CHARLES DARWIN DANS LE JARDIN DES SUPPLICES L’Origine des espèces, chef-d’œuvre

CHARLES DARWIN DANS LE JARDIN DES SUPPLICES L’Origine des espèces, chef-d’œuvre dans lequel Charles Darwin développa sa théorie de la sélection naturelle, parut pour la première fois en Angleterre en 1859. La théorie, selon laquelle les organismes les mieux adaptés à leur environnement seraient les plus susceptibles de survivre et de se reproduire, tout en transmettant leurs caractères favorables à leurs rejetons, fut le résultat des longues et minutieuses observations du naturaliste anglais. En dépit de ses ambitions purement scientifiques, pourtant, sa théorie se chargea rapidement de connotations idéologiques, dont certaines très péjoratives, pour un public international comportant non seulement des spécialistes de la biologie, mais aussi des non-initiés. Car, à mesure que les idées du savant furent vulgarisées, le darwinisme social, ou l’extension dans la société humaine des principes darwiniens de « la sélection naturelle » et de « la lutte pour l’existence », s’insinua peu à peu dans l’esprit des populations occidentales au cours des années antérieures à la Première Guerre Mondiale. Dans cet article, je vais explorer la signification du nom de Charles Darwin et du darwinisme social dans Le Jardin des supplices de 1899. Mon analyse du texte aura pour but de démontrer que, pour Octave Mirbeau, le darwinisme social n’était qu’une exploitation cynique et politicarde de la science, entreprise dans le but de légitimer les pires injustices dont furent coupables les institutions gouvernementales, notamment celles de la République française. Selon Samuel Lair, Darwin « est incontestablement l’un des facteurs de l’assimilation faite par Mirbeau de la science et de l’idée d’avancée progressiste1 ». Je montrerai pourtant que, au temps de la rédaction du Jardin des supplices, le naturaliste anglais est plutôt considéré par Mirbeau comme l’auteur d’une théorie qui, refusant toute notion de progrès nécessaire, tout en se prêtant, quelque involontairement que ce fût, à une interprétation aussi réactionnaire que le darwinisme social, engendra des conclusions fort pessimistes sur le plan moral. Il conviendra donc de commencer par une brève exposition de la réception de Darwin en France afin de mieux comprendre l’exploitation idéologique tout particulière de sa théorie dans ce pays-ci, une exploitation contre laquelle Octave Mirbeau réagit fortement dans Le Jardin des supplices. DARWIN EN FRANCE Les historiens du darwinisme sont unanimes à reconnaître que, bien que L’Origine des espèces eût provoqué une controverse internationale, elle connut une réception particulièrement difficile en France2. L’hostilité de certains savants français envers Darwin avait ses origines dans le principe positiviste, communément accepté depuis peu, selon lequel la science progresse essentiellement grâce à la pratique expérimentale plutôt que grâce à l’observation seule. D’autres se méfiaient de la théorie de Darwin en raison de la prédominance qu’elle accorde aux mécanismes du hasard censés générer les variations naturelles entre organismes, et qui sont la précondition même de la sélection naturelle. Pour les nombreux partisans du transformisme de Jean-Baptiste Lamarck (1744–1829), théorie optimiste développée dans Philosophie zoologique de 1809, qui prétend que la vie progresse graduellement des formes les plus simples vers les plus complexes, et ce jusqu’à l’espèce humaine, c’est l’influence décisive de l’environnement qui crée des variations favorables à l’adaptation de l’organisme. Le système darwinien, qui attribue au milieu un rôle, non de transformation, mais de sélection, allait donc à l’encontre d’une tout autre vue des mécanismes de la nature prévalant entre les scientifiques français pendant la deuxième moitié du dix-neuvième siècle. Tout autant que les savants, le grand public français avait des doutes sur la théorie de Darwin, et surtout sur ses implications pour la société humaine. Pour certains, le modèle darwinien présentait une explication persuasive, voire une justification, de l’inégalité des hommes, des peuples et des races. Clémence Royer, première traductrice de Darwin en France et grand amateur autodidacte des idées de Herbert Spencer, rendit explicites ces implications en ajoutant à sa traduction de 1862, déjà fortement nuancée, un “Avant Propos” non autorisé. Dans cet “Avant Propos” elle critiquait fortement l’action de la charité humaine, qui, selon elle, en accordant « [une] protection inintelligente… aux faibles, aux infirmes, aux incurables, aux méchants eux-mêmes, enfin à tous les disgraciés de la nature », ne faisait qu’augmenter le mal « [qui] s’accroît de plus en plus aux dépens du bien3 ». Bien que ce genre de jusqu’au-boutisme darwinien fût comparativement rare en France, un darwinisme social plus modéré se mit à paraître dans des discours variés, étant tout aussi applicable à la justification de la suprématie de la race blanche de la part du jeune Georges Clemenceau dans la presse en 18694, qu’à l’attaque contre l’école républicaine, envisagée sous l’aspect d’un moyen de mobilité sociale, dans certains romans à thèse de Maurice Barrès et de Paul Bourget, sur lesquels nous reviendrons plus loin. Vu son utilité évidente en tant que justification « naturelle », et de l’inégalité des hommes, et du droit du plus fort, il est peu étonnant que, pour la grande majorité des gens, le darwinisme social ne fût qu’un « [s]ynonyme d’une vision libérale et cynique de l’humanité ou d’une politique conservatrice et réactionnaire, censée légitimer un ordre élitiste, conservateur et socialement hiérarchisé5 ». Par conséquent, toute personne ou institution supposée approuver l’inégalité entre les êtres humains et les déséquilibres de pouvoir qui en résultent, considérés comme naturels ou comme de simples réalités de la vie, risquait de se faire taxer de darwinisme social. Inversement, toute invocation explicite de « la sélection naturelle » ou de « la concurrence vitale », quelque innocente qu’elle pût être, comportait forcément des connotations à tendance réactionnaire. LE DARWINISME CHEZ MIRBEAU C’est dans le cadre des relations de pouvoir déterminant le statu quo social qu’Octave Mirbeau, dans le « Frontispice » du Jardin des supplices, invoque pour la première fois le darwinisme social. C’est précisément pour évoquer les tendances réactionnaires de la machinerie sociale censée agir pour assurer le monopole du pouvoir par la classe dominante que Mirbeau semble avoir créé son « savant darwinien6 ». Ce savant, qui partage un cigare avec des amis libres penseurs après un bon dîner, constate que le meurtre, ou l’abus de pouvoir le plus extrême reconnu par les sociétés civilisées, est « un instinct vital qui est en nous…qui est dans tous les êtres organisés et les domine, comme l’instinct génésique ». S’abstenant de toute condamnation morale, il explique que cet instinct meurtrier est régulé par et consacré dans les « exutoires légaux » des institutions de la civilisation moderne, telles que « l’industrie, le commerce colonial, la guerre, la chasse, l’antisémitisme ». Ainsi livre-t-il une condamnation de la nature de l’homme, dont la brutalité innée n’est ni plus ni moins qu’un refus absolu de l’intellectualité et de la moralité censées être les pierres angulaires de la civilisation. Son opinion sur les institutions fondées pour réguler le comportement collectif des êtres humains n’est guère plus positive : leur raison d’être n’est pas, selon lui, de supprimer cette méchanceté apparemment naturelle au fond de chacun de leurs citoyens ou sujets, mais plutôt de faire que l’assassinat, cultivé « avec intelligence et persévérance », reste le privilège exclusif des gouvernants et de la classe dominante qui les soutient. C’est ce réquisitoire amer contre les institutions gouvernementales qui se trouve au cœur du roman. L’auteur semble vouloir dénoncer l’idée même de gouvernement, qui n’est, à son avis, que la délégation involontaire d’un pouvoir démesuré à des bourreaux légitimés, soit dans les établissements pénitentiaires de la Chine, soit dans les ministères corrompus des grandes puissances coloniales de la République française ou du Royaume Uni. Car, l’institutionnalisation de la violence dans les organes de gouvernement n’est pas, bien sûr, un phénomène qui se limite aux sociétés « barbares » de l’Orient. La formalisation de l’instinct meurtrier de l’homme par la loi, qui est, selon Mirbeau, l’essentiel de la civilisation, pourrait s’expliquer et se justifier par la formule de « la survie du plus apte7 » utilisée par Darwin dans les cinquième et sixième éditions de L’Origine des espèces, selon laquelle ceux qui seraient plus en mesure de tuer que de se faire tuer auraient tous les droits. Considéré dans cette optique, le Jardin, lieu d’une rencontre privilégiée entre la nature et la culture, semble avoir été conçu précisément pour servir de miroir aux sociétés occidentales qui se vantent des progrès accomplis par la civilisation moderne. Cette juxtaposition de l’Orient et l’Occident démontre que, en dépit de l’existence de nombreuses variantes locales, et 2 même particulièrement brutales du conflit « darwinien » entre les hommes, la violence institutionnelle des gouvernements est, en fin de compte, un phénomène universel engendré par la bassesse fondamentale de la nature humaine en général. La première fonction accordée à Darwin dans le texte serait donc de suggérer la cruauté des relations humaines, conséquence des « persistances sauvages de l’atavisme » (p. 51) dans des sociétés censées être civilisées, mais qui, en fin de compte, dépendent de l’assassinat institutionnel des faibles par les forts pour la préservation de l’ordre. L’évocation de Darwin, en tant qu’inspiration supposée de la théorie audacieuse du savant libre-penseur, sert à mettre en relief, non seulement l’animalité fondamentale de l’homme, uploads/Philosophie/ louise-lyle-charles-darwin-dans-quot-le-jardin-des-supplices-quot.pdf

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