1 Théologie philosophique et intelligence de la foi1 La manière de comprendre l
1 Théologie philosophique et intelligence de la foi1 La manière de comprendre l’articulation entre nature et grâce est le principe clé de la sagesse chrétienne en général, et de la sagesse thomiste en particulier. Les figures, c’est-à-dire les applications, de ce principe sont multiples et touchent une grande diversité de domaines. La conception des rapports entre nature et grâce détermine en effet aussi bien la compréhension des rapports entre l’amour humain et la charité que celle des rapports entre la société politique et l’Eglise, ou encore celle des rapports entre la raison et la foi et donc, au plan épistémologique, entre la philosophie et la théologie comme forme scientifique de l’intelligence de la foi. Dans cette perspective, je voudrais envisager les rapports qu’entretiennent la théologie philosophique, c’est-à-dire le discours philosophique, essentiellement métaphysique, sur Dieu, et la théologie du mystère de Dieu, un et trine. Le thomisme contemporain est, en effet, tiraillé entre deux tendances – devrais-je dire deux tentations ? – opposées. D’une part, les héritiers du néothomisme léonin (j’entends par thomisme léonin la figure du thomisme qui s’est mise en place à la fin du XIXe siècle avec Léon XIII et a dominé jusqu’au milieu du XXe siècle) mettent fortement l’accent sur l’importance d’une philosophie thomiste autonome par rapport à la théologie. De fait, l’encyclique Aeterni Patris s’intéresse peu à la théologie. Son objectif est d’appeler à la constitution d’une philosophie chrétienne thomiste qui soit une alternative aux philosophies modernes, tenues pour responsables en grande partie de la déchristianisation. Les apôtres du thomisme léonin se sont donc appliqués, non sans succès, à reconstituer, à partir d’éléments tirés du corpus thomasien et de la tradition thomiste postérieure, une philosophie thomiste complète et indépendante par rapport à la théologie. Il s’agissait en effet, dans une perspective très apologétique, de discuter d’égal à égal avec les pensées modernes en s’appuyant sur la raison naturelle commune à tous les hommes. Le risque était de se laisser inconsciemment entrainer sur le terrain épistémologique de l’adversaire en oubliant la spécificité de la manière chrétienne de philosopher en lien avec la foi. On se contente alors, au sujet de Dieu, de juxtaposer un discours philosophique et un discours théologique. A vrai dire, la tentation, disons séparatiste, semble aujourd’hui largement éclipsée par la tentation inverse, celle du « thomisme augustinien », représenté par exemple par les auteurs de la tendance Radical Orthodoxy, qui pousse la très légitime re-théologisation du thomisme, caractéristique des dernières décennies, jusqu’à nier l’opportunité et même la possibilité d’une 1 Conférence donnée en italien à la Pontificià Università della Santa Croce le 25 novembre 2016 à l’occasion de la fête de sainte Catherine d’Alexandrie, patronne de la Faculté de philosophie. 2 philosophie thomiste. Depuis H. de Lubac, nombreux sont ceux qui dénoncent dans l’autonomisation épistémologique de la philosophie (qui est déjà en germe chez saint Thomas d’Aquin, même si elle ne sera explicitée qu’après lui) une ruse de la modernité pour subvertir l’édifice de l’authentique sagesse chrétienne. L’insistance thomiste (ou néothomiste) sur l’autonomie de la nature aurait été le cheval de Troie qui aurait favorisé la sécularisation de la pensée et de la culture modernes. Dans ce cas, le salut passe par l’abandon de cette illusion. Il faut revenir à un système des savoirs où l’intellectus fidei absorbe la philosophie et où il n’y a de discours légitime sur Dieu que théologique. Il me semble qu’ici comme en christologie le juste équilibre se trouve dans une union sans confusion. Il faut refuser à la fois le monophysisme (qui absorbe l’humanité dans la divinité, la nature dans la grâce, la philosophie dans la théologie) et le nestorianisme (qui juxtapose humanité et divinité, nature et grâce, philosophie et théologie). Je voudrais justifier ce point de vue en développant trois thèses. Primo, il y a, pour saint Thomas, une cohérence et une relative autonomie de l’ordre naturel qui justifient la possibilité réelle d’une théologie philosophique formellement distincte de la réflexion de l’intellectus fidei sur le Mystère de Dieu un et trine. Secundo, contre la tentation séparatiste, il faut tenir que la théologie philosophique n’atteint sa pleine dimension dans son ordre propre que dans la mesure où le philosophe recherche et nourrit un contact vital avec la foi. Tertio, contre la tentation surnaturaliste, il faut tenir que l’intellectus fidei du mystère du Dieu un et trine n’atteint sa pleine dimension qu’en assumant, sous sa lumière propre, les résultats d’une théologie philosophique autonome. 1. La théologie philosophique La « théologie philosophique », c’est-à-dire le discours philosophique sur Dieu, est d’abord un donné historique incontestable. Les philosophes païens de l’Antiquité ont développé un ensemble très riche de réflexions métaphysique sur Dieu. Loin de le rejeter en bloc, les Pères de l’Eglise, puis saint Thomas d’Aquin, en ont tout à la fois reconnu la part de vérité, souligné les limites et tiré profit pour leur réflexion proprement théologique. La théologie philosophique est, en effet, la forme scientifique que prend la connaissance naturelle de Dieu, dont l’Ecriture sainte elle-même atteste la possibilité et dont l’Eglise au concile du Vatican a même reconnu qu’elle était un dogme. Elle est la « fin » de la métaphysique, au double sens où elle en est la partie terminale et le couronnement savoureux, 3 ainsi que saint Thomas l’explique dans le célèbre Prologue de son commentaire à la Métaphysique d’Aristote. Au temps de saint Thomas, deux grandes interprétations s’opposaient sur la manière d’entendre « l’être en tant qu’être », objet de la « métaphysique », ou science première, ou encore science divine. S’agit-il de l’être commun, c’est-à-dire de la « propriété » d’être qu’ont en commun toutes les choses, ou bien de l’être par excellence que sont les substances séparées en général et Dieu en particulier ? Pour les uns, qui suivaient plutôt Avicenne, l’être en tant qu’être désigne l’être commun. La métaphysique est donc d’abord une ontologie, c’est-à-dire un discours sur l’être et ses propriétés. Pour d’autres, qui suivaient plutôt Averroès, l’être en tant qu’être s’identifie à l’Être par excellence qu’est Dieu. Dans ce cas, la métaphysique est essentiellement une théologie. Et comme dans l’épistémologie aristotélicienne une science ne peut pas démontrer l’existence de son propre objet, on soutenait alors qu’il revenait à la physique de démontrer l’existence de Dieu, comme premier Moteur, la métaphysique prenant ensuite le relai pour étudier la nature de Dieu. C’était revendiquer pour la philosophie le monopole du discours authentique sur Dieu et rendre inutile et incertain tout discours sur Dieu en lui-même qui se prétendrait se fonder sur une révélation directe de Dieu par Dieu. Saint Thomas d’Aquin se rallie plutôt à Avicenne. Il explique qu’il appartient à une seule et même science, la métaphysique, d’étudier l’être commun (ens commune) et les substances séparées (de la matière), spécialement Dieu. Toutefois, l’être commun et Dieu n’entrent pas au même titre dans le champ de la métaphysique. Le seul objet direct de la métaphysique, celui dont le métaphysicien cherche à établir les propriétés, les divisions et les causes, est l’être commun. Cependant l’étude métaphysique de l’être commun prend la forme d’une analyse ou resolutio qui met au jour ses causes ou principes, immanents ou externes. Or cette resolutio fait apparaître que, sous plusieurs aspects, les étants de ce monde ne peuvent rendre pleinement raison d’eux-mêmes sans renvoyer à une cause transcendante de leur être qui, en dernière analyse, est Dieu, l’Etre même subsistant. Dieu n’est donc pas le sujet de la métaphysique. Il est encore moins une partie de son sujet, car l’Être divin n’entre pas à titre de partie dans l’ens commune. Dieu est la cause du sujet de la métaphysique. C’est sous cette formalité qu’il entre en métaphysique, car il appartient à la même science d’étudier, directement, un objet donné et, indirectement, les causes de cet objet. En ce sens, Dieu est la « fin » de la métaphysique : l’étude de l’ens commune ne trouve son achèvement que dans la considération de Dieu comme Cause et raison d’être ultime de l’être des choses. Dans la mesure où elle traite ainsi de Dieu, la métaphysique peut être appelée « science divine » ou 4 théologie (philosophique). Dans l’épistémologie thomasienne, la théologie philosophique constitue donc la partie terminale de la métaphysique, celle qui traite de Dieu envisagé en tant que Principe et Cause ultime de l’être. Une telle conception, où la philosophie ne prétend pas tout dire sur Dieu, laisse toute sa place à une autre science de Dieu, fondée sur une autocommunication de Dieu : « La théologie ou science divine est double. L’une considère les réalités divines non pas en tant que sujet de la science mais en tant que principe du sujet. C’est la théologie que poursuivent les philosophes et qu’on appelle aussi métaphysique. L’autre considère les choses divines pour elles-mêmes comme sujet de cette science. C’est la théologie qui est transmise dans l’Ecriture sainte. » (THOMAS D’AQUIN, In Boet. De Trin., q. 5, a. 4) 2. Nécessité d’une théologie philosophique ouverte à la foi Puisque la grâce ne détruit pas la nature, la théologie comme forme uploads/Philosophie/ theologie-philosophique-et-intelligence.pdf
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- Publié le Mai 19, 2022
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