SUR LES PAS DE LIPMAN, PHILOSOPHER A L’ECOLE. UNE HISTOIRE SCIENTIFIQUE A CONNA
SUR LES PAS DE LIPMAN, PHILOSOPHER A L’ECOLE. UNE HISTOIRE SCIENTIFIQUE A CONNAITRE. Emmanuèle Auriac-Slusarczyk & Hélène Maire Nous remercions le public d’enseignants et de formateurs qui nous a demandé de rédiger un chapitre permettant de disposer d’une vue d’ensemble des résultats avérés sur les pratiques philosophiques, lors du séminaire tenu à Grenoble en décembre 2017. Résumé : Ce chapitre présente aux enseignants ce qui fait l’intérêt du dispositif élaboré par Matthew Lipman dans les années 1980 en Amérique du Nord, dans la lignée des revues de littérature existantes depuis les années 2000. Il met en exergue l’ensemble des bénéfices avérés scientifiquement depuis 50 ans quant à l’impact des pratiques de discussion à visée philosophique sur les aspects scolaires, cognitifs et langagiers, transversaux, de la petite enfance jusqu’à l’adolescence, auprès d’élèves ordinaires ou fragiles. La contribution détaille en première partie les enjeux d’émancipation intellectuelle que fournit la philosophie aux jeunes, l’esprit de l’inventeur dans le contexte de l’époque mais aussi les méthodes scientifiques appliquées dès le départ par Lipman pour mesurer l’incidence sur le raisonnement, la lecture et les mathématiques. En seconde partie, les plus récents travaux sont exposés afin de mettre à jour la littérature sur le sujet. L’intégration de la philosophie dans les programmes scolaires est discutée au regard des éclairages scientifiques apportés. Abstract : Following previous literature reviews, this chapter provides to teachers an overview of the interest of the programme developed by the Matthew Lipman in the 1980s in North America. This review highlights the overall benefits that have been scientifically demonstrated for fifty years about the impact of Philosophy for Children (P4C) on academic and cognitive aspects and on literacy, from early childhood to adolescence, in typical and exceptional pupils. In the first section, the issues in terms of the intellectual emancipation brought by philosophy to young people, the spirit of the inventor in the context of the time, as well as the scientific methods initially used by Lipman to assess the impact of P4C on reasoning, reading and mathematics, are discussed. The second section presents the more recent studies about the benefits of P4C. The integration of philosophy in school curricula is then discussed in light of the reported scientific evidence. « La relation de chacun à Lipman est plus ou moins forte, et varie de l'enracinement profond à la simple inspiration. » Nathalie Frieden, 2012, Diotime, 51 Dans cette contribution, nous souhaitons que les praticiens d’hier, qui ont osé durant 20 ans philosopher avec leurs élèves, innovant en cela avant l’institutionnalisation des pratiques, et que les enseignants de demain, qui œuvreront dans le cadre scolaire en France à partir de 20151, connaissent le fondement historique des « ateliers philo »2 et disposent de repères et d’assises communs quant aux bénéfices avérés des pratiques philosophiques à l’école depuis 50 ans. A l’heure de rédaction de cette contribution, la pratique philosophique, jusqu’alors présentée comme exemple d’activité possible est retirée, parmi d’autres activités, des nouveaux programmes d’Enseignement Moral et Civique (EMC) applicables à la rentrée scolaire 2018 (Beyer, 2018 ; Thomas, 2018)3. Introduction Nous comparerons volontiers Lipman au Petit Poucet, Lipman ayant laissé des traces dans la forêt de ses idées. On peut grâce à ses traces resituer l’esprit de son action éducative et mieux comprendre les pratiques philosophiques qui se sont progressivement implantées dans toute l’Europe (Vasseur, 2005). Camille Vasseur situe clairement la dette morale, spirituelle, pédagogique sous la question : que devons-nous à Lipman ? De même, Vansieleghem et Kennedy s’intéressent à l’après Lipman ; ils positionnent le philosophe comme appartenant à la 1ère génération à considérer avant que la 2ème génération ne réoriente les vues princeps de Lipman (Vansieleghem & Kennedy, 2011). Selon ces auteurs, les philosophes Matthews (1980, 1984, 1994) et Kennedy (1992) associent la mouvance lipmanienne à la vision adulto- centrée de l’époque qui imposa une redéfinition de l’enfance. Pour ces philosophes, Lipman participe à ce tournant des années 70. La 2ème génération, représentée par Ann Margaret Sharp, David Kennedy, Karin Murris, Walter Kohan, Michel Sasseville, Joanna Haynes, Jen Glaser, Oscar Brenifier, Michel Tozzi, Marina Santi, Barbara Weber et Philip Cam (Vansieleghem & Kennedy, 2011, p. 177) engage la diversification de méthodes et, peu ou prou, à tort ou à raison, critique le caractère jugé trop analytique de l’exercice de la pensée suggéré par le modèle pédagogique de Lipman, particulièrement à travers ses manuels d’accompagnement. Le fossé de générations se note sous l’emploi non innocent des 1 Voir le site ministériel sur http://www.education.gouv.fr/cid90776/l-enseignement-moral-et-civique-au-bo- special-du-25-juin-2015.html et http://www.education.gouv.fr/pid25535/bulletin_officiel.html?cid_bo=90158 pour le détail des programmes de primaire et de collège. 2 Nous gardons cette expression générique pour insister sur la dimension pédagogique (art, bon bricolage) de « l’atelier ». Le mot « philo- », amputé du suffixe conserve l’idée d’une filiation traditionnelle (celle de l’enfant à l’adulte) sans se confondre avec la discipline d’enseignement. L’« atelier-philo » ne vise pas (au sens téléonomique) le philosophique ; dans la lignée de Lipman (comme dans l’acception de Jacques Lévine, psychanalyste qui a investi ce champ en France) il est « fondé » par le philosophique. 3 Thomas, 2018, le 13 juillet 2018, Libération : http://www.liberation.fr/france/2018/07/13/les-modifications- des-programmes-scolaires-imposees-a-marche-forcee_1666178 ou Beyer, 12 juillet 2018, le Figaro : http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2018/07/12/01016-20180712ARTFIG00252-polemique-autour-des- nouveaux-programmes.php prépositions alternatives pour versus avec: “Now philosophy for children becomes philosophy with children”, expriment les auteurs (Vansieleghem & Kennedy, 2011, p.178). Nous rappellerons aussi que Lipman, bien que philosophe, a adopté dès le départ les méthodes scientifiques relevant du domaine de la psychologie : il évalue les effets de ses expériences pédagogiques, mesure, teste. Nombre de travaux lui ont désormais emboîté le pas, et mesurent les effets des pratiques philosophiques depuis plus de 45 ans. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous borderons dans notre contribution les bénéfices quasi4 indiscutables de la « Philosophy for Children » (P4C) en lien avec l’esprit fondateur de Matthew Lipman. I. Matthew Lipman : ne pas oublier la première génération Il y a 50 ans environ, Lipman (1922-2010), universitaire, professeur de philosophie, a souhaité faire œuvre d’éducation. Lisons l’une des premières traces lipmaniennes sises dans l’introduction de sa nouvelle Harry Stottlemeir: « Ce ne fut pas avant 1975 que j’eus la possibilité de monter une autre expérience. Cette fois-ci, deux cent élèves furent formés pendant quatre mois par leurs propres maîtres d’école. Cette fois-là, les gains en raisonnement furent moins impressionnants, mais le gain en lecture (du groupe expérimental par rapport au groupe témoin) fut important, et dans certains cas spectaculaire » Extrait 1 : Lipman, 1978, traduit par Pierre Belaval, Introduction à l’enfant qui vient du futur, La découverte d’Harry Stottlemeir5. Le caractère scientifique des travaux de Matthew Lipman s’affirme autant que le caractère pédagogique de son œuvre. Lipman a utilisé les mesures d’écarts entre pré- et post- tests dans une approche qui relève de la psychologie du développement. Il s’intéresse à l’enfance en devenir. En outre, pédagogiquement ancré sur la création de nouvelles philosophiques, le modèle de changement de Lipman s’inscrit comme refondateur de l’école. Lisons-le dans le texte, encore : « L’impact d’une telle littérature sur les enfants d’aujourd’hui pourrait ne pas être immédiatement apprécié. Mais l’impact sur les adultes de demain pourrait être tellement considérable qu’il nous amènerait à nous étonner d’avoir refusé la philosophie aux enfants jusqu’à ce jour. » Extrait 2 : Lipman, 1978, traduit par Pierre Belaval, Introduction à l’enfant qui vient du futur, La découverte d’Harry Stottlemeir. Lipman a pensé un modèle qui s’apparente au « cheval de Troie » (Vansieleghem & Kennedy, 2011, p.179), donnant le pouvoir de penser aux enfants à l’insu de l’envahisseur adulte: la philosophie leur est adressée, elle est pour eux. Les récents écrits dans la filiation de Dewey (Greenwalt, Kemling, & Wubbena, 2016) confortent eux aussi ce rapprochement entre la pratique philosophique et l’ambition de croire en une nouvelle société. Les chercheurs que l’on pourra bientôt nommer comme formant la 3ème génération, réinstallent l’intérêt de penser 4 La modulation reflète davantage l’impossibilité de recenser tous les effets qu’une absence d’effets (Mortier, 2005). 5 La première nouvelle philosophique de Lipman est publiée en 1974. Lipman, M. (1974) Harry Stottlemeier’s Discovery. Montclair: NJ, IAPC. à nouveau les contours de l’éducation, en termes de Justice, d’Espoir, pariant sur la créativité du XXIème siècle, ce, sans ignorer les tensions éducatives que cela suscite (Greenwlat, Keming & Wubbena, 2016, p.1). On aurait tort de mettre sur le même plan les perspectives de la 2ème génération, celles bien reconnues de Michel Tozzi et Jacques Lévine en France pour exemple (Rispail, Calistri, Martel & Bomel-Rainelli, 2007) avec celles de la 1ère génération ou avec celles qui se déploient actuellement comme 3ème génération. Il s’agit ainsi de ne pas sacrifier à la simplification de présentation la compréhension éclairée du courant de philosophie pour enfant, sans quoi une petite tricherie historique perturbera et déroutera vite l’esprit même des pratiques pédagogiques initiées par Lipman. On ne peut laisser dépendre les expériences qui se déroulent en classe des seuls contextes politiques qui tantôt les renient, tantôt les acceptent. Si Matthew Lipman associe l’art de communiquer en communauté de recherche à l’art de bien penser, uploads/Philosophie/ sur-les-pas-de-lipman.pdf
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- Publié le Jan 06, 2021
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