1 Le déclin des absolus C O M M U N I C A T I O N D E F E R N A N D V E R H E S
1 Le déclin des absolus C O M M U N I C A T I O N D E F E R N A N D V E R H E S E N À L A S É A N C E M E N S U E L L E D U 1 6 N O V E M B R E 1 9 9 1 l ne se passe guère de jours que nous ne lisions dans un ouvrage, dans une revue, voire dans un quotidien, quelque propos désabusé sur « l’effondrement des certitudes scientifiques et idéologiques 1 » sur « l’échec des idéologies politiques… et celui des religions 2 ». Ainsi se trouve répercuté, non sans de sérieuses et multiples raisons, le cri d’alarme d’Oswald Spengler. Les bou- leversements, les conflits, les crises, le sous-développement, l’altération des équilibres naturels déchirent les sociétés, désagrègent ce qu’il est convenu d’appeler l’« humanisme occidental » et son « mythe rationnel 3 ». Ils ébranlent les fondements structurels des « vérités » traditionnelles, dissolvent les absolus les plus talismaniques, et déconcertent la pensée, qu’elle soit sociale, politique, morale ou philosophique. Le pessimisme qui sature la plupart des milieux de l’intelligentsia internationale est loin d’être injustifié. Il n’est cependant pas interdit, me semble- t-il, de nuancer quelque peu le catastrophisme 4 qui oblitère une modernité désenchantée — sans pour autant se gargariser de voeux pieux — et de tenter de prendre une mesure plus ou moins objective des problèmes qui se posent à la pensée contemporaine. Nous participons tous de cette dernière, si modestement que ce soit, directement ou non, de manière volontaire ou intuitive, et nous 1 Michel Grodent, « Emmanuel Lévinas », Le Soir, 24 juillet 1991. 2 Henri Atlan, Tout Non Peut-être, Seuil, 1991, p. 254. 3 Ibid., p. 191. 4 Voir l’indispensable Collectif présenté par P.-Y. Soucy, Le sentiment de la catastrophe, Mardaga, Liège-Bruxelles, 1990, et son complément par Annie Lebrun, Perspective dépravée, La lettre volée, Bruxelles, 1991. Voir encore, notamment, Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, N.R.F., 1985, et l’étude de Jean-Marc Ferry, Les puissances de l’expérience, Paris, 1991. I 2 portons en tous cas une part de responsabilité à laquelle il est salutaire de réfléchir, ainsi que nous y invitait Hans Jonas dans Le principe de responsabilité 5. Il est évident, par exemple, que l’opération — ou l’acte — consistant à écrire un poème, résoudre une équation, disposer des couleurs sur une toile, etc., n’a qu’une incidence anodine sur le devenir du monde, et même de la pensée. Guère plus, éventuellement, que de déposer un bulletin de vote dans l’urne. L’« insoutenable légèreté » du geste signifiant écriture ou peinture peut être d’une parfaite gratuité si l’on ne conjure pas l’irresponsabilité langagière ou esthétique que protège le plus séduisant des alibis. Mais ce geste peut aussi impliquer, vis-à- vis de lui-même, et vis-à-vis d’autrui, celui qui le pose, car il collabore, infinitésimalement, mais de tout le poids de sa conscience, à l’histoire de l’homme. Tracer des lignes ou étendre des couleurs, etc., c’est provoquer — ou bien ce n’est rien du tout — « la mise hors circuit des savoirs constitués », et mettre en jeu, ainsi que le dit Emmanuel Levinas, sa « responsabilité pour autrui 6 », directement menacée par l’individualisme néo-libéral qui est le mode de pensée dominant dans les technopoles contemporaines. Un très bref regard en arrière n’est pas inopportun. Le débat sur la faillite de la science agita violemment la fin du dix-neuvième siècle, et s’est d’ailleurs prolongé sous certaines formes jusque dans les problèmes posés à l’actuel « Conseil d’éthique » présidé par Jean Bernard. L’avenir de la science de Renan paraît en 1890 et prophétise une ère glorieuse sous l’égide d’un « gouvernement scientifique 7 » Intervient sentencieusement Ferdinand Brunetière qui publie dans La Revue des Deux Mondes de janvier 1895 un article, non dépourvu de constats objectifs, dénonçant les méfaits sociaux des progrès scientifiques, et proposant vainement de substituer aux idéaux des Lumières et à la pensée de Berthelot, c’est-à-dire au Dieu de la Raison et au Dieu de la Science, celui de la religion. La réaction de Brunetière n’en est pas moins symptomatique du trouble que les consciences, face à la révolution industrielle et aux promesses mal comprises de la science, éprouvent au niveau des convictions morales et spirituelles, tandis que s’affermit le pouvoir de la bourgeoisie. Bernard Groethuysen est aussi pertinent que 5 Hans Jonas, Le principe de responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Cerf, 1990. 6 Emmanuel Levinas, Entre nous — Essais sur le penser-à-l’autre, Grasset, 1991, p. 186. 7 Voir Pierre Thuillier, « Un débat fin de siècle : la faillite de la science », La Recherche, n° 234, 1991. 3 péremptoire : « Le bourgeois a eu confiance dans ses propres forces, il est devenu le maître du monde. » Parallèlement se produit une dislocation des systèmes idéologiques, et une érosion des certitudes à la fois philosophiques, morales, spirituelles. Bref, c’est le moment où s’amorce le déclin des absolus ou, plus subtilement, « la destruction de l’hypostase des idéalités » comme le dit Eliane Escoubas à propos de Wittgenstein 8. Dieu étant mort, ainsi qu’après Jean-Paul venait de le proclamer un peu prématurément Nietzsche qui dans le même mouvement disait « Oui à la Vie », l’Absolu de l’idéalisme fin-de-siècle tente vainement de rendre confiance à un Esprit qui se révèle inconsistant mais donne forme mallarméenne à l’utopie hégélienne. La tendance s’affirme déjà, qui deviendra le commun dénominateur de la pensée, de vider de leur sens traditionnel les « valeurs » fondamentales. Les absolus, les formes a priori du temps, de l’espace, et de l’être, s’estompent, en même temps que l’idéalisme laplacien, et interdisent le retour de tout dogmatisme. Le « vide » se creuse déjà, qui se formalisera plus tard dans L’être et le néant, avant de se relativiser avec Foucault et Lacan (ne confondons pas « absurde » et « non-sens » dans l’acception de Carroll). Bref, dès l’aube de ce siècle, se produit une transformation des struc- tures mentales, dans tous les domaines. Des forces jusqu’alors insoupçonnées secouent, progressivement ou brutalement, les torpeurs intellectuelles. Les normes se démembrent, les formes éclatent. Lorsque j’emploie les termes « déclin des absolus », pour signifier ce qui change fondamentalement entre Newton et Einstein, je ne songe pas aux constantes universelles de la physique, ou aux « invariables » de Claude Lévi- Strauss, non plus qu’au phénomène du « sacré » qui appartient à un tout autre registre. Je ne songe pas davantage à ce qui deviendra le « déclin du courage » aux yeux de Soljenitsyne pour stigmatiser la prétendue décadence généralisée de notre époque. Qu’il y ait effectivement certaine décadence, selon quelques repères conventionnels, c’est probable, mais il est permis de choisir des critères moins cou- rants et tout aussi déterminants. La négativité de cette décadence se trouve, du moins il me semble, confrontée à des effets compensatoires relativement stimulants, sinon même positifs, dans la mesure où l’on abandonne l’absurde 8 Eliane Escoubas, « Les mathématiques à rebrousse-poil, Wittgenstein, le possible et le réel », Critique, n° 516, mai 1990, p. 373. 4 manichéisme négatif/positif, blanc/noir, c’est-à-dire la logique binaire occidentale, le dualisme cartésien, et le tiers-exclu. J’ai emprunté ces mots, « le déclin des absolus » au titre d’un ouvrage du mathématicien et théoricien des mathématiques, Georges Bouligand, qui a d’ailleurs collaboré à diverses reprises au Bulletin de l’Académie royale de Belgique. Le titre complet de l’ouvrage est significatif : Le déclin des absolus mathématico- logiques (en collaboration avec Jean Desgranges, Sede, Paris, décembre 1949). J’ai regretté de n’avoir pas eu connaissance de cet ouvrage avant de publier un petit essai sur « Science mathématique et Poésie 9 », car j’y aurais trouvé de sérieux appuis à ma conception de la confluence des mathématiques et de la poétique modernes, que je fondais sur « un réseau de relations 10 ». C’est bien cette manière de déplacer l’action des unes comme de l’autre, des choses (de « la choses en soi ») vers ce qui les relie, que Bouligand tenait pour un « changement aussi net que celui du passage de l’art grec à l’art médiéval ». En définissant le poème une « structure relationnelle » essentiellement dynamique, je me trouvais sans le savoir en complet accord avec Georges Bouligand : « …toute l’attention se porte désormais vers les types les plus intéressants de structures » (souligné dans le texte) 11. Il n’a pas fallu attendre les travaux capitaux de Lévi-Strauss et par exemple son dernier ouvrage, Histoire de lynx 12, moins encore les dérives médiatiques du structuralisme, pour deviner, au terme d’un constat objectif de certains aspects fondamentaux de la pensée, que celle-ci ne fonctionne que grâce à sa mobilité structurale (termes non pas antinomiques mais complémentaires). Cette mobilité agit au centre de la pensée moderne et façonne particulièrement la conception de la poésie, considérée, en raison même de cette mobilité, comme un système ouvert (voir à ce uploads/Philosophie/ verhesen-1611945.pdf
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- Publié le Jan 03, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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