L'aliénation hégelienne Un chaînon de l'expérience de la conscience et de la Ph

L'aliénation hégelienne Un chaînon de l'expérience de la conscience et de la Phénoménologie de l'Esprit Conrad BOEY (Archives de Philosophie 35, 1972, 87-110) RÉSUMÉ : L'aliénation (Entfremdung), à distinguer soigneusement d’extranéation (Entäusserung), se rapporte à la figure de l'esprit devenu étranger à lui-même et concerne un rapport de la singularité et de l'universalité dans une société déterminée. SUMMARY : Alienation (Entfremdung), as distinguished from extraneation (Entäusserung) belongs to the figure of Spirit estranged from itself and refers to a relation of singularity and universality in a given society. [87] Introduction Il y a des mots qui exercent à une époque un pouvoir presque magique ; l’aliénation en est de nos jours un exemple. Le terme a fait fortune dans la littérature marxiste à tel point qu’un exposé de Marx compté parmi les plus classiques, a pu résumer la pensée du fondateur du communisme par une quintuple aliénation.1 Notre propos est une approche de l’aliénation par la recherche des racines hégéliennes du terme. Sans doute, on a prétendu que Hegel lui-même aurait emprunté le terme aliénation aux économistes anglais chez qui il désignait « la perte de la liberté originelle, le transfert, l’aliénation d’une liberté originelle qui passe à une société née d’un contrat »2. En fait, c’était dire à la fois trop et trop peu. En effet, chez Hegel, c’est à un binôme qu’on a affaire : Entfremdung et Entäusserung. Sans doute, y a-t-il de bonnes raisons pour [88] affirmer que Hegel a trouvé l’équivalent anglais de l'Entfremdung dans The Wealth of the Nations de A. Smith et dans Inquiry into Principles of political Economy de J. Steuart.3 On dit pourtant trop peu car on trouve déjà chez Cicéron l’usage du terme ʻ aliénation ’ dans cette acception juridique, et le mot dérivé français est attesté dans ce sens dès le treizième siècle. Mais on dit surtout trop, car il s’agit d’éclaircir la signification du terme au sein du binôme que nous avons mentionné, et qui est à prendre comme une création originale de Hegel. Influencé par E. de Negri, J. Hyppolite rendait en français Entfremdung par « extranéation » et Entäusserung par « aliénation ». S’il eut le mérite de distinguer fermement les deux termes, il a vu moins juste en ne faisant pas correspondre le terme aliénation à celui d'Entfremdung. Nous le ferons pour notre part, à la suite de l’article très convaincant de J. Gauvin.4 Parce que l’infrastructure indispensable à une étude rigoureuse de Hegel consiste dans l’analyse précise de son vocabulaire, la traduction ne peut que nous révéler une série de problèmes importants. Il faut qu’on adopte une terminologie stable, fût-elle conventionnelle. On peut 1 J.Y. Calvez : La Pensée de Karl Marx, Le Seuil, Paris, 1956. 2 G. Lukacs : Der Junge Hegel. Uber den Beziehungen von Dialekiik und Oekonomie, Zürich-Wien, 1948, p. 682. 3 Dans Hoffmeister : Dokumente zur Hegels Entwicklung, p. 460 on trouve des indices du fait que Hegel a lu au cours de son séjour À Iéna l’ouvrage de Smith dans une traduction allemande de Garve. Rosenkranz nous assure même que Hegel a lu Steuart dès son arrivée à Francfort. Voir Chambley : « Les Origines de la Pensée économique de Hegel » in Hegel-Studien, Band 3, Bonn, 1965. 4 « Entfremdung et Entäusserung dans la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel », in Archives de Philosophie, Paris, 1962, p. 555 et sv. néanmoins invoquer des arguments d’ordre étymologique afin de justifier les correspondances entre Entäusserung et extériorisation d’une part, et entre Entfremdung et aliénation d’autre part. L’étude des occurrences au sein de la Phénoménologie va contribuer grandement à la détermination de la signification précise des deux termes. Pour montrer le bien-fondé de cette affirmation, il faudra creuser la question de l’épellation et de l’auto-interprétation du discours hégélien. Précisons pourtant dès maintenant comment se présente extérieurement ce problème des occurrences. Le mot Entäusserung est réparti à peu près régulièrement à travers toutes les parties de la Phénoménologie, tandis que les occurrences du terme Entfremdung se concentrent en une seule et même figure du livre, celle de l’esprit devenu étranger à soi-même5. Qu’on [89] examine le rôle de cette figure dans l’ensemble du livre ou qu’on l’étudie dans sa structure propre, elle renvoie à la période de l’histoire qui s’étend de l’effondrement de l’empire romain à la Révolution Française. Dans sa matérialité factuelle ces données permettent de situer enfin le problème de façon correcte. C’est ainsi qu’il faut écarter la solution proposée par R. Garaudy. Celui-ci a tenté, mais sans y parvenir de façon convaincante6, de montrer que la différence des deux termes de ce binôme hégélien relève d’une confusion ; Hegel l’aurait introduite sous l’influence de l’époque à laquelle il appartenait. En tenant pour inexistante cette prétendue différence entre les deux termes, Garaudy nous promet sans doute que nous dépasserons ainsi les confusions de Hegel7 ; en fait il nous invite à projeter la pensée de Marx dans la Phénoménologie de l'Esprit. Il est d’ailleurs intéressant de constater que le reproche que les interprètes de Hegel se font le plus fréquemment est celui d’avoir projeté une pensée postérieure à celle du penseur allemand dans sa Phénoménologie de l'Esprit8. Toute approche de l’aliénation où celle-ci est traitée comme un sujet qu’on pourrait isoler afin de le thématiser ensuite grâce à des éclairages extrinsèques au texte hégélien ne peut que mener a une interprétation nouvelle, peut-être intéressante, mais dont la fidélité à la pensée de Hegel sera aussi douteuse que dans le cas des interprétations déjà existantes. Avant de démontrer qu’il faut se tourner vers la Phénoménologie de l'Esprit pour y étudier l’aliénation en recherchant le mot qui dit la chose étant donné la quasi absence de ce thème dans les écrits antérieurs à ce premier ouvrage systématique de Hegel, J. Gauvin pouvait donc faire à bon droit la remarque suivante : « Il faut beaucoup de courage pour oser ne traiter de l’aliénation que dans la Phénoménologie de l'Esprit : c’est avouer ignorer ce que tout le monde sait bien, s’en tenir au mot et rechercher la chose, alors que [90] l’aliénation chez Hegel est le thème sans mystère d’une abondante littérature »9. La recherche des occurrences de Entfremdung est incontestablement un premier pas indispensable pour qui veut s’en tenir au mot afin d’y rechercher la chose. L’analyse du rapport entre les termes Entfremdung et Entäusserung, c’est-à-dire l’étude du binôme comme tel, ouvre une voie de recherche dont l’issue nous a paru fort fructueuse. En effet, en anticipant dès maintenant le résultat de l’analyse, notons que l’emploi continu de Entäusserung et sa répartition régulière sur l’ensemble de l’œuvre, le Savoir Absolu y compris, fait déjà entrevoir que le terme n’appartient pas au vocabulaire propre à une section ou à une figure déterminée mais fait partie, au contraire, du vocabulaire du Savoir Absolu, sous-jacent à toute la démarche de la Phénoménologie de l'Esprit. Dès lors l’étude du binôme Entfremdung et Entäusserung n’est rien d’autre qu’une façon concrète d’analyser le rapport entre une figure particulière, celle de l’aliénation, et la théorie du phénomène, 5 Voir les tableaux et leur interprétation, rédigés par J. Gauvin dans l’article mentionné. En prolongeant l’interprétation, l’occurrence 539,23 s’explique du fait que Hegel se met à l’intérieur de l’optique du chrétien pour autant que ce dernier est resté au niveau de la représentation sans être passé au Savoir Absolu. Enfin les deux passages de la Préface concernent ce même niveau de la représentation. 6 Voir la critique de J. Wahl dans l’annexe à Dieu est Mort, p. 432. 7 R. Garaudy : Dieu est Mort, P.U.F., Paris, 1962, p. 201. 8 O. Pöggeler a adressé ce reproche à l’ouvrage de A. Kojève. Voir : « Qu'est-ce que la Phénoménologie de l’Esprit » in Archives de Philosophie, Paris, 1966, p. 204 et sv. R. Garaudy estime que l’interprétation de J. Wahl tend à confondre Hegel avec Kierkegaard et que G. Lukacs a fait de Hegel un marxiste avant la lettre. Voir : Dieu est Mort, P.U.F., Paris, p. 384. 9 J. Gauvin : Préface, p. 7 à notre étude : L'Aliénation dans la Phénoménologie de l'Esprit de G.W.F. Hegel, D.D.B., Paris, 1970 (Col. Muséum Lessianum, section philosophique, numéro 56). c’est-à-dire la théorie de la lisibilité du monde telle qu’elle se trouve élaborée à travers tout l’ouvrage de Hegel. Car le savoir qui rend le monde lisible et qui sous-tend de ce fait tout le cheminement de la phénoménologie hégélienne, concerne comme Savoir Absolu le mouvement entier de Entäusserung. En d’autres termes, en situant Entfremdung, caractéristique de l’Ancien Régime, par rapport à l'Entäusserung dont le mouvement explique l’histoire entière en termes qui sont trans-historiques, nous toucherons à la relation entre l’histoire et le système que R. Kroner proposait en 1962 à Heidelberg comme un des thèmes de la recherche hégélienne actuelle lors de la fondation de l’Association Hegel10. Dans le présent article nous nous proposons de retracer les grandes lignes de la justification de pareille approche et de résumer comment elle conduit au résultat que nous venons d’anticiper. Soulignons, enfin, l’intérêt de la uploads/Philosophie/conrad-boey-l-x27-alienation-hegelienne.pdf

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