Document generated on 07/10/2018 1:53 a.m. Liberté Le totalitarisme sans état :

Document generated on 07/10/2018 1:53 a.m. Liberté Le totalitarisme sans état : Entretien avec Jean Vioulac Éric Martin Politiques culturelles, l’héritage de Georges-Émile Lapalme Number 303, Spring 2014 URI: id.erudit.org/iderudit/71384ac See table of contents Publisher(s) Collectif Liberté ISSN 0024-2020 (print) 1923-0915 (digital) Explore this journal Cite this article Martin, É. (2014). Le totalitarisme sans état : Entretien avec Jean Vioulac. Liberté, (303), 11–17. This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. [https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/] This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. www.erudit.org Tous droits réservés © Collectif Liberté, 2014 11 LIBERTÉ | N° 303 | 2014 entretien LE TOTALITARISME SANS ÉTAT Entretien avec Jean Vioulac La logique totalitaire, dernier ouvrage du philosophe français Jean Vioulac, dresse le portrait d’un totalitarisme nouveau genre, qui se passe de l’État. Nous avons rencontré l’auteur. p r o p o s r e c u e i l l i s p a r é r i c m a r t i n libertéVous dites que le capitalisme est devenu «totalitaire». Pour certains, ce serait pécher par excès de pessimisme, de catastrophisme. En quoi l’usage d’un terme aussi fort est-il justifié pour décrire ce qui arrive à l’Occident et au monde? La thèse semble en efet paradoxale, puisqu’au vingtième siècle le concept de totalitarisme a été élaboré comme anti- thèse du libéralisme, pour défendre les sociétés de marché contre le Léviathan de l’État. Mais mon propos consiste précisément à dégager le concept de totalitarisme de son usage idéologique pour l’élaborer philosophiquement et ainsi dissocier la question du totalitarisme de celle de l’État. Il me semble donc difcile de se passer de tout concept de totalitarisme pour penser notre situation aujourd’hui. Le phénomène le plus caractéristique de notre époque est en efet ce que l’on appelle la « mondialisation » ou « globalisa- tion», processus au long cours qui intègre tous les hommes, tous les peuples et tous les territoires dans un même espace- temps. L’intégration de la multiplicité et des particularités dans une même sphère et par un unique principe, c’est jus- tement ce qui définit le concept de totalité. Nous vivons tous dans une même totalité planétaire, et il faut bien parler de « totalisation » pour définir ce processus. Or historiquement, c’est bien le capitalisme qui en est à l’origine, et la totalité contemporaine est le marché mondial. Le marché est totali- sant, et d’ailleurs tout le monde est à peu près d’accord pour le reconnaître, y compris un théoricien du néolibéralisme comme Friedrich Hayek, qui voyait dans le marché mondial un « cosmos » qui se substituait à l’antique nature. Dès lors, deux questions se posent. D’une part celle de la puissance, puisqu’on ne peut parler de totalitarisme que s’il y a une puissance efectivement contraignante qui opère la totalisation, d’autre part celle de la liberté, puisque le concept de totalitarisme implique une soumission de tous les individus à un pouvoir total. Le néolibéralisme va donc refuser ce concept parce qu’il prétend que le marché est l’interaction harmonieuse et pacifique des libertés. Mais en réalité, si les actions individuelles sont harmonieuses, c’est d’abord que chaque homme est redéfini comme calculateur de ses intérêts et ensuite que l’intérêt de chacun est stricte- ment assigné à la recherche d’une valeur abstraite, l’argent. Chacun ne poursuit que son intérêt, et il se croit libre quand aucune entrave ne s’oppose à sa quête, mais il ne se rend pas compte que son intérêt lui-même est déter- miné, préformaté, conditionné par le marché. Et d’ailleurs, quand les théoriciens du marché parlent avec Adam Smith de « main invisible », ils présupposent bien qu’il y a mani- pulation des individus, d’autant plus dangereuse qu’elle est invisible. Si les actions individuelles ne sont pas divergentes, c’est qu’elles convergent toutes vers le fétiche de l’argent, qui s’impose comme un vortex qui fait tourner l’univers autour de lui. Quand l’argent occupe un tel statut, qu’il exerce cette fonction d’attracteur universel, qu’il est capable de réduire tout ce qui est à une quantité de valeur universelle et abs- traite, alors il est Capital. Le Capital est en cela le principe directeur qui gouverne toutes les actions individuelles. Or le fondement même du capitalisme est le salariat, par lequel le Capital réduit la puissance de travail elle-même 12 LIBERTÉ | N° 303 | 2014 entretien| |jean vioulac à une quantité de valeur et ainsi se la soumet. Par là même, le Capital massifie la puissance de travail et devient le seul à en faire usage ; il conquiert en cela la puissance absolue. Il est donc extrêmement naïf de croire, comme l’afrment jour- nellement les tenanciers du marché mondial, que moins il y a d’État, plus il y a de liberté, comme si l’État était la seule puissance de coercition. La puissance du marché est infiniment supérieure, elle ne tend jamais qu’à accroître sa puissance, et le moteur du Capital est en cela une volonté de puissance aveugle et inconditionnée. Le Capital est aujourd’hui la puissance qui domine le monde, qui atomise les sociétés humaines, déterritorialise tous les peuples, une puissance par rapport à laquelle les États eux-mêmes n’ont plus aucune marge de manœuvre. L’avène- ment du marché mondial n’est rien d’autre que la soumis- sion de tous les hommes, de tous les peuples et de la nature tout entière au Capital et au règne de la valeur. Donc, oui, il faut dire que le capitalisme est un totalitarisme, et même qu’il est le fondement, la condition de possibilité des totali- tarismes politiques du vingtième siècle, car ces régimes ne furent que des expressions caricaturales et grossières du prin- cipe constitutif de la modernité occidentale, à savoir la mas- sification de l’humanité par son assujettissement à la puis- sance totale de l’abstraction. Le néolibéralisme est ainsi coupable d’avoir aliéné et asservi le concept même de liberté, en promouvant en son nom une doctrine de la soumission volon- taire. Ainsi Hayek, apôtre inlassable de l’évangile du marché universel, prétend défendre la liberté, mais il préconise pourtant explici- tement et constamment la « soumission à la puissance impersonnelle du marché », et sa doctrine n’est finale- ment rien d’autre qu’une pédagogie de la soumission volontaire. Il ne faut donc pas être dupe de l’opposition purement idéologique entre néolibéralisme et totalita- risme, et il importe encore plus de mettre en évidence le projet totalitaire dont est por- teuse la gouvernementalité néolibérale, qui va déployer la logique de la valeur dans tous les aspects de l’existence. Il y a ainsi aujourd’hui une tendance au reformatage de l’être humain pour l’adapter sans cesse davantage à l’évolution du capitalisme, pour le rendre de plus en plus performant, efcace, rentable et productif, pour en faire le consommateur requis par le marché, et ce, à la fois par la pénétration du pouvoir managérial dans toutes les sphères de la vie sociale – y compris les systèmes éducatifs – et par cette propagande de masse authentiquement totalitaire qu’est la publicité. Un tel projet n’a rien à envier aux pro- grammes déments de production d’un «homme nouveau» par les totalitarismes politiques du vingtième siècle et il est probablement plus dangereux encore en ce qu’il demeure invisible, insidieux et se trouve accepté comme allant de soi par toutes les pseudo-élites des castes gouvernementales. Quel lien peut-on faire entre cette transformation et le développement de «la Raison»? Mon propos consiste en efet à situer le capitalisme dans le contexte de la crise de la rationalité occidentale. La ques- tion de départ est donc celle de la crise, mais toute pensée de la crise impose de la concevoir comme la fin d’un temps d’incubation, comme le moment paroxystique d’un proces- sus au long cours qu’elle achève et révèle à la fois. Il n’est donc pas possible de concevoir la crise de façon purement systémique, en termes d’efcacité de fonctionnement d’une structure, il faut la concevoir de façon historique, c’est-à-dire dans l’histoire dont elle révèle l’essence jusqu’ici cachée. Donc, seule une philosophie de l’histoire est à même de penser la crise, et le grand chef-d’œuvre de Husserl, La crise des sciences européennes, procure le cadre conceptuel néces- saire. Or c’est pour Husserl la raison comme telle qui est aujourd’hui en crise, dans l’avènement d’une science entièrement technicisée et mécanisée où les idées abs- traites se déduisent auto- matiquement les unes des autres, de façon purement formelle, sans plus se fon- der sur les sujets humains et leurs intuitions sensibles, où le concept se développe de lui-même en court-circui- tant la subjectivité vivante. Le progrès de la science se retourne ainsi contre les sujets concrets en leur impo- sant de vivre dans un monde purement géométrique, abs- trait et finalement dénué de sens, un monde inhumain et inhabitable. Ainsi la crise contemporaine révèle que l’histoire de l’Occident n’est autre que uploads/Philosophie/ vioulac-le-totalitarisme-sans-etat-entretien-avec-jean-vioulac.pdf

  • 11
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager