Samir Amin /A. L’eurocentrisme Critique d’une idéologie Anthropos < £ ) Anthrop
Samir Amin /A. L’eurocentrisme Critique d’une idéologie Anthropos < £ ) Anthropos-Economica. 1988 Introduction I I y a exactement deux cents ans la Révolution française inventait la meil leure devise qu’on ait pu imaginer pour résumer le système des valeurs du monde moderne - Liberté, Egalité, Fraternité - une formule qui, au-delà même des avancées dans leur sens produites dans la société capitaliste, continue à inspirer les visions d'un futur meilleur. Aujourd’hui le plus grand éloge qu’on puisse adresser à cette vision est de montrer que la richesse de son contenu est loin d’être épuisée. Le concept de liberté individuelle, et celui des droits de l’homme qui en découlent, est le produit de la Renaissance et de la Philosophie des Lu mières puis de la Révolution française. Jusqu’alors en Europe comme ail leurs on ne connaissait de libertés que celles, plurielles et collectives, sus ceptibles de protéger les communautés diverses composant la société de l’autocratie illimitée du pouvoir seigneurial, royal ou impérial, qui consti tuait la règle. La nouvelle liberté individuelle impliquait même, dans l’es prit des révolutionnaires de 1789, l’abolition des anciennes libertés collec tives, plus opprimantes que libératrices. Par la suite les transformations so ciales insoupçonnées que le capitalisme allait entraîner ont créé les condi tions pour que le mouvement ouvrier, en imposant la reconnaissance du droit collectif d’association, fasse revenir sur ce jugement unilatéral ex trême. Simultanément les excès d’un individualisme apparent - qui parvient mal à masquer les conditionnements sociaux - ont réhabilité les identités collectives, bien que les provincialismes à la mode qui les expriment res tent souvent ambigus et non moins manipulés. Par ailleurs le capitalisme réellement existant, dans son expansion mondiale, ayant prouvé qu’il n’é tait pas en mesure d’étendre à l’humanité toute entière la liberté en ques tion, on ne peut plus opposer les droits des individus à ceux des peuples. Il faut au contraire reconnaître que les libertés individuelles ne peuvent s’é panouir que dans le respect des droits des peuples. La liberté - au sens de la devise - valeur inépuisable et universelle, qualificatif de l’être humain, est une invention qui a marqué un saut qualitatif dans le progrès des socié tés. Mais les chemins de sa conquête n’ont pas été encore totalement par courus, s’ils le sont jamais! Les concepts d’égalité et de fraternité ont encore moins épuisé leurs potentiels. L’égalité des droits n’a évidemment pas supprimé l’exploitation et l’oppression produites par les inégalités réelles, des individus, des groupes et des peuples. La substitution du discours de l’égalité des chances à celui de l’égalité des conditions restera, de ce fait, un mauvais subterfuge. Quant à la fraternité, elle continue largement à être déclinée au seul mas culin. Mais la Révolution française n’était certainement pas une révolution bornée, strictement enfermée dans les frontières du temps et du lieu. N’a-t- elle pas également produit Babeuf, Buonarotti et, avec la conspiration des Egaux, amorcé l’idée socialiste? N’a-t-elle pas aboli l’esclavage - ce que la révolution américaine n’avait pas osé - et donné ainsi la mesure de la voca tion universelle de ses objectifs?1 Liberté, Egalité, Fraternité se traduisent aujourd’hui par Démocratie, Egalité sociale, Universalisme humaniste, dont la réalisation est loin d’être avancée au point d’être devenue irréversible. Dispose-t-on au moins des clés conceptuelles capables d’ouvrir les portes d’un avenir fondé sur le pro grès de leur mise en oeuvre? Dans ce livre nous nous proposons de discuter cette question, non dans tous ses aspects mais en s’attachant à l’un d’entre eux, celui de la dimen sion universaliste des valeurs proclamées. L’ouvrage traite donc de Veuro centrisme c’est-à-dire précisément de l’universalisme tronqué des proposi tions offertes par l’idéologie et la théorie sociales modernes. C e projet d’une critique de l’eurocentrisme n’a de sens que si l’on convient que le capitalisme a créé un besoin objectif réel d’universa lisme, au double plan de l’explication scientifique de l’évolution de toutes les sociétés humaines (et de l’explication des parcours différents par le moyen du même système conceptuel) et de l’élaboration d’un projet d’ave nir qui s’adresse à l’ensemble de l’humanité. Cela n’est pas évident pour tous puisque, face à ce défi, on repère trois familles d’attitudes. Pour certains - plus nombreux qu’on le croit souvent - on n’a que faire de l’universalisme. Le «droit à la différence» et l’éloge culturaliste des pro vincialismes suppriment le problème. Cette position fait aussi accepter comme naturels et indépassables l’éclatement de la théorie sociale en champs multiples distincts et le triomphe du pragmatisme dans chacun de ceux-ci. D’emblée, je ne cacherai pas au lecteur que je rejette ces attitudes que je qualifie de «culturalistes» et qu’on trouve tant chez les uns - où elles se manifestent par l’arrogance eurocentrique - que chez les autres - qui re jettent «l’occidentalisation» pour prôner un avenir particulier fondé sur des valeurs prétendument propres et éternelles. Je me situe donc dans le champ idéologique ouvert par la Philosophie des Lumières, fondé sur l’universali té des valeurs de progrès qu’elle propose. Pour d’autres - qui représentent le courant eurocentrique dominant - la réponse à la question existe; l’Europe l’a déjà découverte. Son slogan se ra donc «imitez l’Occident, qui est le meilleur des mondes». L’utopie dite libérale et sa recette miracle (marché + démocratie) ne sont que la version pauvre et à la mode de cette vision dominante permanente en Occident. Son succès auprès des médias ne lui confère par lui-même aucune valeur scien tifique; mais témoigne seulement de la profondeur de la crise de la pensée occidentale. Car cette réponse, fondée sur un refus opiniâtre de compren dre ce qu’est le capitalisme réellement existant, n’est peut-être ni désirable ni même désirée par les victimes de ce système. Elle est peut-être même tout simplement impossible sans remise en cause des fondements du sys tème qu’elle défend. Simultanément pendant quelques dizaines d’années 1. Yves Benot, La révolution française et l’esclavage, La Découverte, 1988, une réponse dite socialiste a cru pouvoir convaincre que les limites impo sées par l’exploitation capitaliste aux valeurs de liberté, égalité et fraterni té étaient désormais franchies, ou en voie de l’être. Ce qu’on sait du socia lisme réellement existant invite à plus de modestie, pour le moins qu'on puisse dire. Je proposerai donc une critique des ces visions «finies» de l’his toire, qu’on Farrête à la Révolution française (ou aux réalisations récentes de la civilisation capitaliste industrielle et démocratique des pays avancés de l’Occident) ou qu’on rarrête au marxisme (ou aux réalisations qui se sont inspirées de lui, de l’URSS à la Chine). Nous nous rangerons donc dans le troisième camp, celui de ceux qui pensent que nous sommes dans une impasse grave et qu’il vaut donc la peine d’en discuter la nature. A la base de cette attitude il y a la conviction que l’histoire n’est jamais finie et qu’à tout moment le mouvement au-delà du présent se heurte aux forces conservatrices qui cherchent à figer le statu quo. Les formes idéologiques - comme celles de l’eurocentrisme précisé ment - et les propositions de théories sociales s’inscrivent dans ce contraste incontournable. L’histoire de l’idée universaliste s’amorce longtemps avant la Philo sophie des Lumières et se poursuit après elle. Pour notre région du monde, j ’essaierai de montrer qu’elle se cristallise en cinq temps successifs pro gressifs, ceux de l’hellénisme, du christianisme, de l’islam, de la Philoso phie des Lumières, du socialisme et du marxisme. Les trois premiers mo ments constituent sa grandiose préhistoire, au cours de laquelle s’élabore le concept de l’être humain universel, qui explose dans les directions de la li berté, de l’égalité et de la fraternité dans les deux moments qui suivent. Mais cette histoire n’est pas celle du progrès de l’idée, à la Hegel. Le concept d’universalisme ne règne pas seul et n’est pas séparable de tous les autres qui gèrent ensemble la société- Le développement des forces productives et les formes sociales donnent leur contenu concret aux idéologies dans les quelles s’insèrent les valeurs en question, et en déterminent les contradic tions et les limites historiques. Ainsi l’hellénisme, le christianisme et l’is lam définissent la métaphysique des sociétés tributaires de la région, et for mulent un concept d’être humain universel unidimensionnel limité à la seule responsabilité morale de l’âme affirmée étemelle* Ainsi la Philosophie des Lumières prépare*t-elle le terrain à la devise civile de la Révolution fran çaise mais aussi son déploiement limité dans le monde du capitalisme réel* Ainsi les socialismes - dits utopiques ou marxistes ou possibilistes - procè dent de la critique de la réalité capitaliste pour proposer de la dépasser, et resituent dans ce cadre de nouvelles conceptions de la liberté, de l’égalité et de la fraternité universelles. Un moment nouveau n’efface pas le précé dent, il l’intègre pour le dépasser. Contrairement au préjugé du scientisme, les Lumières et le marxisme ne gomment pas la préoccupation métaphysi que, mais en rediscutent seulement la place. Ce développement historique ne se réduit pas non plus au déroulement d’un progrès de la compréhension théorique de la société; les théories - toujours partielles, fussent-elles de Locke uploads/Philosophie/ l-x27-eurocentrisme-critique-d-x27-une-ideologie.pdf
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- Publié le Jan 28, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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