BERGSONISME ET MORALE Dans son ouvrage sur La philosophie contemporaine en Fran

BERGSONISME ET MORALE Dans son ouvrage sur La philosophie contemporaine en France, M. Parodi consacre quelques pages suggestives à l'influence de la pensée bergsonienne sur la conception de la morale. L'auteur s'attache a montrer comment se marque « la tendance pratique du bergsonisme qui semble aller à dissoudre les règles morales dans l'arbitraire des intuitions individuelles » 1). Personne ne s'en étonnera. Si « l'intelligence se caractér ise par son incompréhension naturelle de la vie », la morale, plus que toute autre discipline, devra s'établir en dehors d'elle. N'est-ce pas dans l'activité morale que nous sommes le plus authentiquement nous-mêmes, que notre vie se colore, que notre action se marque de véritable original ité? S'il n'y a de science que du- « tout fait », ne serait-ce pas tuer la spontanéité et la moralité que de vouloir les enserrer dans un réseau de lois ? Deux fois arbitraires seraient- elles : par l'élément d'invariance que contient toute loi et par leur prétention d'établir la théorie de ce qui n'est pas encore. Aussi « la morale est-elle le plus insolent empiétement du monde de l'intelligence sur la spontanéité,... l'acte est à lui-même sa loi, toute sa loi » *). A cette profession 1) Parodi, La philosophie contemporaine en France. Paris, Alcan, 1919, p 324. 2) J. Weber, Une étude réaliste de l'acte et de ses conséquences morales. Revue de met. et de morale, 1894. 176 , /. Henry d'amoralisme d'autres font écho qui se ramènent toutes à cette idée : il n'y a pas de valeur plus haute que la réalité. Amoralisme, disons-nous, puisque toute1 morale s'inspire d'une sorte de dualisme de l'idéal et du- réel, idéal qui s'impose et au niveau duquel le réel doit, par une tension constante, chercher à s'élever. Mais, si les idées bergsoniennes ont été, aux mains de plusieurs philosophes, des instruments de dissolution des notions morales, d'autres les ont crues susceptibles d'une utilisation positive en vue d'une doctrine plus proche de la vie et, partant, plus efficace1). On voudrait marquer ici, par un bref examen de ces tentatives, ce qui paraît devoir être essentiel à une morale bergsonienne, ce qui, d'autre part, peut naître d'éléments divergents sur ce fonds commun. On a défini la morale « une métaphysique projetée dans l'action », et cette formule exprime assez bien les pré tentions de l'éthique traditionnelle qui se donne, d'un autre côté, comme science normative. On a fait aussi de la morale une science positive que prolongerait un art moral rationnel. Science normative, science positive, art, l'un de ces vocables peut-il servir à nommer la morale d'inspiration bergsonienne? Non, bien que sans eux elle ne se situe pas exactement. L'originalité de sa position pourrait s'exprimer d'un mot : la morale est une vie. De prime abord cette affirmation paraît singulièrement équivoque ou banale. S'il s'agit de la morale vécue, on n'a rien - dit. Qu'il s'agisse au contraire d'une théorie des 1) Wilbois, Devoir et durée. Paris, Alcan, 1912. — Une nouvelle position du problème moral. Bulletin de la Société franc, de philosophie, 1914. — d'Haute- feuille, Morale normative et Morale scientifique. Revue de métaphysique et de morale, 1911. Sur la vie intérieure. Ibid., 1913. Bergsonisme et morale 177 mœurs, on tombe, semble-t-il, dans une erreur grossière en se laissant prendre au piège de l'équivocité. En fait, c'est un point de vue nouveau que voudrait expri mer l'aphorisme la morale est une vie, point de vue plus riche, parce que synthétique. Sociologues et métaphysic iens établissent une coupure entre la pensée et l'action, la théorie et la pratique : la première éclaire la seconde, du dehors en quelque sorte, comme un phare projetant ses rayons sur la route. De là provient cette prétention de « savoir la morale » qui dénote un si profond oubli des réalités. En réalité, la pra tique précède la théorie, la vie ne s'engrène pas sur l'inte lligence ; comment alors lui faire accepter des principes qui lui viendraient d'une théorie ? Comment ne pas repousser comme dénuée de sens la distinction d'une intelligence théorique des vérités morales et de leur mise en pratique *)? Mais si la pensée et l'action se compénètrent à ce point, le moraliste n'est plus « ni un dialecticien, ni un savant, c'est un homme qui révèle aux autres hommes ce qu'il a vécu » 2) ; il n'a pas à fournir à la morale un fondement logique, il doit s'emparer des âmes pour les faire vibrer à l'unisson de la sienne, leur communiquer le souffle qui l'anime. La morale n'est donc pas une science, c'est « une flamme qui gagne, une vie qui se communique ». Bref « il n'y a pas de morale théorique non seulement parce que établir des normes n'est pas scientifique, mais avant tout parce que la science n'est pas vivante » 3). Aussi bien la notion en quoi se résume la morale, le devoir, est- elle refractaire à l'analyse et à la démonstration. « Sur la notion de devoir, écrit M. Wilbois, l'analyse ne mord pas, c'est un élément premier ». Vouloir le prouver, c'est donc du même coup le nier. Toutefois, le devoir qui 1) d'Hautefeuille, Morale normative et Morale scientifique. R. M. M., 1911, p. 773. 2) d'Hautefeuille, Ibid., p. 775. 3) d'Hautefeuille, Ibid., p. 763. 178 /. Henry ne se prouve pas ^expérimente. Il n'y a pas à le produire dialectiquement mais pratiquement en se donnant, en se laissant saisir et dompter. Si paradoxal que cela puisse paraître « on ne peut connaître le devoir des autres que dans ses apparences : en tant que devoir on ne comprend que le sien propre; c'est pourquoi devoir doit être toujours accompagné de l'adjectif possessif de la première personne: mondevoir s'écrit en un mot, leur devoir est une contradic tion dans les termes » l). On voit par là combien profonde est la méprise de l'inte llectualisme, hanté de rigueur mathématique, demandant à la pensée pure ce que seule la vie peut donner. En réalité les moralistes « devraient faire deux choses et rien que deux choses ; d'abord obtenir en fait que les hommes pratiquent leur morale, ensuite l'obtenir par des procédés que le progrès nécessaire de l'humanité ne par vienne pas à désavouer, sans quoi ils n'auraient pas moral isé, mais dupé leurs contemporains » 2). En quoi consiste donc cette vie qui par sa propre vertu doit faire jaillir mille sources nouvelles de moralité? Ici des divergences s'affirment et s'accusent non sans que se maintiennent des points de contact. La valeur hors pair de l'intuition, l'idée d'un dynamisme foncier qui est mont ée, progrès, constituent ces attaches. Mais, sur ce fonds commun vont se dessiner les linéaments de deux morales d'aspect assez différent : l'une individuelle, Fautre sociale ; la première nettement hostile à la sociologie, la seconde trouvant en elle — malgré ses graves défauts - le tremplin d'où pourra s'élancer l'intuition ; toutes deux reliant la morale à la métaphysique mais à des moments différents. Réunies, les observations de M. d'Hautefeuille et de M. Wilbois forment une critique complète de la sociologie. Le premier attaque la conception de l'art moral rationnel. 1) Wilbois, Devoir et durée, p. 323. 2) Wilbois, Op. cit., p. 324. Èergscmisme et morale 179 La tentative d'où il sort peut certes présenter de l'intérêt, mais c'est en vain que l'on cherche à substituer l'art moral aux morales existantes. La raison en est simple : les deux disciplines ne répondent pas à un même objet. L'ingénieur social dont parlait M. Bay et prétend modifier la réalité morale du dehors, opère sur les institutions comme un médecin sur les organes. Il n'aborderait le domaine de la morale qu'en pénétrant dans le monde de la vie intérieure ; mais ce monde lui est fermé, le sociologue ne pouvant voir de l'homme que l'aspect social. Les arts sociaux dussent- ils progresser au delà de toute attente, on ne supprimerait pas le problème moral, au contraire. Avec infiniment de raison M. d'Hautefeuille voit dans l'art moral rationnel une ten tative « d'escamotage du vieux problème moral » I). Quoi qu'on fasse, la morale ne peut que constituer un effort pour donner à la vie une valeur. Là est le problème dans sa réalité toujours actuelle et palpitante. Or l'action humaine est suspendue à deux grandes fins générales : utilité, beauté. L'action utile ne peut donner aucune valeur à la vie, étant pour elle un moyen. Comment donc faire au moyen de la vie quelque chose de plus grand qu'elle? C'est le problème moral, recherche d'une satisfaction désinté ressée. Mais, qu'on y songe, le désintéressement caractérise le sentiment esthétique ; la morale apparaîtra donc comme une sorte de beauté invisible des sentiments et des actions. Ainsi la morale qui, de par sa méthode, ne pouvait être définie qu'une vie, rentre par son objet dans la catégorie des arts, non parmi les techniques comme l'art moral rationnel, mais parmi les beaux-arts. Ces derniers, il est vrai, impliquent une technique, mais simple condition élémentaire, inférieure à l'art. Ainsi psychologie uploads/Philosophie/bergsonisme-et-morale.pdf

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