Bergson, Heidegger et la question du possible : le renversement d’une conceptio

Bergson, Heidegger et la question du possible : le renversement d’une conception classique Pierre‐Alexandre Fradet∗ Résumé Quel est le statut ontologique du « possible » et du « réel » ? Sous l’angle de la substance, de la notion et du temps, l’un prend-il le pas sur l’autre, l’un est-il prioritaire ? Alors qu’Aristote et Hegel ont défendu l’idée que le réel jouit d’une primauté sur le possible, Heidegger et Bergson ont avancé la thèse inverse : ils ont laissé entendre que le possible a préséance sur le réel. Le dessein que nous poursuivrons ici possède deux volets : d’une part, nous chercherons à souligner la distance qui sépare le couple Aristote/Hegel de la pensée heideggérienne sur la question du possible ; d’autre part, et en particulier, nous tâcherons de montrer que si la thèse que soutient Bergson s’éloigne en apparence largement de la conception classique, elle la rejoint malgré tout à bien des égards. Quel est le statut ontologique du « possible » et du « réel » ? Sous l’angle de la substance, de la notion et du temps, l’un prend-il le pas sur l’autre, l’un est-il prioritaire ? Tel est le genre de questions auxquelles s’est attaqué Aristote et qui seront reprises plus tard par Hegel, Bergson et Heidegger. Alors qu’Aristote et Hegel ont défendu l’idée que le réel jouit d’une primauté sur le possible, Heidegger et Bergson ont avancé la thèse inverse : ils ont laissé entendre que le possible a préséance sur le réel. Le dessein que nous poursuivrons ici possède deux volets : d’une part, nous chercherons à souligner la distance qui sépare le couple Aristote/Hegel de la pensée heideggérienne sur la question du possible ; d’autre part, et en ______________ ∗ L’auteur est étudiant à la maîtrise en philosophie (Université de Montréal). Pierre‐Alexandre Fradet 98 particulier, nous tâcherons de montrer que si la thèse que soutient Bergson s’éloigne en apparence largement de la conception classique, elle la rejoint malgré tout à bien des égards. L’adoption de ces angles d’attaque nous permettra d’étudier un thème encore peu traité dans la pensée heideggérienne, la notion de possibilité, mais aussi et surtout de mettre en dialogue Heidegger et Bergson sur la question du possible. Atteindre nos objectifs requerra de nous l’accomplissement de trois tâches. Il nous faudra d’abord rapporter les raisons précises pour lesquelles Aristote et Hegel affirment la priorité du réel, après quoi nous expliquerons en quel sens la pensée heideggérienne implique une valorisation du concept de « pouvoir-être ». Enfin, notre but étant d’en arriver à Bergson, nous tenterons de montrer que l’argument qu’il invoque pour renverser la tradition demeure arrimé à la conception classique du possible. Une conception erronée, irrecevable, et que la métaphysique aurait eu tort de reconduire dans l’histoire, s’il faut en croire Heidegger. 1. Aristote et Hegel, tenants de la conception classique À la question de savoir ce qu’est l’être au sens primordial, Aristote répond qu’il s’agit de la substance première1, c’est-à-dire du sujet individuel. « [S]i les substances premières n’existaient pas, [écrit-il,] il serait impossible que quelque chose d’autre existe. Car tous les autres termes ou bien se disent de celles-ci comme de sujets, ou bien sont en elles comme dans des sujets2 ». Que devons-nous prédiquer du sujet individuel pour parvenir à en dégager l’essence ? Aristote dira que, de prédicat en prédicat, de substances secondes en substances secondes3, il faut s’efforcer de découper les genres suivant des différences, de dévoiler ainsi l’espèce et d’aboutir à « la dernière différence [qui] sera ______________ 1 Pour une analyse de la priorité accordée à la substance elle-même, voir Charlotte Witt, Substance and Essence in Aristotle. An Interpretation of Metaphysics VII-IX, Ithaca and London, Cornell University Press, 1989, p. 47-58. 2 ARISTOTE, Catégories sur l’interprétation, trad. P. Pellegrin et M. Crubellier, Paris, GF Flammarion, 2007, p. 115 (2b5). 3 Sur la notion, voir ibid. p. 115-119 (2b5-3a5). Bergson, Heidegger et la question du possible 99 l’essence de la chose et sa définition4 ». Mais cela ne clôt pas la réponse qu’apporte le Stagirite à la question de l’être. Pour ce dernier, en effet, l’être est un composé de « forme » et de « matière », et toute science étant science de l’universel, répondre à la question de l’être implique forcément qu’on doive accorder une priorité à la forme, située du côté de l’universel. Comme cela est affirmé en Métaphysique Z, la forme « est antérieure à la matière5 », dans la mesure où la matière reçoit, accueille, doit se plier aux déterminations de la forme. Est-ce à dire pour autant que la matière n’est qu’une instance passive et qu’elle ne saurait imposer en retour aucune détermination à la forme ? La question est largement débattue6, et il ne peut nous revenir ici de tenter d’y répondre. En revanche, une remarque s’impose sur le sujet qui nous retient : de même qu’Aristote accorde une priorité à la substance première et à la forme, de même il accorde, parallèlement, une préséance à l’actualité plutôt qu’à la possibilité. Pour comprendre ce qui conduit le philosophe à reconnaître cette préséance, un détour par sa terminologie est de mise. Aristote distingue entre deux types de possibilité : il y a, d’une part, la puissance relative aux capacités réelles (la possibilité réelle ou ontologique)7 ; puis, d’autre part, la puissance indépendante de ces capacités (la possibilité formelle). L’un et l’autre types ______________ 4 ARISTOTE, Métaphysique, tome 1, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 2000, p. 290 (Z, 12). 5 Ibid., p. 242 (Z, 3). Voir aussi ibid. p. 243 (Z, 3). 6 Voir par exemple, sur la question de savoir si la matière détient une certaine force de résistance et si elle peut être, chez Aristote, « materia prima », donc une pure potentialité indépendante de la forme : Hugh R. KING, « Aristotle without Prima Materia », Journal of the History of Ideas, 17, 1956, p. 370-389 ; Dennis F. POLIS, « A New Reading of Aristotle’s hyle », The Modern Schoolman, LXVIII, 1991, p. 225-244 ; William CHARLTON, « Prime Matter : A Rejoinder », Phronesis, 28, 1983, p. 197-211 ; Frank A. LEWIS, « What’s the Matter with Prime Matter ? », Oxford Studies in Ancient Philosophy, XXXIV, 2008, p. 123-145 ; H. M. ROBINSON, « Prime Matter in Aristotle », Phronesis, 19, 1974, p. 168-188. Pour des passages où Aristote discute lui-même directement ou indirectement du rôle de la matière dans le devenir, voir entre autres : ARISTOTE, Métaphysique, op. cit., p. 259-268 (Z, 7- 8) ; La Physique, trad. A. Stevens, Paris, Vrin, 1999, p. 86-91 (189b-191a). 7 Voir Stephen D’IRSAY, « La possibilité ontologique chez Aristote », Revue néo-scolastique de philosophie, 22, 1926, p. 410-421. Pierre‐Alexandre Fradet 100 sont employés de façons variées dans l’œuvre aristotélicienne, mais on peut les caractériser généralement de la manière qui suit : tandis que le premier désigne une possibilité qui tient compte des conditions imposées par le réel8 (par exemple : « Je peux m’asseoir si je suis debout »), le second renvoie à ce qui n’est pas impossible logiquement, c’est-à-dire à ce qu’on peut se représenter sans contradiction9 (par exemple : « Je pourrais devenir demain Premier ministre du Royaume-Uni »). Au sein du premier type de possibilité, un autre partage peut être opéré. Aristote parle d’abord d’une puissance relative aux « principes de changement10 » : il entend par là entre autres les puissances « rationnelles » et les puissances « irrationnelles », qui toutes deux peuvent agir comme principes de mouvement.11 Il pose ensuite une puissance qui se définit en relation avec l’acte.12 « L’acte, [mentionne- t-il,] […] est l’existence d’un objet, mais non pas de la façon que nous avons exprimée par puissance13 ». En quoi cette acception de la puissance est-elle pertinente en ce qui nous concerne ? En ceci : c’est en analysant cette acception qu’Aristote cherchera à montrer que l’acte est premier par rapport au possible. En fait, comme l’indique Léon Robin, Aristote est d’avis que l’acte jouit d’une préséance sur le possible sous quatre angles distincts14 : la « notion », le « temps », la « substance » et l’« existence ». « Que selon la notion, l’acte soit antérieur, cela est évident : c’est parce qu’il peut agir que la puissance, au sens premier, est puissance. Par ______________ 8 ARISTOTE, Métaphysique, tome 2, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 2004, p. 39-64 (Θ, 1-8). 9 Voir ARISTOTE, Métaphysique, op. cit., 2000, p. 191-195 (Δ, 12). 10 Ibid., 2004, p. 42 (Θ, 2). 11 Ibid., p. 42-44 (Θ, 2). 12 Ibid., p. 52 (Θ, 6). Sur la relationnalité entre l’acte et la puissance, voir Charlotte WITT, Ways of Being : Potentiality and Actuality in Aristotle's Metaphysics, Cornell University Press, 2003, par exemple p. 57. 13 ARISTOTE, Métaphysique, op. cit., p. 52 (Θ, 6). Nous soulignons. 14 Léon ROBIN, Aristote, Paris, PUF, 1944, p. 85-86. Voir aussi, sur la priorité de l’acte, Suzanne MANSION, Le jugement d’existence chez Aristote, Louvain/Paris, L’institut supérieur de philosophie/Desclée de Brouwer, 1946, p. uploads/Philosophie/bergson-y-heidegger-i.pdf

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