Le Télémaque, no 58 – 2020-2 – p. 127-138 étude L’éducation comme interruption
Le Télémaque, no 58 – 2020-2 – p. 127-138 étude L’éducation comme interruption de l’apprentissage par les vérités Résumé : Ce texte cherche à interpréter la théorie du sujet d’Alain Badiou à partir du champ de la philosophie de l’éducation, et plus précisément de la théorie pédagogique exposée par le philosophe Gert Biesta. À l’aide de sa pensée sur l’éducation, nous démontrons que l’éducation philosophique proposée par Badiou est une interruption de l’apprentissage par les vérités. À notre avis, le travail d’Alain Badiou nous offre un moyen de comprendre l’éducation comme un processus subjectif qui perturbe le caractère individuel, fonctionnel, médiatisé et planifié de l’apprentissage. Nous n’avons pas ici l’intention de participer à la discussion sur les propositions éducatives que l’on peut tirer de la théorie du sujet d’Alain Badiou, mais nous cherchons plutôt à établir un cadre conceptuel commun avec lequel débattre avec d’autres théories pédagogiques contemporaines. Le texte présente la manière dont Badiou propose une éducation philosophique comme un processus de subjectivation par les vérités. Pour cela, nous utiliserons sa bibliographie secondaire, car il y synthétise avec plus de clarté les thèses générales exposées dans ses principaux ouvrages et les rend plus accessibles à ceux qui ne sont pas des spécialistes de ses nombreux écrits. Nous exposons ensuite les thèses fondamentales sur lesquelles s’appuie la théorie de l’éducation de Gert Biesta. Enfin, en guise de conclusion, nous voyons dans quelle mesure la notion d’éducation comme processus de subjectivisation par les vérités s’ajuste et complète la théorie pédagogique de Biesta. Mots clés : Alain Badiou, éducation philosophique, Gert Biesta, subjectivisation. Pour Alain Badiou, l’éducation philosophique est une éducation en vue de l’émanci- pation intellectuelle de l’individu, dans la mesure où elle s’assure qu’il décide d’être responsable de ses actions. Toutefois, cette responsabilité n’est possible uniquement que si la personne devient un sujet qui fait face à la vérité. En effet, dans la pensée de Badiou, le sujet correspond à l’ensemble des éléments finis qui permettent à la vérité d’être soutenue au fil du temps. Ainsi, l’éducation philosophique est un processus par lequel une personne découvre l’existence du sujet des vérités actuelles. Ce processus est appelé processus de subjectivation par les vérités. Ainsi, au terme de ce processus, une personne peut décider si elle veut être responsable de ses actions dans la mesure où elle accepte cette incorporation des vérités par le sujet en voie de constitution 1. 1. Voir A. Badiou, Second manifeste pour la philosophie, Paris, Fayard, 2009, et A. Badiou (entretien avec F. Tarby), La philosophie et l’événement, Paris, Germina, 2010, p. 123-150. Pour plus d’infor- mations, voir W. García Puchades, « Alain Badiou y la filosofía como presentación didáctica del ser en común », Isegoria, n° 49, 2013, p. 583-598. 128 Étude La philosophie comme processus de subjectivation des individus par les vérités est éloignée d’une conception académique de la philosophie en tant que discipline universitaire. Cette conception de la philosophie a ses fondements dans la pensée de Platon. Pour Badiou, comme pour Platon, la philosophie devrait faire partie du processus éducatif des citoyens. Cependant, la philosophie n’est pas l’éducation, mais l’une de ses composantes, autrement dit un attribut, un moment. Ainsi, l’éducation peut être philosophique ou non. L’éducation non philosophique est utile pour développer les compétences et socialiser les individus afin qu’ils assurent le bon fonctionnement de la cité. Au contraire, l’éducation philosophique est celle qui permet à tout individu de réfléchir aux manières de transformer l’organisa- tion de la cité afin que tout citoyen puisse vivre une vie heureuse et digne. Une éducation devrait proposer une réflexion sur le bonheur fondée sur une action inédite capable d’intégrer l’ensemble des intérêts et non pas seulement ceux de quelques-uns. Un monde juste est un monde dans lequel chacun doit participer à sa transformation afin de vivre avec dignité. De ce point de vue, la nature politique de l’éducation philosophique est évidente 2. Autrement dit, pour atteindre l’idée philosophique, qui est intellectuelle, l’édu- cation par laquelle un citoyen réfléchit à la nouvelle organisation de la polis afin de réaliser un bonheur universel est nécessaire. À l’époque de Platon, cela impliquait une rupture avec le statu quo. À une époque où dominait le consensus sophiste (le consensus autour du relativisme de la langue : la justification de la validité des opinions dépendait du bon usage de la parole, de la rhétorique), toute langue uni- verselle était qualifiée de dogmatique. L’éducation philosophique devait transformer le consensus qui prévalait, afin que tout citoyen puisse affirmer non seulement l’existence d’opinions relatives, mais aussi l’existence d’opinions universelles. Cependant, qu’est-ce qui différencie une opinion relative d’une opinion universelle ? Contrairement aux opinions relatives, dont le critère de vérité n’est connu que du seul individu, les opinions universelles sont transparentes. Une opinion universelle a comme référent une vérité : le corps d’une vérité, dirait Badiou, c’est-à-dire une vérité transformée en objet transparent (« le corps ») auquel toutes les personnes ont accès (et ils peuvent donc ainsi en démontrer la validité). Pensez au théorème de Pythagore dans les Dialogues de Platon. Platon présente une vérité, autour de laquelle un dialogue est développé. Il y a des opinions différentes. Toutes ont le droit de participer au dialogue. Cependant, à mesure que la conversation progresse, et en prenant toujours le théorème (corps-vérité) comme un objet partagé, les opinions relatives deviennent universelles. Le résultat final est un consensus sur le vrai sens du théorème lui-même 3. Nous ne traiterons pas de la stratégie méthodologique menée par Platon dans ces dialogues. Pour le moment, soulignons simplement la conception philosophique de Platon : la philosophie comme un processus de formation par lequel les citoyens 2. A. Badiou, Métaphysique du bonheur réel, Paris, PUF, 2015. 3. A. Badiou, La relation énigmatique entre philosophie et politique, Paris, Germina, 2011. 129 L’éducation comme interruption de l’apprentissage… acquièrent la conscience de l’existence de vues universelles grâce à leur rencontre avec les vérités. De notre point de vue, la proposition d’Alain Badiou d’une philosophie comme un processus de subjectivation par les vérités pourrait être comprise comme une traduction de la théorie platonicienne de l’éducation philosophique pour notre temps 4. Cette traduction est principalement fondée sur le concept de vérité. Elle se focalise sur cinq points : 1. Les vérités ne sont pas abstraites, elles ont une dimen- sion matérielle et immanente ; 2. Il n’y a pas une vérité mais des vérités multiples ; 3. Les vérités ont un langage universel et éternel, mais elles n’ont pas pour autant toujours de visibilité ; 4. Les vérités sont une interruption singulière des connais- sances existantes ; 5. Les vérités sont reconnaissables parce qu’elles ont une logique générique universellement accessible 5. Regardons chaque point plus en détails. 1. Les vérités ne sont pas abstraites, mais elles ont un élément matériel et immanent. Les vérités ne sont pas des entités immatérielles. Il ne s’agit pas d’une pensée abstraite, mais elles ont un corps, une matière. Ce composant matériel, ce corps, est orienté par un sujet dans une situation particulière. Pour Badiou, il y a des sujets politiques, artistiques, scientifiques et amoureux. Toute vérité est présentée et située par son sujet. La politique est représentée par des individus au sein des mouvements sociaux ; l’art par différentes œuvres et leurs composants matériels ; la science par des déclarations, des formules et des théories ; et l’amour par des individus qui partagent leur vie. 2. Par conséquent, il n’y a pas de vérité, mais des vérités multiples : la vérité politique correspond à des mouvements d’émancipation populaire ; la vérité scien- tifique à des révolutions épistémologiques ; la vérité artistique est entendue comme une révolution formelle mise en place par un mouvement artistique ; et la vérité aimante, comme une révolution de la vie de couple qui débute par une déclaration d’amour. 3. Les vérités sont reconnaissables parce qu’elles ont une logique générique universellement accessible. Une vérité n’est pas universelle au sens d’un contenu particulier qui peut être partagé, mais parce qu’elle est une interruption du savoir. Sa structure d’intelligibilité est donc hors du régime de connaissance dominant. De même, les éléments sont présentés sans identité, sans propriété (selon le régime symbolique dominant). Il s’agit d’une logique générique qui démontre l’égalité entre ses éléments. Il n’y a pas de logique générique mais de multiples logiques (politique, artistique, amoureuse et scientifique). Chacune de ces vérités montre 4. A. Badiou, Pour aujourd’hui : Platon ! (3), transcription en ligne de Philippe Gossart, non publié (2009-2010) : http://www.entretemps.asso.fr/Badiou/09-10.2.htm. 5. Les affirmations suivantes rassemblent les thèses fondamentales sur la théorie du sujet d’Alain Badiou telle qu’elle a été développée dans ses deux œuvres principales : L’être et l’événement et Logiques des mondes (L’être et l’événement 2), Paris, Seuil, 1988 et 2006. Cependant, le lecteur non familiarisé avec le travail de Badiou peut trouver ces thèses de manière plus simplifiée dans les ouvrages secondaires suivants : Manifeste pour la philosophie, Paris, Seuil, 1989 ; Second manifeste pour la philosophie, Paris, Fayard, 2009 et Conditions, Paris, Seuil, 1992. 130 Étude une logique universelle (ou générique). uploads/Philosophie/badio.pdf
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- Publié le Jui 05, 2021
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