie. Gandillac tente de recréer, en ce château qui appartenait à Davy, l’atmosphère des décades de Pontigy. Il y réunit une partie des auditeurs des cours de Kojève, mais encore des personnages aussi différents que Jean-Paul Sartre, Georges Bataille, Maurice Blanchot, Simone de Beauvoir, Albert Camus, Jacques Couturier, Jean Daniélou, Dominique Dubarle, Pierre Klossovski, Jacques Madeule, Jean Prévost, Jacques Lacan, et de jeunes étudiants comme Gilles Deleuze, Michel Butor ou Michel Tournier. Entre 1945 et 1948, Hyppolite contribue, par quelques comptes-rendus, à la revue uploads/Philosophie/ sur-hyppolite.pdf

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