0123 MARDI 21 JUILLET 2020 décryptage | 23 LA FIN DE LA NATURE ? 1|6 Anthropolo
0123 MARDI 21 JUILLET 2020 décryptage | 23 LA FIN DE LA NATURE ? 1|6 Anthropologues et philosophes l’affirment : la nature, ça n’existe pas. Ce n’est qu’une construction de l’esprit allant de pair avec son opposée, la culture. Sur ce dualisme a été menée une exploitation effrénée des ressources vivantes. Fautil alors se débarrasser de la « nature » ? Pas si simple C’ est à l’aval de la rivière Ka pawi, dans les années 1970, que Philippe Descola a com mencé à s’interroger sur l’évidence de la nature. Le jeune anthropologue était parti à la rencontre des Achuar, une tribu Jivaro située à la frontière entre l’Equa teur et le Pérou. Ce jourlà, la femme qui le loge se fait mordre par un serpent. On lui injecte du sérum, la voilà hors de dan ger. Pourquoi alors Chumpi, son mari, resteil furieux et bouleversé ? Le cher cheur finit par comprendre. La morsure ne doit rien au hasard : c’est une ven geance envoyée par l’esprit Jurijri, l’une des « mères du gibier », à l’encontre de celui qui s’était livré, la veille, à un grand massacre de singes laineux. L’homme n’en avait ramené que trois, en laissant un quatrième agoniser tandis que plusieurs autres, blessés, avaient réussi à fuir. « Parce qu’il avait tué, pres que par fantaisie, plus d’animaux qu’il n’était nécessaire pour la provende de sa famille, parce qu’il ne s’était pas inquiété du sort de ceux qu’il avait estropiés, Chumpi avait manqué à l’éthique de la chasse et rompu la convention implicite qui lie les Achuar aux esprits protecteurs du gibier », raconte Philippe Descola. D’où les représailles. INCANTATIONS MAGIQUES A mesure qu’il décrypte leur mode de vie, l’anthropologue découvre que ces tribus amérindiennes disposent d’une vaste gamme d’incantations magiques, grâce auxquelles elles agissent à distance sur les plantes, les animaux, les météores et les esprits. Du degré de connivence de ces relations avec les autres « existants », tous dotés d’une âme et d’une vie auto nome, dépend la qualité de vie des hu mains – l’harmonie conjugale, le succès de la chasse, la bonne santé des cultures. Un continuum entre humains et non humains que pratiquent bien d’autres populations dans le monde, comme Phi lippe Descola ne tarde pas à le vérifier : des forêts luxuriantes de l’ Amazonie aux étendues glacées de l’ Arctique canadien, de la Sibérie orientale à la péninsule ma laise, certains peuples ne se conçoivent pas comme des collectifs sociaux gérant leurs relations à un écosystème, mais comme de simples composantes d’un ensemble plus vaste. Structurer et théoriser cette cosmolo gie constitua dès lors la tâche essentielle de celui qui occupa, de 2000 à 2019, la chaire d’anthropologie de la nature au Collège de France. Pardelà nature et cul ture (2005, réédité en Folio Essais), son œuvre maîtresse, s’attache ainsi à mon trer que « l’opposition entre la nature et la culture ne possède pas l’universalité qu’on lui prête ». Pour le dire autrement : la na ture, ça n’existe pas. Ce n’est qu’une construction de l’esprit allant de pair avec son opposée, la culture, propre à l’espèce humaine. Parce que cette vision s’est imposée à l’échelle mondiale, parce qu’elle a auto risé une exploitation effrénée des res sources vivantes, elle met désormais en péril la vie de millions d’espèces, la nôtre comprise. Il importerait donc de s’en défaire. C’est ce qu’affirme un nom bre croissant de philosophes, de biolo gistes, d’environnementalistes, pour qui ce concept encombrant entrave nos possibilités de penser le monde autre ment. Or, il y a urgence. La crise mondiale déclenchée par un simple virus vient de nous le rappeler cruellement : on ne néglige pas impuné ment les équilibres écologiques. Et il ne s’agit là que du dernier avatar des multi ples changements environnementaux et climatiques que nos activités humaines sont en train de provoquer. Non pas une crise, mais une véritable mutation de no tre système « Terre » que l’on ne peut af fronter sans bâtir une vision plus unifiée du monde. En finir avec la nature ? Pas si simple. On ne raye pas sans mal de son vocabu laire un mot si ancien, recouvrant des réalités si grandes et si diverses. « Na ture » vient du latin natura, le participe futur du verbe « naître » (nasci) au fémi nin. Natura sert à traduire le terme grec phusis, conceptclé de la philosophie an tique issu du verbe phuein (« croître » ou « pousser »). C’est pourquoi le terme doit être gardé, estime la spécialiste de littéra ture Anne Simon. « La naissance, c’est un acte, quelque chose qui est en avant de nousmêmes. Quand on donne naissance à un enfant, on ne sait pas ce qu’il va deve nir. Le mot “nature” recèle une tempora lité en réserve, une ouverture qui permet d’élargir ses interprétations », précise cette chercheuse CNRS. Autant donc « se coltiner l’héritage dérangeant du terme », et tenter de le revitaliser. Peine perdue, rétorque le sociologue et philosophe Bruno Latour, très impliqué dans la réflexion écologique. Nature comme culture sont difficiles à redéfinir car, affirmetil, elles constituent les deux parties d’un même concept reliées « par un fort élastique ». « Dans la tradi tion occidentale, on ne peut jamais parler de l’une sans parler de l’autre : il n’y a pas d’autre nature que cette définition de la culture et pas d’autre culture que cette dé finition de la nature. Elles sont nées en semble, aussi inséparables que des frères siamois qui se feraient des caresses ou se battraient à coups de poing sans cesser de partager le même tronc », insistetil. « DEUX ENTITÉS » Une conviction que partage la philoso phe et historienne des sciences améri caine Donna Haraway, pour qui les deux termes forment « une coconstruction in dissociable ». « La distinction entre ces deux entités sousentend que la culture est la zone réservée à l’humain, et que la nature est celle réservée à tout ce qui ne l’est pas – l’humain pouvant disposer de ce “reste” à volonté pour ses propres fins », résumetelle. Pour sortir de l’impasse et qualifier autrement le règne du vivant auquel nous appartenons, cette profes seure émérite à l’université de Californie de Santa Cruz propose « naturecul ture » : un concept qui ne renvoie ni à l’unité ni au duo, mais au multiple, « une sorte de nœud tentaculaire où s’enchevê trent les vivants, les morts et toutes les choses terrestres ». D’autres mots, encore ? Philippe Des cola parle des « existants », le philoso phe de l’environnement Baptiste Mori zot préfère le « tissu du vivant ». Bruno Latour, lui, invoque volontiers Gaïa, déesse de la mythologie grecque per sonnifiant la Terre dont le nom fut adopté par le climatologue anglais Ja mes Lovelock, à l’aube des années 1970, pour désigner l’ensemble des phénomè nes vivants qui modifient notre planète. « En explorant les mille figures de Gaïa, on peut déplier rétrospectivement tout ce que la notion de nature avait confondu », défendil dans Face à Gaïa (La Décou verte, 2015). Comme Bruno Latour, la philosophe des sciences Isabelle Stengers (voir ex trait), retraitée de l’Université libre de Bruxelles, estime elle aussi que « l’intru sion de Gaïa » dans les affaires humaines nous oblige à « penser avec ce qui arrive ». Pour autant, elle n’estime pas nécessaire de se débarrasser du mot « nature ». Il lui semble plus essentiel de tisser avec les autres vivants des relations de coexis tence et d’interdépendance. Deborah Bird Rose, anthropologue australienne disparue en 2018, défendait plus radicalement encore la conserva tion du mot. « Le terme “nature” est pro blématique, notamment parce que la di vision nature/culture fait partie du pro blème, pas de la solution, écrivaitelle dans Vers des humanités écologiques (Wildproject, 2019). Dans son histoire problématique, provocatrice et violente, ce terme continue de nous défier, et pour cette raison tout spécialement, je conti nue de l’utiliser. » Pour repenser en profondeur nos rela tions au monde, fautil donc, ou non, se débarrasser de ce concept devenu sulfu reux ? Pour tous ceux, de plus en plus nombreux, qui concourent aux « huma nités écologiques » – vaste ensemble de disciplines alliant histoire et philoso phie de l’environnement, études littérai res et culturelles, anthropologie, art, géographie ou écologie politique –, il s’agit en tout cas de dépasser le dualisme nature/culture. D’interroger l’ensemble des réseaux associant les êtres humains et non humains. De Vivre avec le trouble, selon le titre du dernier ouvrage de Donna Haraway pu blié en français (Editions des mondes à faire, 380 p., 28 euros), pour inventer de nouvelles interactions avec le vivant. Nous verrons comment ils envisagent cette mutation fondamentale. Mais il faut auparavant revisiter la longue his toire que nous avons tissée, depuis l’ Anti quité, avec l’univers qui nous entoure. catherine vincent Prochain article : La construction du grand partage DÉPASSER LE DUALISME ENTRE NATURE ET CULTURE « LA NATURE “TIENT” uploads/Philosophie/2020-fin-de-la-nature-i-le-monde.pdf
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- Publié le Jan 23, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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