Ithaque 21 – Automne 2017, p. 237-259 Handle: 1866/19615 Nietzsche et Bergson :

Ithaque 21 – Automne 2017, p. 237-259 Handle: 1866/19615 Nietzsche et Bergson : élan vital et volonté de puissance contre la métaphysique de la représentation Félix St‐Germain* Résumé L’articulation des thèmes de l’évolution et de la création entreprise par Bergson dans l’Évolution créatrice s’accomplit à travers une critique interne de la métaphysique de la représentation, selon l’expression de G. Deleuze. Bergson y engage une refonte de la métaphysique en faveur d’une réintégration du « sujet » dans le mouvement différenciel de la vie, affranchi de l’idée paralysante de substance. À la spatialisation et à la rationalisation médiatisantes de l’interprétation intellectuelle du monde il substitue alors la temporalisation immédiate de la durée, libérée par la méthode de l’intuition. Son objectif consiste à accorder la durée intuitive du sujet désubstantialisé à la durée primordiale de l’élan vital, image par excellence de son « évolutionnisme vrai ». De même chez Nietzsche, la pensée de la volonté de puissance a pour vocation la déshumanisation du monde pour l’accès au courant prérationnel, pulsionnel et archiconstituant de la vie. Or la similitude entre la méthode physio-psychologique de Nietzsche et la méthode intuitive de Bergson révèle par la négative un préjugé humaniste dans l’élan vital, orientée ultimement vers l’homme et au profit de celui-ci. Il s’agit donc de montrer à la lumière d’une étude comparative entre Nietzsche et Bergson que l’élan vital demeure, malgré l’ambition de son auteur, transi d’une interprétation « humaine, trop humaine », et par extension toujours prisonnière de la métaphysique de la représentation. ______________ * L’auteur est étudiant à la maîtrise en philosophie (Université Laval). Félix St‐Germain 238 « Ma tâche : la déshumanisation de la nature et ensuite la naturalisation de l’homme, après qu’il aura acquis le pur concept de “nature”1 ». Introduction : dislocation moderne du rapport de l’homme au monde Mon propos consiste à établir un dialogue polémique et fécond entre Nietzsche et Bergson sur les thèmes de la dissolution de la subjectivité moderne et du passage corolaire de la psychologie à la cosmologie, thèmes engagés dans l’effondrement du règne de la métaphysique de la représentation. Héritée de l’avènement du Cogito et des dualismes aporétiques de la critique kantienne, la dislocation du rapport ancestral de l’homme au monde opère une brèche dans l’étoffe de la « réalité » que seules comblent désormais la représentation et la dialectique. Le coup d’envoi de la modernité n’est autre, en ce sens, que l’affirmation du primat de la représentation du sujet. Dès lors la proximité philosophique entre Nietzsche et Bergson s’atteste dans une crise de confiance commune envers la valeur explicative et surtout envers la valeur existentielle de la représentation et de son mouvement dialectique eu égard au sens de la vie. L’imbrication de l’homme au continuum sinueux de l’existence en général s’avère au mieux impensable, au pire niée. Ainsi, les itinéraires philosophiques de Nietzsche et de Bergson se recoupent puis s’alignent quand il s’agit de faire éclater l’ontologie traditionnelle et de surmonter ce faisant la métaphysique de la représentation. C’est en effet Gilles Deleuze qui aménage leur rencontre en dénonçant la médiation à titre de point aveugle de la métaphysique de la représentation, en tant que faux mouvement qui trahit l’incapacité foncière de cette dernière à rendre compte de la différence2. Ce qui diffère de soi immédiatement en vertu d’une force virtuelle3, sur le double registre du possible et de la création, pour Bergson, c’est la durée ; pour Nietzsche, c’est la volonté de puissance. ______________ 1 Fragment préparatoire au paragraphe 109 du Gai savoir. Nietzsche, F. (1982), FP Gai savoir, 11 [211] (je souligne). 2 Deleuze, G. (2012), Différence et répétition, p. 44. 3 Deleuze, G. (2002), « La conception de la différence chez Bergson », dans L’île déserte et autres textes (1953-1974), p. 51. Nietzsche et Bergson : élan vital et volonté de puissance contre la métaphysique de la représentation 239 La question, c’est donc la vie, c’est-à-dire le mouvement perpétuel du devenir et son caractère intrinsèquement créateur ; le problème, c’est la représentation, c’est-à-dire le geste anthropologisant, rationalisant et pseudogénétique tributaire du sujet. Ce que Nietzsche et Bergson tentent de sonder en sapant le sol granitique de l’ontologie traditionnelle est l’abîme alogique, antédiscursive, infraconsciente et archiconstituante de la genèse réelle de l’expérience. Refondre la philosophie sur la vie et restaurer à nouveaux frais la raison, la liberté et quelque chose comme un « sujet » désubstantialisé, telle est la vocation commune de Nietzsche et de Bergson. Mais tandis que dans l’Introduction à la métaphysique de 1903 Bergson en appelait à une réforme de la métaphysique, Nietzsche annonçait quant à lui, une quinzaine d’années auparavant, une transvaluation intégrale. Dans les deux cas, ils pensent en faveur d’un dépassement de la condition humaine en direction d’une surhumanité4. Il importe de soumettre particulièrement Bergson à l’épreuve de ses propres exigences, car réfléchissant au carrefour de la science et de la métaphysique, il cherche à accomplir l’impossible : réhabiliter l’absolu5. Je discuterai d’abord de la débâcle du royaume de la représentation pour analyser ensuite le décentrement et l’excentrement du « sujet » dans l’élément de la vie, en l’occurrence le mouvement d’accès à la volonté de puissance et à l’élan vital. Dans un dernier temps, je confronterai l’élan vital bergsonien au risque de contamination par préjugés humanistes et rationalistes qui le menacent, relativement au projet de dépassement de la métaphysique intellectualiste animant l’Évolution créatrice. Le parallèle avec Nietzsche a pour fonction de manifester la similitude de méthode entre les deux auteurs, afin de mieux démontrer l’écart qui les dissocie par la suite, révélant l’écueil de Bergson. Du reste, l’appel à Deleuze vise à accorder de manière interne les philosophies nietzschéennes et ______________ 4 « Mais la philosophie ne peut être qu’un effort pour transcender la condition humaine. » « Tout se passe comme si un être indécis et flou, qu’on pourra appeler, comme on voudra, homme ou sur-homme, avait cherché à se réaliser, […]. » Respectivement : Bergson, H. (2013), « Introduction à la métaphysique », dans La pensée et le mouvant, p. 218 et Bergson, H. (2016), L’évolution créatrice, chap. 3, p. 266-267 (l’auteur souligne). 5 Bergson, H. « Introduction », Ibid., p. VII. La notion d’absolu subit néanmoins une transformation importante (voir p. 9 à 12 de cet article). Félix St‐Germain 240 bergsoniennes au diapason de la conjuration initiale du spectre de la représentation. 1. Effondrement du règne de la représentation : la vie comme excès Le soupçon adressé au rôle réel de la raison, et par extension à l’intérêt de la représentation et de la dialectique pour la vie, s’éveille diversement chez Nietzsche et chez Bergson. Le premier s’installe sur le constat de l’avènement du nihilisme, le second sur la découverte d’une confusion ruineuse pour la véritable métaphysique entre les notions de durée et d’espace. Bergson tente de résorber le discrédit dont est frappé l’absolu ; Nietzsche brandit l’étendard du retour aux apparences en tant qu’apparences. Malgré leurs oppositions doctrinales évidentes et irréconciliables6, chacun d’eux se voit pareillement obligé, par un souci de méthode, de faire violence au mode habituel de la pensée afin de déployer la co-genèse de l’intellect et du monde. Dans cette section, je porterai au jour domaine de pensée qu’ils investissent de connivence. Prospectivement, je signale que le leitmotiv de Nietzsche, Bergson et Deleuze est que la grille d’intelligibilité dont se réclame la représentation face à la vie est celle du statique, et donc du faux ; la « vérité » est un type d’erreur indispensable. 1.1. Nietzsche et l’avènement de la métaphysique de la représentation comme refoulement du devenir Au fil de l’élaboration de sa philosophie proprement originale, Deleuze mobilise des penseurs qui font craquer les cadres de la métaphysique classique. Il présente un Nietzsche reprenant le flambeau de la critique kantienne au profit de la déflagration totale et positive de ______________ 6 Georg Simmel note dès 1914 que l’affinité profonde entre Nietzsche et Bergson est aussi ce qui les démarque, que s’ils estiment conjointement que « la vie et son élévation ne doivent pas être fondées sur qui se trouve en deçà d’elles », celui-ci saisit la vie du point de vue de la nature, celui-là du point de vue de la valeur. C’est là, succinctement, le site fragile et poreux de la collision de leur pensée. Simmel, G., (2014), « Henri Bergson », dans Annales bergsoniennes VII. Bergson, l’Allemagne, la guerre de 1914, p. 84. Nietzsche et Bergson : élan vital et volonté de puissance contre la métaphysique de la représentation 241 la « vérité »7. Là où Kant a échoué, Nietzsche devait réussir. Tandis que celui-ci laisse intacte la raison, voire l’érige simultanément comme « le tribunal et l’accusé8 » du procès, celui-là l’ausculte à sa racine, puis extirpe cette dernière à l’instar de tous les autres préjugés et présupposés qui contaminent la probité philosophique. À vrai dire, l’immuabilité morale accordée autrefois à la vérité et à la raison n’est que le symptôme d’un trouble plus profond, à savoir celui de la négation réactive et nihiliste qui hante la métaphysique et qui ronge uploads/Philosophie/bergson-nietzche-st-germain.pdf

  • 16
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager