Susanna Lindberg, Helsinki ACUITÉ ET ÉTOURDISSEMENT LES ANIMAUX DE HEGEL ET HEI

Susanna Lindberg, Helsinki ACUITÉ ET ÉTOURDISSEMENT LES ANIMAUX DE HEGEL ET HEIDEGGER Lorsque Heidegger rejette la conception hégélienne de l'être comme vie, il se réfère à la vie comme »au- tonomie se tenant en soi« d'abord articulée dans Peri psukhe d'Aristote.1 Selon Heidegger, cette auto- nomie détermine l'être comme Soi, fermé à toute altérité et, tout d'abord, à l'étrangeté de la question du sens de l'être. Une seule des nombreuses remarques auxquelles invite son interprétation retient mon attention ici: dans sa description de la vie selon Hegel, Heidegger ne prend pas en compte la philosophie hégélienne de la nature. Pourtant, la nature est pour Hegel le moment où l'être est, sinon une question, du moins une énigme.2 En outre, sa notion du vivant est, outre une reprise d'Aristote,3 également une réfutation de celui-ci, dès lors que son vivant n'est une subjectivité autonome que parce qu'il est habité par son autre.4 En dépit du rejet heideggérien de la philosophie hégélienne de la nature, les expositions hégélienne et heideggérienne du vivant par excellence, à savoir l'animal, se ressemblent. Sans doute, la présentation heideggérienne de l'animal dans Die Grundbegriffe der Metaphysik? n'est pas directement influencée par la Philosophie de la Nature de Y Encyclopédie·, cependant, en s'inspirant de Jacob von Uexküll, il hérite encore des traces de la Naturphilosophie.6 Dans cet article, ce n'est pas tant une influence histori- que qu'une analogie structurelle entre ces deux conceptions de l'animal qui retiendra mon attention. Dans ce qui suit, je présenterai l'animal selon Hegel en le confrontant à l'animal selon Heidegger. J'examinerai d'abord l'être de l'animal, puis son activité, dont je relève le sentir et l'instinct. Une logique de l'être La vie est pour Heidegger un mode d'être.7 Ni l'être dont on questionne le sens ni le Dasein qui est le lieu de cette question, la vie est le mode d'être des vivants. Vivre équivaut à avoir un monde - sous forme de privation: l'animal est »pauvre en monde«8 parce qu'il n'atteint pas l'être comme tel. Vivre est également un pouvoir-être-soi9 - sous forme de privation. Incapable de la mort comme telle,10 l'animal 1 Martin HEIDEGGER, Hegels Phänomenologie des Geistes, GA 32, Frankfurt/M. 1980,206-207. 2 G.W.F. HEGEL, Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften II, Werke 9, Frankfurt/M. 1986, 12, tr. Bernard Bourgeois: G.W.F. HEGEL, Encyclopédie des sciences philosophiques II, Philoso- phie de la nature, Paris 2004, 336. Par la suite, je cite Hegel selon les Gesammelte Werke, Hamburg 1968 ff. [= GW] sauf pour les additions, que je cite selon les Werke, op. cit. [= W], en indiquant la traduction de VEncyclopédie II par Bourgeois, ocit, après la barre. Pour ce passage, cf. le »manuscrit Griesheim«, Vorlesung über Naturphilosophie, Berlin 1823-1824, Francfort 2000, 16 sqq., et le »manuscrit Ringier«, Hegel, Vorlesungen, Bd. 16, Hamburg 2002, 3. 3 HEGEL, Enzyklopädie § 245 Zus, W14/338; § 360 GW20, 361/316; § 360 Zus, W473/671. 4 HEGEL, Enzyklopädie § 337 Zus, W 338/553. 5 Martin HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik. Welt-Endlichkeit-Einsamkeit, GA 29/30, Frankfurt/M. 1992. Cf. mon »Heidegger's Animal«, in: Phänomenologische Forschungen, Heft 2004. 6 Par exemple via Boris von Uexküll, parent de Jacob, qui assista aux cours de Hegel sur la philoso- phie de la nature. Sur la proximité entre Hegel et Jacob von Uexküll, cf. V. HÖSLE, »Pflanze und Tier«, in: Hegel und die Naturwissenschaften, hg. v. M. J. Petry, Stuttgart 1987, 408 et B. BOURGEOIS, »L'introduction« à la traduction de la Philosophie de la nature, 95 et la note 2, 672. 7 HEIDEGGER, GA 29/30, 277. 8 Ibid., 284-288. 9 Ibid., 343, 347. Brought to you by | Université Paris Descartes - Interuniversitaire de Medecine Authenticated Download Date | 12/9/19 7:47 AM S. LINDBERG, ACUITÉ ET ÉTOURDISSEMENT 219 n'atteint pas sa propre existence mais peut seulement »s'avoir-soi-même-à-la-fin«.11 Relation au monde et à soi-même sans ouverture de ceux-ci, l'animal n'est que sa capacité de s'entourer d'un environne- ment. 12 Alors que, selon Heidegger, la logique hégélienne ignore la question du sens de l'être, la logique hé- gélienne du vivant naturel expose précisément son être. Pour Hegel, l'être de la vie est celui du vivant singulier.13 Singulier, le vivant existe nécessairement dans une pluralité de vivants singuliers.14 Sa fini- tude tient à cette dispersion quasi-spatiale qui traduit le caractère général de la nature comme domaine de l'extériorité.15 Le vivant proprement dit intériorise cette relation à ce qui lui est autre, de sorte qu'il »a toujours à même lui un Autre«, et l'être de la vie est cet être-les-uns-à-même-les-autres. La nature est le domaine des lois causales incapables de rendre compte de la contingence de ces existences singulières. La nécessité qui anime chaque vivant singulier est pourtant manifeste: son juge- ment pratique lui enjoint de vivre, et il n'est que cette activité de vivre. Le sentir A l'instar d'Aristote, Hegel fait de l'activité théorique du sentir la différence spécifique de l'animal. Les sens éclairent le monde de l'animal et font ainsi déjà signe vers la vérité, car les sens font sens pour l'animal - pur sens car sans représentation et sans concept. Sans atteindre la vérité de la certitude et de la vérité, le comportement théorique de l'animal conjugue déjà un élément subjectif avec un élément ob- jectif. Entrouvrant une esquisse de vérité sans atteindre la vérité proprement dite, le sentir de l'animal hé- gélien rappelle la façon dont l'animal heideggérien se trouve dans un »ouvert« sans l'»ouverture« de la vérité. La »pauvreté« de son rapport au monde s'explique par 1'»étourdissement« (Benommenheit)16 qui correspond en réalité à un rapport purement sensible au monde. Or, il me semble que l'animal hégélien est tout sauf »étourdi«: au contraire, il se distingue par Vacuité de ses sens. L'animal heideggérien est étourdi par la présence instantanée des choses. Hegel pense également que tout sentir présuppose un contact immédiat mais, selon lui, l'immédiateté du contact ne l'émousse pas au point d'étourdir la sensation. Au contraire, le contact aiguise la sensation en ouvrant l'écart entre la chose sentie, que l'animal »laisse librement à soi-même«, et la chose sentante, qui est par là »modifiée par autre chose«, et qui »peut supporter la modification par l'extérieur«.17 C'est en transformant la sensation en sentiment que l'animal peut être-chez-soi auprès de l'autre-demeurant-autre. L'écart entre la sensation et le sentiment s'ouvre et se modifie sans cesse au gré des choses ren- contrées par l'animal. Du côté subjectif de la »théorie animale«, ces modifications suscitent des affects, exemplairement la joie et la douleur. Les affects ne sont pas pour Hegel de simples moyens de survie, mais peuvent produire des expressions superflues du point de vue des seules nécessités de la vie, comme par exemple le chant de l'oiseau résonnant d'une simple joie de vivre,18 ou le cri de tout animal au 10 Ibid., 387-388, cf. HEIDEGGER, Sein und Zeit, Tübingen 1984, 246-247. 11 Le pouvoir-être animal (son Fähigkeit, Sein-können caractérisant le seul Dasein), est la réinterpréta- tion heideggérienne de la téléologie, qu'il interprète tantôt comme Sich-zu-eigen-sein (HEIDEG- GER, GA 29/30, 340), tantôt comme Sich-im-Ende-Haben (HEIDEGGER, »Vom Wesen und Begriff der phusis«, in Wegmarken, Frankfurt/M. 1978, 282.) 12 HEIDEGGER, GA 29/30, 370-371. 13 HEGEL, Wissenschaft der Logik, GW 12, 177, 183, cf. HEGEL, Enzyklopädie § 337, GW 20, 345/300. 14 HEGEL, Enzyklopädie § 248, GW 20, 238/188. 15 Ebd., § 247, 237/187. 16 HEIDEGGER, GA 29/30, 361. 17 HEGEL, Enzyklopädie § 351 Zus, W 432/639. 18 Ebd., W433/640. Brought to you by | Université Paris Descartes - Interuniversitaire de Medecine Authenticated Download Date | 12/9/19 7:47 AM 220 HEGEL-JAHRBUCH 2 0 0 7 moment de la mort violente.19 De telles expressions traduisent un pur sentiment d'être soi, lequel surpasse la nullité de la contingence logique de l'existence du vivant.20 Ainsi une joie et une douleur exprimant le sentiment d'existence distinguent l'animal hégélien de l'animal heideggérien, car ce dernier ne se sent pas exister. Si l'animal heideggérien est étourdi parce que rivé à l'instant, l'animal hégélien est un »pur temps« et un »tremblement intérieur«.21 Ce temps, tout en étant »pur« et »libre«, est néanmoins déterminé. Dans l'auto-affection de ce temps, le senti se transforme en sentant, et cette transformation fait »trembler« l'âme animale parce qu'elle la pousse constamment hors des circuits déjà acquis. Ce temps est une im- mémoire,22 non pas une mémoire remplie de représentations, mais un dépôt dans lequel les traces des sensations éteintes de l'animal s'entassent et déterminent l'animal. Temps pur comme im-mémoire dé- terminée, l'âme animale est (quasiment) une musique.23 La vibration de l'ipséité animale provoque une autre transformation: la configuration par l'animal de son monde extérieur. Si le sentir, passant de l'extérieur à l'intérieur, change d'abord une sensation en un tremblement, il retourne ensuite vers le monde en changeant ce tremblement en une structure. Hegel dis- tingue deux types d'auto-expression de l'animal: la voix et les productions artistiques animales.24 Si l'animal remplit l'air de sa voix, et s'il laisse des traces sur la terre, il n'est cependant pas - pas plus que l'animal heideggérien - »constructeur d'un monde«. Il est juste configurateur - de soi et de son envi- ronnement. A défaut d'être pensantes, les configurations animales sont créatrices. L'animal uploads/Philosophie/ susanna-lindberg-helsinki-acuite-et-etourdissement.pdf

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